vendredi 25 octobre 2019

Directeurs musicaux à l’OPRL : Arming et Madaras, l’ancien et le nouveau


Après huit saisons passées à la tête de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, le directeur musical, l’Autrichien Christian Arming, a quitté son poste en juin de cette année pour céder la place à son successeur, le Hongrois Gergely Madaras. Arming laisse le souvenir d’un chef qui a permis à l’excellente phalange de la Principauté d’élargir son répertoire, notamment dans le domaine germanique. Sa personnalité, ouverte et exigeante à la fois, a su créer une atmosphère de travail sereine et d’un haut niveau, dont la trace se retrouve dans les témoignages discographiques publiés pendant son mandat. Il reviendra comme chef invité dès la saison qui commence. En guise d’au revoir, il laisse un dernier CD, qui paraît sous le label Fuga Libera (FUG 752), un CD qui est un feu d’artifice pour Jean-Luc Votano, éblouissant clarinette solo de l’OPRL. Né en 1982 à Charleroi, Votano fait partie de la formation liégeoise depuis l’âge de vingt ans. Il est aussi professeur à l’IMEP de Namur. Ce virtuose, qui a remporté plusieurs concours internationaux, a inscrit à son répertoire de nombreux concertos pour son instrument ; il pratique la musique de chambre avec des personnalités comme Martha Argerich, Nicolas Angelich, Sophie Karthäuser ou Jodie Devos et avec des quatuors à cordes. Il compte à son actif plusieurs disques au programme desquels figurent des classiques ou des compositeurs de notre temps. Il a créé plusieurs œuvres écrites à son intention.
Ce CD fait la part belle à la musique du XXe siècle (Hartmann et Lindberg), mais aussi à une partition récente de Johan Farjot, dont la genèse s’est étalée sur quatre années, de 2014 à 2018 ; Fantasme - Cercles de Mana est écrit pour clarinette, alto, violoncelle et orchestre. Né en 1975, Farjot, pianiste, compositeur et professeur français, a suivi au Conservatoire de Paris les cours de Michaël Levinas, Thierry Escaich, Claire Levacher ou Zsolt Nagy. Au Conservatoire de Lyon, il a étudié la musique de chambre. Il s’est produit comme soliste dans de multiples festivals et a été à la tête de maintes formations : le Philharmonique de Monte-Carlo, le Capitole de Toulouse, l’Orchestre d’Auvergne… L’œuvre présentée ici, une création mondiale au disque avant les salles de concerts, est une commande de la société Buffet Crampon, spécialisée dans le secteur de la fabrication des instruments de musique, et de l’OPRL. Farjot en explique le sens dans la notice qu’il signe lui-même : « Le mana est un concept polynésien désignant la puissance spirituelle et magique contenue dans toute chose, véhiculée par les esprits, et dont l’une des fonctions est de rassembler le groupe social. Fantasme, pièce orchestrale et concertante commencée en août 2014, veut signifier les nouvelles aspirations qui meuvent chaque individu, mais qui s’unifient par désir mimétique (au sens girardien du terme), dans les errances de la multitude moderne. Ces cercles qui nous unissent dans notre individualisme sont notre nouveau mana. » Il ajoutera plus loin : « [Cette partition] est aussi le résultat d’un fantasme, celui d’être compositeur et de chanter ses secrets tout en les dissimulant dans le mystère des sons. » Cette pièce à la portée réflexive et philosophique dure un peu plus de onze minutes et est jouée d’un seul tenant. D’une grande expressivité, elle utilise les trois instruments concertants de façon prismique, l’interface entre eux se situant à la fois dans les rapports avec l’orchestre auquel ils s’affrontent tour à tour, mais aussi dans leurs interférences. Conçue comme un hommage à Debussy, la partition correspond bien à ce qu’en dit son créateur, dans un élan plein de tensions et de couleurs éloquentes. Les trois solistes (Votano a pour partenaires l’altiste Arnaud Thorette et le violoncelliste Antoine Pierlot) et l’orchestre en soulignent à merveille la riche complexité.
Ce CD Fuga Libera s’ouvre par le Concerto pour clarinette de Magnus Lindberg, né à Helsinki en 1958, un compositeur parmi les plus originaux de notre époque, qui a étudié avec Rautavaara et Heininen dans son pays natal avant d’aller se perfectionner à Sienne auprès de Donatoni et à Darmstadt avec Ferneyhough. Il s’agit d’une commande conjointe de la Radio finlandaise, de l’Orchestre Philharmonique Royal de Stockholm, de la Fondation de la salle philharmonique de la même ville et de Radio France. Elle date de 2001-2002 et a été créée par le Finlandais Karl Kriiku. Jean-Luc Votano en a assuré la première japonaise en 2009. Conçue pour un orchestre dans lequel évolue une très importante percussion, elle se caractérise par un lyrisme intense qui évoque d’abord les majestueux espaces finnois, avant de se lancer dans des parties virtuoses très techniques et très exigeantes pour l’interprète. Jean-Luc Votano, dont on admire autant la maîtrise que la subtilité, a écrit lui-même une cadence en regroupant des thèmes de la partition et des citations. Comme le souligne la notice, le style proche du jazz et de la musique de film de la dernière partie aboutit à « une longue note tenue dans l’aigu, suivie de deux descentes du soliste sur un accord pianissimo de l’orchestre ». Ce concerto est désormais un classique de l’instrument. Soutenu par un orchestre engagé, Votano s’inscrit comme référence dans la discographie.

