dimanche 29 juillet 2018

Poulenc: le savoureux plaisir d'écouter



Nous laisser enchanter...
L'été nous offre davantage de disponibilité. Le surcroît de lumière et de langueur ne serait-ils pas une invitation au voyage musical dont les étapes nous sont suggérées par les commentaires et les recensions éclairées d'un guide attentif comme l'est Jean Lacroix dans les chroniques qu'il nous fait parvenir avec la régularité d'un coeur battant? Nous reprenons ici la publication de ses articles dont chacun est une fenêtre ouverte sur un nouveau paysage musical: à nous de nous en approcher, de l'ouvrir et de nous laisser enchanter.
(Références du cd)

Jean Jauniaux , le 29 juillet 2018



Poulenc le brillant, l’élégant, le raffiné… 

Un CD Naxos (8.573739) de ce compositeur attachant, confié à l’orchestre irlandais RTE National Symphony dirigé par Jean-Luc Tingaud, élève de Manuel Rosenthal, en est un joyeux exemple. 
Au programme : deux suites de ballets, Les Biches et Les Animaux modèles, et sa Sinfonietta. On se souvient des interprétations de Georges Prêtre, un proche du maître, et des références qu’il a laissées dans la discographie à la tête de phalanges françaises ou anglaises. Tingaud joue la carte de la séduction, du ravissement et de la lumière. Avec Les Biches, qui date de 1923, Poulenc signait une partition pleine de jeunesse, avec des enchaînements harmoniques ciselés avec grâce. C’est la suite en cinq mouvements qui est ici proposée. Dommage que l’on n’entende pas l’intégrale en neuf parties ! Le ballet complet est en effet prévu pour des intermèdes chantés que Prêtre réussissait si bien avec le Philharmonia dans les années 1980. Avec les Animaux modèles de 1942, on entre dans le monde des fables de La Fontaine ; Poulenc transpose le lion amoureux ou les deux coqs dans l’univers des humains. Moins souvent enregistrée que celle des Biches, cette suite alterne la gravité avec le divertissement et la saveur allusive avec la sérénité. En pleine période d’occupation, Poulenc n’a pas hésité à insérer une citation de la chanson Non, non, vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine que l’on retrouve dans le Lion amoureux. La Sinfonietta de 1947 qui clôture ce CD s’inscrit dans la légèreté ; elle fait souvent penser à l’exubérance dansante de la Symphonie de Bizet. Il y a moins noble rapprochement ! 
Un programme bien fait pour un savoureux plaisir d’écoute.

Jean Lacroix, juillet 2018

Le CD: bel et bien vivant!

Il est un plaisir dont les progrès de l'internet et en particulier des éditions virtuelles menacent de nous priver: celui de se constituer une collection d'oeuvres littéraires ou musicales, bibliothèque ou sonothèque, matérialisées dans des étagères spécialement dédiées à les réunir et à nous inviter régulièrement au bonheur de les redécouvrir. Pas d'un clic de clavier, non, ou d'un effleurement d'écran de tablette, encore moins! Mais, après avoir parcouru des yeux les tranches alignées des couvertures ou des boitiers,  en saisir un, en lire la "quatrième", se laisser convaincre d'y consacrer l'heure qui vient, l'ouvrir et en commencer la lecture ou l'écoute. Jean Lacroix fait partie de ceux qui, comme nous, n'envisage pas que ces moments d'allégresse soient dépourvus de la matérialité de la page ou du disque. Pour nous en convaincre, il nous invite à la découverte d'un nouveau label...

Jean Jauniaux, 29 juillet 2018.   



