lundi 22 juillet 2019

Copland et Chavez, deux visages de la musique symphonique panaméricaine

L’Américain Aaron Copland (1900-1990) et le Mexicain Carlos Chavez (1899-1978) sont deux figures majeures de la musique panaméricaine. Tous deux ont insufflé à leurs oeuvres un langage au profil national, tout en adoptant dans leur créativité un mode d’expression qui relève de l’universel. Ces créateurs éprouvaient le plus grand respect l’un pour l’autre, comme en témoigne l’importante correspondance échangée. Copland dirigeait aux Etats-Unis les partitions de Chavez qui lui rendait la pareille en permettant au public mexicain de découvrir les œuvres de son ami. Un CD Linn (CKD 604) les réunit dans deux compositions que l’on peut considérer comme les plus emblématiques de leur production respective : la Symphonie n° 3 pour Copland et la Symphonie n° 2 « Sinfonia India » pour Chavez.
Au cours des années 1940, plusieurs amis de Copland, qui avait déjà derrière lui une impressionnante série de succès et avait rencontré un triomphe avec les ballets Appalachian Spring et Rodeo, le pressèrent de composer une partition symphonique de grande ampleur. L’opportunité vint d’une commande de la Fondation Koussevitzky qui suscita l’écriture de sa Symphonie n° 3 en 1943. Copland l’acheva en septembre 1946. La création fut donnée le 18 octobre de la même année par l’Orchestre symphonique de Boston sous la direction de Serge Koussevitzky qui déclara à cette occasion qu’il s’agissait de la symphonie américaine la plus importante écrite jusqu’alors.
Le livret, exclusivement en anglais, nous apprend que Copland a laissé des notes au sujet de son œuvre, dans lesquelles il précise qu’elle ne contient pas de références populaires ou folkloriques, et que des réminiscences avec le jazz ou un matériel traditionnel sont de pures coïncidences. Il ajoute qu’il a utilisé sa propre musique, celle de la Fanfare for the Common Man, composée en 1942 pour cuivres et percussions (elle s’inspire du jazz et du folklore), en l’élargissant d’une manière progressive dans le dernier mouvement, Molto deliberato. « Après tout, dit-il, il s’agit d’une partition de guerre ou, plus précisément, d’une œuvre de la fin de la guerre. C’est un projet ambitieux, qui peut être comparé à ceux de Mahler ou de Chostakovitch et, par moments, à Prokofiev, en particulier dans le second mouvement. » Copland était en effet un admirateur de Mahler, sa musique montre cette nette influence dans le côté grandiose de l’orchestration. Par ailleurs, tout auditeur un peu informé saisira à la simple écoute à quel point la Symphonie n° 5 de Chostakovitch de 1937 et sa dimension tragique sont au cœur même des idées de l’Américain, comme un hommage à celui qui semblait avoir eu la prémonition des souffrances que les peuples allaient bientôt endurer de façon si cruelle.
La Symphonie n° 3 de Copland est considérée comme sa partition la plus révélatrice. Elle contient des éléments qui forment une synthèse de ses penchants musicaux : la touche populaire avec une tendance abstraite, le rappel de mélodies typiquement américaines, mais aussi d’hymnes religieux et de danses country. Cela donne un univers plein de force, de vigueur, de rythmes, de vives couleurs, avec une forte dramatisation qui tend parfois au spectaculaire, surtout lorsque les inflexions de la Fanfare dominent le discours.