Le Kammerkonzert pour clarinette, quatuor à cordes et orchestre à cordes de Karl-Amadeus Hartmann complète le programme. Né et mort à Munich (1905-1963), encouragé par le découvreur qu’était Hermann Scherchen, Hartmann a fait partie de ces compositeurs qui furent hostiles à la politique nazie. Il vécut caché pendant plus de dix ans pendant cette période tragique et se consacra dans l’ombre à l’écriture. Il fit la connaissance d’Anton Webern, ce qui le conduira après la guerre vers le dodécaphonisme. La partition, dédiée à Zoltan Kodály, a été composée entre 1930 et 1935. Ici aussi, la clarinette est sollicitée au plus haut degré, tant dans des registres rapides que dans des épisodes que l’on pourrait qualifier d’étirés au sens noble du terme ou dans des allusions de danses populaires ou des variations emportées. L’interaction avec le quatuor apporte sa part d’originalité à cette partition découpée en huit mouvements. La comparaison de la clarinette avec le chant d’un oiseau, que suggère la notice d’Eric Mairlot, est tout à fait justifiée. Votano s’y livre avec une chaude séduction, avant que cette page rhapsodique de toute beauté s’achève par un jaillissement qui se conclut dans une atmosphère de sérénité.
Tout au long de ce CD bienvenu quant à son programme qui sort des sentiers battus, Christian Arming et l’OPRL font une fois encore la preuve de leurs qualités intrinsèques communes en termes d’équilibre et d’investissement. C’est en tout cas un hommage magistral rendu à une collaboration féconde de plusieurs années.