On n’arrête pas de dire que le CD est agonisant et que ses jours sont comptés. 
En tout cas, le nombre de parutions ou de rééditions n’a jamais été aussi important ni le choix aussi vaste. Heureuse époque pour celui qui découvre les grandes partitions du répertoire dans un son superlatif ou qui peut aller à la découverte des grandes références du passé. 
Le label SWR bénéficie, dans ce dernier domaine, d’un catalogue particulièrement attrayant. Dans une série économique à la présentation spartiate, il propose un programme Ravel (SWR19504) et un autre consacré à Berlioz (SWR19503) par le Symphonique de Baden-Baden und Freiburg. Cette phalange, qui existe depuis 1946, a été confiée à des baguettes aussi prestigieuses que Hans Rosbaud, Ernest Bour, Michael Gielen, Sylvain Cambreling ou François-Xavier Roth. Ces chefs d’orchestre sont des figures bien connues dans notre pays. Dans le CD Berlioz, dévolu aux ouvertures, rarement jouées en concert (Waverley, Les Francs-Juges ou Rob Roy), Sylvain Cambreling, directeur musical de la Monnaie de 1981 à 1991, puis de cet ensemble de la Forêt-Noire de 1999 à 2011, insuffle aux musiciens un engagement valeureux. Il met bien en valeur l’orchestration opulente du compositeur ; ce sont des versions enregistrées entre 2000 et 2007. Pour Ravel, Ernest Bour est aux commandes (il donna de beaux concerts avec notre Orchestre National durant les deux dernières décennies du XXe siècle). Il a travaillé trente ans avec le Baden-Baden und Freiburg SO et cette fréquentation donne un Ravel fin et racé en studio, entre 1967 et 1977, dans des suites somptueuses de Daphnis et Chloé, dans un Menuet antique et un Tombeau de Couperin émouvants. Un bémol pour un Tzigane sans flamme avec Pina Carmirelli, racheté par le cycle de poèmes Shéhérazade que la soprano Arleen Auger illumine de sa sensibilité. L’Orchestre de la Radio de Stuttgart est lui aussi à l’honneur. Roger Norrington dirige sans bavure les spectaculaires Planètes de Holst, mais il lui manque ce grain de folie qu’y injectaient Boult ou un Karajan inattendu. Chez le même label, dans une autre série semi-économique, on se réjouira de redécouvrir la rigueur, la sobriété solennelle et la sonorité légendaire de l’archet de Janos Starker dans un éventail peu courant (SWR19418). Il rassemble trois partitions pour violoncelle et orchestre du XXe siècle : celle de Hindemith, sévère et méthodique (en 1971, direction Andreas von Lukacsy), la symphonie concertante de Prokofiev, ironique et dramatique (en 1975 avec Ernest Bour) et celle de Rautaavara, une luxuriante rareté dans le répertoire du virtuose (en 1978 avec Blomstedt). Retour à Hindemith, mais en tant que chef, à la tête de ce même orchestre de la Radio de Stuttgart en juin 1958 pour une 7e symphonie de Bruckner (SWR19417) qui doit beaucoup à l’influence de Wilhelm Furtwängler pour lequel Hindemith avait une grande admiration. L’auteur de Mathis der maler était un excellent défenseur de ses propres œuvres, des disques en témoignent ; on se rendra compte qu’il pouvait aussi s’investir dans les grandes fresques du maître de Linz. Dans ce superbe document sonore, remastérisé avec soin, il prend à bras-le-corps cette partition monumentale dans un tempo qui respire sans négliger l’énergie vitale. Et l’on pense à la grandeur qu’y introduisait Furtwängler…. Le clou de cette série de CD, qui recèle encore bien des trésors, est un récital de chant consacré à des musiciens contemporains de Mozart  et à leurs opéras : Holzbauer, Gluck, Reichardt, Paisiello, Righini et Cherubini. Ce festival d’airs peu fréquentés, qui date des années 1958 à 1962, a pour « vedette » le solaire Fritz Wunderlich au sommet de sa forme vocale. Cet artiste miraculeux est décédé quelques jours avant ses 36 ans d’un banal accident domestique. Quelle perte irréparable ! Le label SWR lui consacre une édition en plusieurs CD ; nous avons choisi celui-ci pour la rareté du répertoire (SWR19059). Mais tout ce qui vient de cette incomparable voix de ténor est à thésauriser. On entend avec lui les orchestres de Kaiserslautern ou de la Radio de Sarrebrück et l’on prend conscience de l’énorme travail de fond qui était alors en place en Allemagne sur le plan musical. Les partenaires de Wunderlich sont de bon niveau. Le plaisir consiste aussi à retrouver parmi eux la soprano belge Elisabeth Verlooy, dans la splendeur de ses 25 printemps ; deux ans auparavant, elle s’était vue gratifier d’un prix Mozart à Salzbourg. En bonus, un air de Scarlatti et un Ombra mai fu extrait du Serse de Haendel, à écouter à genoux . C’est un émouvant hymne à la nature, mais c’est d’abord une leçon de chant  donnée par Wunderlich!    