Pour diriger une telle somme d’idées musicales, il faut des interprètes solides. Par le passé, la référence de Léonard Bernstein, ami fidèle de Copland, se distinguait par l’enthousiasme avec lequel il reproduisait la science orchestrale qui caractérise cette musique foisonnante. Copland lui-même la dirigea à quatre reprises sur disque, dans un style plus intériorisé. Mais c’est Antal Dorati, à la tête de l’Orchestre symphonique de Minneapolis, qui en traduisit le mieux les lignes de force en 1953, version que l’on trouve dans le troisième gros coffret consacré à l’aventure « Mercury Living Presence », paru en 2015.
Dans l’enregistrement qui nous occupe, effectué en public en Pologne, en juillet 2018, au Krzystof Penderecki European Centre for Music de Luslawice, c’est le charismatique chef mexicain Carlos Miguel Prieto qui dirige avec un mélange de fougue et de retenue l’Orchestra of The Americas, dont le conseiller artistique est Placido Domingo. Cette phalange panaméricaine regroupe des musiciens de moins de 30 ans issus de 25 régions de l’hémisphère occidental. Une vision convaincante, enflammée.
En complément de programme, la Sinfonia india de Chavez, en un seul mouvement qui ne dure qu’un peu plus de onze minutes, nous entraîne dans un univers coloré des plus spectaculaires. Ecrite à New York à la fin de 1935, elle a été créée l’année suivante par Chavez lui-même à la tête du CBS Orchestra, avant que le compositeur ne la fasse découvrir à ses compatriotes avec l’Orchestre symphonique de Mexico le 31 juillet 1936. Cette folle partition, d’une complexité rythmique endiablée, est typique de Chavez et de la culture indigène de son pays. Elle utilise des mélodies d’Indiens du Mexique, issues de trois groupes ethniques : les Seri et les Yaquis, de la région de Sonora, dans le Nord, et les Huichol de Nayarit, qui vivent dans la Sierra Madre occidentale. Chavez a intégré dans sa partition des instruments originaux, souvent indisponibles dans les orchestres symphoniques qui leur substituent des percussions comme les timbales, les cymbales, les xylophones, les tambours ou les claves (que l’on trouve notamment chez Steve Reich). L’impact de ce morceau tellurique est énorme, car il procède par paliers avec un matériel emphatique de plus en plus riche, dans un fourmillement de sonorités et à travers une mosaïque multicolore qui conclut l’œuvre dans un climax orgiaque. Léonard Bernstein en a laissé une version délirante en 1962 avec le Philharmonique de New York. Carlos Miguel Prieto et l’Orchestra of the Americas s’inscrivent dans cette même ligne, avec une superbe progression qui se termine en apothéose. Il manque seulement le grain d’absolue folie que le compositeur injecta lui-même à sa Sinfonia india dans un mythique CD Everest de 1996, où, à la tête du Stadium Symphony Orchestra de New York, Chavez emportait tout sur son passage dévastateur. Cet enregistrement étant d’accès difficile, le CD Linn remplit très bien sa mission en nous offrant deux symphonies panaméricaines idiomatiques qui sont ici magnifiées avec explosivité.