La direction musicale de l’OPRL a donc été confiée au Hongrois Gergely Madaras, né à Budapest en 1984, où il a étudié la flûte à l’Académie Liszt. La direction d’orchestre, il l’apprend à l’Université de Musique et d’Arts du Spectacle de Vienne. Il a été à la tête de dizaines de formations dans plusieurs pays, y compris dans le domaine lyrique. Il s’est fait remarquer au 52e Festival International des Jeunes Chefs de Besançon, où il avait obtenu le Prix Arte Live Web, mais aussi par le fait qu’il a été l’assistant de Pierre Boulez à l’occasion de trois éditions du Festival de Lucerne. Il a collaboré avec Peter Eötvös et George Benjamin et a suivi des masterclasses avec Davis, Janssons, Zinman, Rattle ou Boulez. Attiré par la musique de notre temps, il a donné en première mondiale une cinquantaine d’œuvres. En 2013, il était nommé à la direction de l’Orchestre Dijon Bourgogne ; l’année suivante, il était chef principal du Savaria Symphony Orchestra, dans sa Hongrie natale. Fort d’une expérience déjà bien concrète et variée, Madaras se révèle comme l’une des personnalités les plus attachantes de la nouvelle génération de chefs d’orchestre.
Le passage de flambeau entre Arming et Madaras se fait avec brio par l’enregistrement d’un CD Cyprès (CYP4656) intitulé « Fin de nuit » consacré à Philippe Boesmans ; il s’agit de trois commandes de la phalange liégeoise au compositeur. La première date de 1979, c’est le Concerto pour violon et orchestre, créé l’année suivante dans le cadre du millénaire de la Ville de Liège par le dédicataire, Richard Piéta, alors concertmeister de l’OPRL dirigé par Pierre Bartholomée. Il parut sous étiquette Ricercar en 1982 et fut récompensé par le Prix Charles Cros ; cette version a été rééditée par Cyprès (CYP7604). La partition, profondément lyrique et virtuose, est publiée aujourd’hui dans une nouvelle version de son auteur. Dans le livret, est citée une remarque de Boesmans lors de l’enregistrement effectué en mars 2019 : « Ces notes, il y a tellement de notes, comment ai-je pu en écrire autant ? Il faut comprendre : c’était l’époque qui voulait ça. » Oui, mais ces notes, elles nous envoûtent, qu’il s’agisse des passages au cours desquels le soliste semble s’abandonner à une rêverie nostalgique, dans un univers mystérieux et ludique à la fois, ou de ceux que traversent des éclairs de traits ou des véhémences colorées qui exigent de l’interprète un vrai sens du dialogue. Il faut savoir que l’orchestre bénéficie d’une disposition particulière : deux petits ensembles d’instruments dialoguent avec le violoniste et la grande formation à partir des coulisses, ajoutant à l’atmosphère générale un impact intime qui interpelle. Boesmans a conçu cette partition attachante comme un hommage à la fastueuse Ecole liégeoise du violon, mais dans un langage moderne qui, s’il évoque en filigrane le XIXe siècle, est construit dans un espace sonore où la dissonance épouse avec finesse le discours musical. C’est encore un concertmeister de l’OPRL, Georges Tudorache, également premier concertmeister invité de l’Orchestre symphonique de Londres, qui se lance dans cette aventure captivante avec une maîtrise consommée et un sens très précis des nuances.

Le programme est complété par Fin de nuit, récente commande de l’OPRL à Boesmans, créée à Liège le 28 février dernier. Cette œuvre pour piano et orchestre est interprétée par son dédicataire, le Français David Kadouch, né à Nice en 1985, dont on trouve sous d’autres étiquettes des disques consacrés notamment à Beethoven, Chostakovitch, Moussorgsky, Franck… Il s’agit d’un diptyque né pendant les répétitions de Pinocchio, vu il n’y a pas si longtemps à la Monnaie. Le premier mouvement, « Dernier rêve » ne dure que sept minutes et est destiné exclusivement à l’orchestre. Dans la notice, Camille De Rijck précise qu’il « incarne les derniers soubresauts d’un bon sommeil […] Pour le pianiste, l’enjeu sera d’attendre un peu - sur scène ou dans les coulisses - que le protagoniste se réveille, que la lumière se fasse. […] » Cette introduction sans piano entraîne l’auditeur dans une sorte de torpeur magique qui l’installe dans un monde indéfini, proche du rêve incertain dont on se souvient au réveil, avec la sensation d’avoir effectué un passage à travers son propre inconscient. C’est fascinant, car on évolue entre réminiscences imprécises et approches de la réalité, celle qui va aboutir au second mouvement, « Envois », au cours duquel une juvénilité s’installe, enrichie par des lignes virtuoses dessinées par Kadouch avec cette spontanéité « mendelssohnienne » que Boesmans avoue lui avoir trouvée lors de leur rencontre. On a la sensation que le monde s’ouvre et s’anime sous le coup d’une énergie retrouvée. Dans la notice, des allusions aux lectures de Mishima (« Les Amours interdites ») par le compositeur éclairent quelque peu le propos, mais la musique est si séduisante qu’on se laisse emporter par une inspiration dynamique et vivifiante tout autant que par les suggestions littéraires. Dans un texte qui figure aussi dans le livret, Cécile Auzolle estime que « Comme un opéra, Fin de nuit ourdit une dramaturgie des ébats du dormeur avec sa psyché. » Nous partageons cette conclusion pour une splendide partition qui procure un vrai plaisir esthétique et incite aux frémissements intérieurs.
On n’oubliera pas non plus le Capriccio pour deux pianos et orchestre de 2010, créé au Festival Ars Musica de 2011 par les sœurs Labèque, sous la direction de Jean Deroyer. David Kadouch et Julien Libeer, dont de récentes sonates de Beethoven avec Lorenzo Gatto ont été saluées par la critique, sont aux claviers de cette partition placée sur le CD entre le Concerto pour violon et Fin de nuit, comme pour souligner la diversité créatrice de Boesmans. Nous emprunterons encore au livret un extrait d’un article enthousiaste de Gérard Condé paru dans Le Monde du 21 mars 2011 : « des fils insaisissables […], une rapsodie moirée, avec le souvenir de Gershwin en filigrane. » Complices, les interprètes se lancent avec bravoure dans une aventure à l’imagination instrumentale riche et variée, en y imprimant la plénitude de leur virtuosité, mais aussi leur attrait pour les nuances poétiques. Ce CD Boesmans a été enregistré du 4 au 9 mars 2019 ; la prise de son, le montage et le mixage en ont été confiés à Aline Blondiau, dont on saluera une fois de plus le travail de haute qualité.