Jean Lacroix, juillet 2018


  

dimanche 1 juillet 2018

Sergiu Comissiona: une réédition exemplaire à sa mémoire

"Sans la musique..."
Les chroniques musicales de Jean Lacroix


Sergiu Comissiona: une réédition exemplaire à la mémoire du chef d'orchestre décédé en 2005

Si vous aimez la direction d’orchestre, vous irez sans hésiter vers un CD Vox (MCD 10044). Il salue la mémoire d’un chef de haut niveau, Sergiu Comissiona, à la tête du Symphonique de Baltimore, dans les symphonies 4 et 5 de Mendelssohn. Né en Roumanie, naturalisé israélien et américain, Comissiona (1928-2005) devait décéder d’une crise cardiaque dans une chambre d’hôtel, juste avant un concert. Il est un peu oublié aujourd’hui. Pourtant, cet élève de Constantin Silvestri - autre géant de la direction d’orchestre, à découvrir dans un fabuleux coffret de 15 CD paru chez EMI dans la série Icon il y a cinq ans - mérite cette remise en lumière entamée par Vox qui a déjà inscrit à son catalogue ses versions d’œuvres de Tchaïkowski, Kodaly ou Enesco. 
Comissiona fut lauréat du Concours de Besançon pour chefs d’orchestre en 1956, il fonda en 1960 l’Orchestre de Chambre d’Israël. A cette époque, les USA avaient le nez fin, engageant des chefs comme Szell, Dorati, Reiner ou Ormandy pour porter au plus haut leurs nombreuses phalanges. New-York, Boston ou Philadelphie tenaient le haut du pavé, mais Cleveland, Houston ou Detroit étaient aussi d’un niveau remarquable ; Baltimore le fut tout autant pendant près de quinze ans, de 1970 à 1984, sous la baguette de Comissiona, réputé pour la qualité de ses nuances virtuoses, la précision de ses timbres et l’élégance de ses interprétations. 
Après Baltimore, il fit briller le Symphonique de Houston pendant six ans ; il devint chef permanent de la Radio néerlandaise à Hilversum, puis directeur musical du New York City Opera et, enfin, de l’Orchestre de la Radio Télévision espagnole. Un parcours exemplaire, illustré, pour sa période Baltimore, par la présente réédition d’un disque paru en 1976, des prises de studio datant de juin et septembre 1974. Le report de ces versions superbes est excellent. La 4e Symphonie de Mendelssohn, l’Italienne de 1833, chante ici avec une jubilation lumineuse, elle respire avec l’ivresse joyeuse que réclame cette partition aux lignes claires. Le chef, conscient de la qualité de l’orchestration, laisse ses instrumentistes s’épanouir dans l’Allegro vivace initial, pris largement, puis dans un Andante con moto rêveur. On est ensuite happé par le rythme insufflé aux deux derniers mouvements, le Saltarello final s’achevant dans l’euphorie. La 5e symphonie, la « Réformation », éditée plus de vingt ans après le décès de Mendelssohn qui n’en était pas satisfait, aurait dû célébrer les 300 ans de la Confession d’Augsbourg en 1830. Le compositeur prit du retard dans son travail et l’œuvre ne fut pas prête à temps. Solennelle, elle fait la part belle à une orchestration grave et cuivrée, qui trouve en Comissiona un défenseur de premier ordre. Sa vision grandiose met en valeur les qualités de discipline qu’on lui attribuait. Il dirige avec fougue et enthousiasme. Ce feu rejaillit sur un orchestre galvanisé par une force ascendante qui se développe et conclut la symphonie sous la forme d’une apothéose. Si ces deux versions participaient à une écoute en aveugle, ne créeraient-elles pas une étonnante surprise ?  