Jean Lacroix





Liszt en Italie : Années de pèlerinage par Francesco Piemontesi

Lien vers le CD DVD
Il aura fallu attendre un peu plus d’un an la parution chez Orfeo (C 982 191) du deuxième volet des Années de pèlerinage de Liszt dans la version du pianiste Francesco Piemontesi, qui fut troisième lauréat du Concours Reine Elisabeth en 2007. Cela en valait la peine. Après la Suisse, dont nous avons souligné en son temps les grandes qualités de raffinement, d’expressivité et de concentration, c’est l’Italie qui occupe le programme. Nous retrouvons les caractéristiques de cet artiste aux accents habités, sans afféterie, qui nous offre une vision de son pays (il est né à Locarno en 1983) telle que Liszt l’a senti et intégré après l’avoir parcouru. Les sept pièces qui composent ce cycle sont des réminiscences des séjours effectués en compagnie de Marie d’Agoult entre 1837 et 1839, au cours desquels Liszt est fortement marqué par cette terre des lettres et des arts. La composition va s’étendre sur plus d’une vingtaine d’années, jusqu’en 1861, date de l’édition définitive. Nous n’avons pas ici l’intégralité de cette deuxième année, les trois pièces Venezia e Napoli qui font office de supplément ne sont pas présentes, remplacées en complément par la Légende n° 1 : St François d’Assise. La prédication aux oiseaux (la Légende n° 2 était en ouverture du CD consacré à la Suisse). Le minutage aurait permis d’intégrer les trois pièces en question, mais ce choix d’éditeur est sans doute reporté au troisième volet qui devrait clôturer ce monument de l’esthétique lisztienne.
Fasciné, le compositeur découvre Venise, Florence, Milan, Rome, les peintres Fra Angelico, Le Titien, Raphaël, dont un tableau lui inspirera Sposalizio, ou encore Michel-Ange qui influencera Il Penseroso à travers sa statue de Julien de Médicis. La littérature le subjugue. C’est à Pétrarque qu’il emprunte l’exaltation des trois Sonnets 47, 104 et 123 et de leurs élans amoureux. Comme les beaux-arts, la poésie est au cœur de ce qui n’est pas seulement une combinaison de notes et de sons, mais une œuvre que l’on peut considérer comme rassembleuse, comme représentative d’un art total. Le dernier morceau, le plus long, Après une lecture du Dante regroupe deux géants de la poésie. Dans les années 1830, Liszt lit régulièrement La Divine Comédie avec Marie d’Agoult. C’est l’Inferno qui le retient, il va traduire en musique les impressions éprouvées face aux souffrances qui y sont dépeintes dans un mouvement grandiose, puissant, très orchestral, qui tient de la sonate et de la fantaisie, les termes accolés au titre, « fantasia quasi sonata », dévoilant bien ses intentions. L’autre géant, c’est Victor Hugo, car le titre est emprunté au vingt-septième poème du recueil Les Voix intérieures, daté du 6 août 1836. On notera la légère erreur commise par Liszt qui parle d’une lecture « du » Dante alors que Hugo parle « de » Dante.
Si l’on voulait jouer au jeu de la comparaison avec une intégrale récente qui date de 2011, celle de Bertrand Chamayou, on constaterait avant tout une nette différence de climat. Le Français use la plupart du temps de tempos légers, voire rapides, alors que Piemontesi prend le parti de creuser le son, de laisser s’épanouir le recueillement, la contemplation, l’introspection. Il privilégie la pudeur et l’élévation spirituelle, donnant à ces pages une exaltation artistique et une densité lyrique qui combinent la confidence à la largeur du propos. C’est beau, c’est surtout prenant. Et cela n’empêche en rien les emportements virtuoses ni la force déployée dans la vision dantesque. La même tendance contemplative apparaît dans la Légende de St François d’Assise placée en conclusion du cycle. Cette pièce des Fioretti des environs de 1863 évoque les chants d’oiseaux dans un mysticisme subtil, que Piemontesi joue avec simplicité et humilité, rendant un hommage presque céleste à la figure du saint.
Comme cela avait été le cas pour le CD consacré à la Suisse, le label Orfeo joint un DVD qui reprend les séquences italiennes des Années de pèlerinage jouées au piano, mais pas la Légende. On comprend d’autant mieux la démarche artistique de Piemontesi en le voyant s’investir dans ce concert en quelque sorte privé et lorsqu’il détaille ce qu’il veut exprimer dans le vaste morceau consacré à Dante. Mais le bât blesse, hélas, dans la réalisation de ce film documentaire, qui n’est plus confié à Bruno Monsaingeon cette fois, mais à Roberta Pedrini, qui se borne à montrer de l’Italie de courtes et banales vignettes touristiques. On trouve aussi dans ce DVD une séquence au cours de laquelle Piemontesi s’entretient avec un musicologue italien autour des sonnets de Pétrarque et des amours de Liszt. C’est intéressant, mais c’est un monologue : le pianiste, assis sagement, écoute avec respect. On aurait préféré qu’il nous parle de son sentiment intérieur face au poète. Les autres séquences : la déclamation des vers de Pétrarque entre chaque pièce jouée du cycle, la causerie avec le musicologue ou l’explication de Piemontesi autour de Dante, face au piano, sont traduites en anglais seulement. Avec Monsaingeon, on avait droit aussi à des sous-titres en français.
Ces réserves émises, précisons que le CD, enregistré à Lugano en décembre 2017, est une vision moderne de haut niveau qui donnera aux mélomanes des moments de bonheur intense et qui rend justice à l’esprit de Liszt. Nous attendons avec impatience le troisième volet de ces Années de pèlerinage et, notamment, les ruissellements des Jeux d’eau de la Villa d’Este. Avec, espérons-le, un DVD à la hauteur de l’entreprise et de l’interprète.