Dans la foulée des changements et à l’aube de la saison 2019-2020, l’institution liégeoise vient de lancer un nouvel « OPRL Mag ». Le premier trimestriel, qui couvre la période de septembre à novembre, est un grand format de huit pages en couleurs ; il contient un éditorial, un agenda, des interviews et des annonces de parutions, dans le cas présent celles des CD que nous venons d’évoquer. L’éditorial est signé par le nouveau directeur musical Gergely Madaras, qui fait part de son émotion au moment où il prend en main la phalange principautaire. Une interview du chef montre l’attention qu’il compte apporter à la connaissance du répertoire par le public à travers la série découverte « Music Factory » qu’il animera lui-même. La première de la liste sera consacrée dès octobre aux œuvres révolutionnaires et au pouvoir de la musique ; elle sera suivie en novembre par le thème de la musique folklorique. Gergely Madaras explique : « Je crois fermement que le temps des vieux maestros qui montaient silencieusement sur la scène, s’inclinaient devant le public, puis lui tournaient le dos jusqu’à la dernière note, est révolu ! Nous avons le devoir de guider le public et d’établir avec lui un contact personnel et verbal. Nous pouvons peut-être aussi attirer son attention sur certaines informations privilégiées qui amélioreront son expérience auditive, qu’il soit un auditeur régulier ou qu’il écoute pour la première fois un orchestre en live. » Profession de foi que nous partageons au plus haut degré ! 

Dans ce magazine, on trouve aussi un entretien avec l’accordéoniste Richard Galliano qui donnera un concert à l’OPRL le 27 octobre avec l’organiste et compositeur Thierry Escaich, un habitué des lieux, dans un programme inspiré de leur disque commun « Aria » paru sous le label Jade. On notera encore une rencontre avec Virginie Petit, une violoniste de l’OPRL, qui évoque un programme du 29 octobre prochain dédié à Offenbach. Cet « OPRL Mag » est une belle initiative. On peut le recevoir par courrier sur demande auprès de la billetterie de l’OPRL (billetterie@oprl.be ou 04 220 00 00).

Jean Lacroix 





jeudi 24 octobre 2019

Paul Delvaux à Train World: la symbiose parfaite d'une oeuvre et d'un lieu

Du 22 octobre 2019 au 15 mars 2020, Train World expose l'univers pictural inspiré par le monde ferroviaire du peintre Paul Delvaux. Quelle belle manière de commémorer les 25 ans de son décès et les quarante ans de la Fondation Paul Delvaux, en donnant au visiteur de "L'opéra ferroviaire" (imaginé et scénographié par François Schuiten) de se plonger dans une cinquantaine d'oeuvres du peintre de Saint-Idesbald. 

Coordonnée par la directrice scientifique de la Fondation Paul Delvaux (Saint-Idesbald) , Camille Brasseur, l'exposition réunit des pièces (dessins, toiles, aquarelles, ébauches, croquis...) en provenance du Musée Delvaux (Saint-Idesbald), de collectionneurs privés, de musées, mais aussi de la collection de la SNCB. Quatre oeuvres , qui ornaient les wagons du TEE, seront désormais exposées de façon permanente dans Train World, des oeuvres que la SNCB avait commandées à l'artiste pour commémorer l'électrification définitive et complète de la ligne Bruxelles-Paris en 1963.
Ces tableaux, ainsi que ceux d'autres artistes belges, ornaient les voitures première classe du TEE. Après une restauration qui a duré près d'un an, les quatre tableaux de Delvaux trouvent un écrin idéal parmi les décors ferroviaires, les locomotives et les wagons qui font de Train World un des musées les plus exaltants de la capitale de l'Europe.