Jean Lacroix



Le pianiste israélien Boris Giltburg


"Sans la musique..."
Suite des chroniques musicales de Jean Lacroix



Premier lauréat du Concours Reine Elisabeth en 2013, le pianiste israélien Boris Giltburg, né en 1984, poursuit une belle carrière. Il était déjà titulaire de nombreuses récompenses quand il a remporté la palme. On compte à son actif plusieurs CD dans le catalogue Naxos : des pièces pour piano de Schumann (un sidérant Carnaval), les sonates 8, 21 et 32 de Beethoven, les concertos 1 et 2 de Chostakovitch, qui lui valurent un Diapason d’or. Rachmaninov ne pouvait le laisser indifférent : il s’est attelé aux Etudes-tableaux et aux Moments musicaux (CD du mois de la revue anglaise Gramophone en 2016), puis au Concerto pour piano n° 2, qu’il a servi avec brio. C’est au troisième des concertos du compositeur russe qu’il consacre un nouvel enregistrement (Naxos 8.573630). Ce tube de la littérature pianistique est un défi pour chaque interprète. On ne compte plus les gravures célèbres, depuis celle, légendaire, du compositeur lui-même, jusqu’à celles de Wild, Janis ou Horowitz parmi les anciens, d’Andsness ou de Volodos pour de plus récents. Au milieu de ce gratin de la spécialité, il faut faire entendre sa voix (ou plutôt ses doigts) d’une manière originale ou hautement novatrice. Boris Giltburg semble avoir réussi le pari. Sa version ne rejoindra pas la masse des oubliés ; elle va s’inscrire dans la ligne des partisans d’une virtuosité poétique et d’une introspection réfléchie. On s’en convainc dès l’Allegro ma non tanto initial, qui bénéficie d’un tempo large, ce qui permet à Giltburg de faire chanter son clavier d’une manière narrative magnifiée jusqu’à l’irrésistible cadence, très maîtrisée, et vers la conclusion qui prépare un second mouvement plein de tendresse et de sentiments feutrés. Le Finale va droit devant lui ; il s’achève avec grandeur sans sombrer dans le spectaculaire. Placé sous la direction du Mexicain Carlos Miguel Prieto, le Royal Scottish National Orchestra, laisse le jeu de Giltburg se déployer, avec une réelle complicité. Certains considéreront que cette version connaît des lenteurs qui lui font perdre un certain dynamisme ou que, parfois, le pianiste se perd dans une forme de contemplation. Ce ne sera pas notre avis. Giltburg a une conception lyrique de la partition, et il la défend. La version « spectaculaire » en public de Volodos/Berlin/Levine, en juin 1999, portée aux nues par beaucoup (nous en faisons partie) prenait elle aussi l’option de l’amplitude, il faut le rappeler, mais utilisait l’autre voie, celle du grand panache. Ne reprochons pas à Giltburg le versant de la poésie, qu’il assume si bien ! En complément de programme, il joue les Variations sur un thème de Corelli, qui datent de 1931. Elles procurent une petite vingtaine de minutes distinguées au cours desquelles l’équilibre de la forme le dispute à la souplesse du propos. Giltburg confirme par son approche qu’en ce qui le concerne, Rachmaninov est bien autre chose qu’un faire-valoir.

Jean Lacroix

Les concertos pour violon de Sibelius (1865-1957) et de Rautavaara (1928-2016)

"Sans la musique..." 
Les chroniques de Jean Lacroix


Le couplage des concertos pour violon de Sibelius (1865-1957) et de Rautavaara (1928-2016) est certes inhabituel, mais il est logique (Alpha 357). Non seulement parce qu’il s’agit de deux musiciens finlandais de première importance, mais aussi en raison de l’aval artistique accordé par Sibelius à son cadet en 1955, lorsque le compositeur d’En Saga décida l’attribution d’une bourse à ce jeune artiste, dont le talent s’amplifiait. Des études à la Juilliard School de New York allaient suivre pour Einojuhani Rautavaara, âgé alors de 27 ans. Son concerto pour violon devait voir le jour deux décennies plus tard, en 1977. Le musicien était devenu une figure centrale de la musique de notre temps lorsqu’il retourna, pour la première fois depuis ses études, dans l’animation des rues de Manhattan qui l’inspirèrent pour plusieurs de ses partitions. Comme l’explique l’instructive notice du livret, Rautavaara a construit ici deux mouvements de durée presque égale, qui répondent chacun à un schéma exposition - lent - scherzo et finale, mouvements dans lesquels le violon trace un chemin d’une portée lyrique intense qui accroche l’auditeur du début à la fin. Avec les bois ou les cuivres (le cor en particulier), le violon dialogue en osmose. L’orchestre tisse pour lui un tapis qui subjugue par sa subtilité, mais aussi par le rythme qui s’impose au fur et à mesure, dans un échange brillant entre l’instrument et un orchestre des plus passionnés. Tobias Feldmann, âgé de 27 ans, qui fut le quatrième lauréat du Concours Reine Elisabeth 2015, livre une vision parfaitement contrôlée ; il installe un climat ardent qui parcourt cette œuvre splendide que l’on souhaiterait voir programmée dans nos concerts. Dans le concerto de Sibelius, le soliste, conscient de la forte concurrence discographique à laquelle il doit faire face, prend la partition à bras le corps dans un geste ample, avec une sonorité lumineuse, riche et franche qui rend justice à une musique à la fois sensuelle et éthérée. Les moments d’émotion, de retenue et de poésie sont nombreux, et l’on se prend souvent à rêver à de vastes paysages intérieurs.Voilà un disque cohérent et intelligent, d’autant plus que l’Orchestre Philharmonique de Liège, qui ne cesse de démontrer ses qualités, est dirigé par Jean-Jacques Kantorow. Lui-même violoniste, il sait offrir à Feldmann l’accompagnement adéquat. Un beau CD de violon, pour un enregistrement d’avril 2017, effectué en cité ardente, dans la superbe salle du boulevard Piercot.

Jean Lacroix