Jean Lacroix



Magdalena Kozena dans « Le Jardin des Soupirs »

Lien vers CD 
A l’occasion de son premier CD pour le label Pentatone (PTC 5186  725), on salue le retour de la gracieuse et délicate Magdalena Kozena dans le répertoire de la musique baroque, un monde raffiné dans lequel son expressivité et sa sincérité vocale ont déjà fait merveille par le passé. Née à Brno en 1973, cette mezzo-soprano « au timbre de lait et de miel », comme le soulignent maints critiques, est, rappelons-le, l’épouse du chef d’orchestre Simon Rattle et compte à son actif des opéras de Monteverdi, Haendel, Gluck, Mozart, Bizet, Debussy ou Janacek, mais aussi des partitions qui vont de Vivaldi à Mahler ou Cole Porter. De nombreux récitals font partie de sa discographie où sa science du chant accompagne la grâce et le charme, avec parfois, diront certaines mauvaises langues, des effets sentimentaux qui se traduisent en alanguissements malvenus. Ces reproches mesquins, que nous ne partageons pas, sont balayés par ce nouvel enregistrement, centré sur des cantates profanes de Marcello, Vinci, Gasparini, Leo et Haendel. On se souvient qu’il y a une vingtaine d’années, Magdalena Kozena signait un superbe album dédié au Haendel romain sous la direction magistrale de Marc Minkowski. Depuis lors, quel que soit le répertoire abordé, on ne peut que constater que cette voix à la fois sensuelle et aux couleurs splendides se déploie toujours avec une grande fraîcheur dans les registres aigus ou plus graves. Ce n’est pas un mince compliment.
Dans une notice du livret, Vaclav Luks, qui dirige ici le fervent Collegium 1704, explique que le jardin symbolise depuis des temps immémoriaux le lieu de la paix et de l’harmonie. Le présent projet s’est construit dès 2015 autour d’airs évoquant les destins heureux ou tragiques d’héroïnes anciennes, un peu à la manière d’un labyrinthe des émotions humaines dans lequel l’abandon ou la mort seraient en miroir avec le bonheur de l’amour et les beautés de la nature. Si Haendel est présent avec la courte Sinfonia d’Agrippina, puis avec la cantate de jeunesse Qual ti riveggio, oh Dio, drame sentimental au langage harmonique complexe écrit à Rome en 1707, les compositeurs italiens sont prioritaires à travers un voyage dans la péninsule. Benedetto Marcello (1686-1739) est à Venise pour le bijou qu’est son Arianna abbandonata entre style déclamatoire et progressions harmonieuses, Leonardo Leo (1694-1744) est à Naples pour Angelica e Medoro dont la simplicité de la ligne vocale bénéficie d’un traitement subtil de l’écriture instrumentale, en fines touches qui évoquent la nature. Dans un bref extrait de son oratorio Atalia, créé à Venise en 1696, Francesco Gasparini (1661-1727) se penche sur les tourments psychologiques de son héroïne et le potentiel dramatique qui en découle. Une Sinfonia de Leonardo Vinci (1690-1730, à ne pas confondre avec le peintre de La Joconde), tirée de Maria dolorata qui date des environs de 1723, complète le programme. Ce compositeur mourut à l’âge de quarante ans. Grand amateur de femmes, il aurait été empoisonné par un rival jaloux.
Ce CD est un ravissement vocal et instrumental, l’esprit d’équipe y est palpable. C’est à Prague, dans l’église Sainte Anne, que l’enregistrement a été effectué du 21 au 26 septembre 2018. Il ajoute une pierre blanche à la discographie de Magdalena Kozena dont les inflexions de la voix, d’une beauté pure, le disputent à l’aisance avec laquelle elle vocalise et à l’investissement émotionnel qu’elle accompagne d’une subtile finesse d’accents. Du grand art, auquel répond celui du Collegium 1704, ensemble tchèque d’une parfaite homogénéité fondé en 1991 par le claveciniste Vaclav Luks, qui le conduit avec noblesse et distinction. Une autre pierre blanche, qui, ajoutée à celle que nous accordons à la cantatrice, illumine ce splendide « jardin des soupirs » du plus bel éclat.