Une monographie- catalogue de référence

Sous le label des Editions Snoeck, paraît à l'occasion de l'exposition, une des monographies les plus passionnantes et érudites consacrées au peintre auquel, à n'en pas douter, l'auteure , Camille Brasseur contribue de façon exemplaire à redonner la dimension universelle qui lui revient. "Paul Delvaux, l'homme qui aimait les trains" contribue désormais de façon décisive à la connaissance d'une partie de l'oeuvre et de l'inspiration delvaliennes. Agrémenté d'une iconographie exemplaire, tant du point de vue du choix des illustrations que de la qualité de leur reproduction, le texte de Camille Brasseur se lit d'une traite, dévoilant avec bonheur ce qui fait de chacun des tableaux exposés une manifestation de la "nostalgie heureuse" que Camille Brasseur évoque en exergue de l'ouvrage. Alliant érudition et sensibilité, Camille Brasseur nous raconte l'univers ferroviaire tel qu'il a hanté l'oeuvre de Delvaux depuis la petite enfance. 

Précipitez-vous au Train World, complétez votre visite par la lecture du catalogue et achevez enfin cette plongée dans l'oeuvre magistrale d'un de nos plus grands créateurs, par une visite à Saint Idesbald du musée qui lui est entièrement dédié... Sans l'ombre d'une hésitation. Vous en serez enchantés.

Pour vous en convaincre encore, si besoin en était, écoutez l'entretien que nous a accordé  François Schuiten à l'inauguration de cette exposition dont il dit qu'elle est "symbiose idéale entre deux univers" . On dirait, en effet, que le Musée a été construit autour et à partir des  oeuvres de Delvaux qui, à présent, s'y trouvent pour quelques mois...

Jean Jauniaux


dimanche 20 octobre 2019

Une exposition Jörg Madlener à Bruxelles: écoutez l'artiste au micro de Jean Jauniaux




Du 21 au 26 octobre 2019, le Patio des Ecuries du Palais des Académies à Bruxelles accueille une exposition spectaculaire des dernières oeuvres du peintre Jörg Madlener. 
Sous le titre "Elegy for Syria" l'exposition ne manquera pas d'émouvoir le visiteur tant l'artiste a pu restituer sur ses hautes toiles les vibrations telluriques de la violence d'une guerre civile dont les premiers combats éclatèrent en 2011 et qui en cinq ans fit plus d'un demi million de morts. Aujourd'hui, il suffit d'allumer n'importe quel écran relié à l'actualité, pour être à nouveau submergé par les images et les vacarmes de la guerre.
Les titres des oeuvres sont explicites: Cartographier Vos routes de Syrie ("Mapping your roads"), Piétà, Crucified and taken down , Crucifixion, Kassandra , La femme jordanienne (Die Frau ohne Schatten ou La femme sans ombre), La captive ...
La plupart de ces oeuvres déploient sur de très grands formats , dont l'une est suspendue aux structures des plafonds de verre du patio des Ecuries, ("J'y tenais absolument, nous dira l'artiste. Il s'agit d'une crucifixion renversée. Elle devait être suspendue...") les tensions de lignes et de couleurs laissant deviner un visage, un regard, une silhouette à travers les tourmentes qui figurent autant des tempêtes de l'âme que les dévastations de la violence et de l'Histoire.  
Dans l'entretien qu'il nous a accordé, Madlener évoque ses différentes sources d'inspiration, mais aussi la part d'absolu à laquelle se nourrit l'abstraction lorsqu'elle est confrontée à l'évocation du chaos et de la violence. Littérature, poésie et musique sont aussi l'objet d'une réminiscence constante dans la démarche de l'artiste, "la musique étant au sommet de la pyramide. Sans doute parce que j'ai aussi réalisé des décors d'opéra et une série inspirée de Mahler..." 
Dans ce lieu inédit pour l'exposition d'oeuvres - une exposition antérieure se tenait dans un bunker de l'ex République démocratique d'Allemagne (RDA) - le spectateur est littéralement pris à la gorge devant les mouvements amples de l'angoisse, soubassement indéchiffrable de l'artiste face à la violence.

Jean Jauniaux, octobre 2019

Nous avons rencontré Jörg Madlener à l'ouverture de cette exposition qui marquera les esprits et les coeurs. Pour écouter cet entretien radio, il suffit de cliquer ici.


Notice biographique (extraite du site de l'Académie royale dont Jorg Madlener est membre de la Classe des Arts).

Né à Düsseldorf en 1939, l'artiste peintre et graveur belgo-allemand Jörg Madlener, membre associé émérite de la Classe des Arts de l'Académie royale de Belgique, dévoile son exposition "Elegy for Syria". Cette exhibition de peintures expressionnistes et abstraites se veut être un manifeste révélant la confusion douloureuse et néfaste ressentie en Syrie, pays opprimé par la guerre depuis 2011. L'artiste plonge le visiteur dans une réalité qui ne le laissera pas entier.

L'évènement, gratuit, se tiendra dans le Patio des Ecuries du Palais des Académies, situé Rue Ducale n°1 à 1000 Bruxelles.

samedi 19 octobre 2019

Musique en Wallonie ressuscite le compositeur belge Eugène Samuel-Holeman


C’est un cadeau inattendu que nous fait Musique en Wallonie en associant Eugène Samuel-Holeman, musicien oublié, et trois écrivains belges, Camille Lemonnier, Maurice Maeterlinck et José Hennebicq, dans un CD (MEW 1892) à la présentation soignée et à l’iconographie précieuse.
Lien vers le CD
Pianiste, compositeur et chef d’orchestre, Eugène Samuel est le fils d’Adolphe Samuel (1824-1898), qui, d’abord attiré par la peinture, fut compositeur et chef d’orchestre, mais en plus critique musical, pédagogue (directeur du Conservatoire de Gand à partir de 1871) et organisateur de concerts. Le jeune Eugène balance lui aussi entre la musique et la peinture, il suit un parcours universitaire à Gand, en philosophie et en littérature, avant de se décider pour la musique. Il fait la connaissance de Maurice Maeterlinck dans la cité des comtes. Une amitié naît entre les deux hommes, au point que l’écrivain sera témoin de son mariage avec Marguerite Holeman, une artiste peintre. Elle décédera à l’âge de 32 ans, en 1905. A sa disparition, Eugène Samuel associe à son patronyme celui de la défunte, et se fera désormais appeler Samuel-Holeman.
Le livret, signé par Valérie Dufour, nous livre une information différente de celle que Thierry Levaux nous donne dans son Dictionnaire des compositeurs de Belgique du Moyen Âge à nos jours (Ohain-Lasne, Ed. Art in Belgium, 2006, p. 552). Pour Valérie Dufour, Eugène Samuel est né à Ixelles le 30 novembre 1863 et décédé à Woluwe-Saint-Lambert le 25 janvier 1942. Pour Thierry Levaux, les lieux et les dates sont respectivement : Schaerbeek, le 3 novembre 1863 et Etterbeek, même 25 janvier 1942. Nous n’avons pas vérifié qui avait les bons renseignements, ils n’ont ici que peu d’importance. Valérie Dufour précise : « Malgré quelques dossiers épars comprenant des manuscrits conservés à la Bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles, très peu de documents demeurent : comprendre et refaire le parcours du compositeur s’apparente désormais pour l’historien. ne à une quête du moindre détail. » Une mise au point éclairante ; nous nous en tiendrons aux informations du texte de Valérie Dufour dont nous nous inspirons, sans négliger les divergences éventuelles.
Celui qui s’appelle encore Eugène Samuel publie quelques poèmes en 1898, et s’attelle à la rédaction de livrets d’opéras pour son père (Thierry Levaux en cite cinq, tous antérieurs à la naissance d’Eugène). Celui-ci est imprégné de la mouvance symboliste belge et, au-delà de Maeterlinck, fréquente Emile Verhaeren (aussi témoin à son mariage) et des peintres. Après avoir opté en fin de compte pour la composition, il fait paraître des articles dans lesquels il reproche au conservatoire les règles imposées dans le domaine de l’harmonie et du contrepoint. Ses recherches musicales se traduisent dans une gamme de six tons entiers, dont Valérie Dufour signale que des proches du musicien auraient suggéré que Debussy et d’Indy s’en seraient inspirés, mais considère que « c’est sans doute difficilement défendable ». Elle ajoute toutefois qu’« il existait une compétition, réelle ou fantasmée, entre Samuel-Holeman et les compositeurs de l’avant-garde parisienne, Debussy et d’Indy en tête, largement mis en valeur dans les milieux musicaux bruxellois. »   