       Jean Lacroix    

Le pianiste Denis Kozhukhin réunit des miniatures de Grieg et de Mendelssohn

Lien vers le CD
Les lauréats du Concours Reine Elisabeth se rappellent souvent à notre bon souvenir. C’est le cas du Russe Denis Kozhukhin, qui l’emporta en 2010, quatre ans après avoir gagné le Concours international de Leeds. Né à Gorki en 1986, c’est en Espagne, à l’Ecole supérieure de Musique Reine-Sophie de Madrid qu’il étudia, notamment avec Dmitri Bachkirov. Ce fut ensuite l’Académie Internationale de piano de Côme, où il retrouva Bachkirov, mais eut aussi pour professeurs des personnalités comme Peter Frankl, Boris Berman ou Andreas Staier. Sa discographie est riche d’enregistrements des concertos de Gershwin, Grieg, Ravel ou Tchaïkowski ou de pièces de Brahms, tous parus sous le label Pentatone. Ce même éditeur nous fait entrer aujourd’hui (PTC 5186 734) dans un monde où la poésie domine, à travers la réunion d’extraits des Lieder ohne Worte de Mendelssohn et des Pièces lyriques de Grieg. 
Les Romances sans paroles de Mendelssohn comportent plusieurs cahiers, huit au total, dont la composition s’étale de 1830 à 1845 pour les six premiers, les ultimes cahiers étant des pages retrouvées dans les papiers du musicien et publiées après son décès en 1847. Cette cinquantaine de pièces brèves sont pour la plupart dédiées à des dames de la haute société, mais aussi à Clara Schumann. Il semble que ce soit la sœur chérie de Mendelssohn, Fanny, qui devait mourir peu de temps avant lui, qui ait donné ce nom de Romances sans paroles à ces pièces de son frère, qui utilisa l’appellation dans une lettre de la fin de 1830. Caractéristiques du piano romantique, ces œuvres sont évocatrices d’un goût stylé, d’un lyrisme qui chante, d’une délicatesse infinie. Ces feuillets d’album écrits au fil de la vie quotidienne de ce musicien de génie peuvent être considérés comme un recueil d’états d’âme, un journal d’instantanés, d’une grande liberté d’expression, toujours originaux, toujours inspirés, toujours de forme simple et lumineuse. Daniel Barenboïm en a gravé une intégrale célèbre. Pour le présent CD, Kozhukhin a choisi douze morceaux tirés de plusieurs cahiers qui montrent l’unité de style tout autant que la qualité créative. Le choix est équilibré, car l’artiste nous transporte dans un univers varié qui couvre la plupart des sentiments humains, liés à des découvertes personnelles au cours de voyages, face à la nature ou après des émotions sensibles. Les contrastes entre ces pièces permettent les envolées comme l’intimisme, la passion comme les confidences.

Pour compléter ce programme enchanteur, Kozhukhin a choisi d’adjoindre quatorze extraits des Pièces lyriques de Grieg, un ensemble de dix cahiers composés sur une trentaine d’années, entre 1867 et la fin des années 1890. La parenté est évidente avec Mendelssohn. Tout aussi brèves, les compositions du Norvégien recherchent la vérité et la simplicité des élans, dans une atmosphère spontanée, dont le panache n’est pas exclu mais magnifié. On est frappé par l’élégance de l’inspiration et par cette sorte de subtilité harmonique qui fait penser aux prémices de ce que Debussy écrira, l’impressionnisme est à portée de doigts. Le choix, tiré de sept cahiers, est tout aussi judicieux que pour les Romances. Il montre à quel point Grieg savait se servir du piano comme d’un confident, lui aussi, mais n’hésitait pas à dépeindre des danses, des scènes de la vie quotidienne (le brillant Jour de noces à Troldhaugen qui conclut le disque), des évocations panthéistes de la nature ou du folklore national. Le lien le plus direct avec Mendelssohn réside dans la spontanéité du propos, comme dans les couleurs, toujours dosées et chaudes. Nous aimons beaucoup l’intégrale de Hakon Austbö gravée en 2001, mais il existe maintes sélections, souvent réussies, comme celle d’Emile Gilels, devenue mythique. Avec Kozhukhin, rien n’est oublié, ni la pureté, ni la mélancolie, ni le charme, ni la vibration, ni surtout le sens de la narration qui se déploie dans chacune des pièces avec un naturel désarmant. Assurément, un très beau CD de piano, dont la prise de son chaleureuse date de novembre 2018, à Hilversum, au Musiekcentrum van de Omroep. Il nous fait regretter que Kozhukhin n’ait pas fait le choix de s’atteler aux intégrales de ce deux massifs majeurs de l’art du piano. Peut-on rêver qu’il y pense un jour ?

Jean Lacroix