Le couple Samuel-Holeman s’établit à Paris dans les années 1890, il y connaît des conditions de vie difficiles. Eugène travaille aux Concerts Lamoureux, comme interprète et secrétaire. Mais Marguerite Holeman, artiste au génie « bizarre et hallucinant », est de santé délicate. On retrouve les époux, sans doute de 1894 à 1901, dans le Midi, où Eugène est chef d’orchestre, à Grasse, puis à Monte-Carlo, à l’opéra. De retour en Belgique, il s’adonne à la composition, sans rencontrer un grand succès. Malgré quelques réussites, il est peu joué, taxé d’avant-gardisme, et va devoir gagner sa vie en qualité de critique musical et grâce à des prestations dans des théâtres ou des cinémas de Bruxelles. Isolé, il est oublié par les institutions nationales belges. De nos jours, il est devenu un inconnu de notre musique, ce qui rend le présent CD d’autant plus indispensable.
Parmi les œuvres principales de Samuel-Holeman, on trouve notamment une symphonie, un concerto pour harpe, un quatuor, des pièces pour piano et des œuvres destinées à la voix. Le CD propose la prose lyrique La jeune fille à la fenêtre sur un texte de Camille Lemonnier et trois mélodies pour voix et piano, l’une sur un poème de Maeterlinck, deux autres sur des poèmes de José Hennebicq. Entre ces partitions vocales, on découvre un Album de croquis pour piano. La Côte d’azur. Le long de la rive, édité en 1903 à Gand. C’est la période « méditerranéenne » du compositeur qui est ainsi soulignée avec opportunité. Dans le Dictionnaire des compositeurs de Belgique cité plus avant, Thierry Levaux précise que la musique de Samuel-Holeman « atteint dans ses meilleurs moments une grande force d’évocation ». C’est le cas dans ces cinq courtes pièces sensibles, délicates et pleines de poésie, dans lesquelles l’attrait du compositeur pour la peinture est révélateur. Il compose par petites touches essentiellement lyriques et intimistes (Horizon calme, Voile blanche, Rêverie sur les terrasses, Grisailles du soir) qui ne sont pas sans rappeler l’univers d’Erik Satie (ce que notait en toute logique un commentaire critique de l’époque) et sa capacité de concentration des émotions en une durée limitée. Mais on y respire aussi la grandeur des paysages découverts en terre monégasque (Le Rocher Grimaldi). Voilà de belles esquisses pianistiques, qui ne dépareraient pas des affiches de concerts consacrés à des pages méconnues. Matthias Lecomte en livre une fine version.  Né à Douai en 1983, Lecomte, après des études locales, est allé au Conservatoire National Supérieur de Paris, où il a suivi les cours d’orgue avec entre autres Olivier Latry et d’accompagnement de piano avec France Pennetier. Il se produit en duo (deux orgues ou deux pianos) avec Thierry Escaich, et a été appelé à jouer avec plusieurs formations de l’Hexagone, dont l’Orchestre National de Lyon dans la Symphonie n° 3 avec orgue de Saint-Saëns. Il est titulaire de l’orgue de l’Eglise Saint Romain de Sèvres.
Le même Mathias Lecomte accompagne la mezzo Pauline Claes dans trois mélodies pour voix et piano qui clôturent le CD. La première, Et s’il revenait un jour, sur un poème de Maeterlinck issu des Douze chansons parues en 1896, date de 1898 et est le « premier témoin du catalogue de Samuel-Holeman », signale Valérie Dufour. Ce bref moment vocal d’une durée de deux minutes trente secondes rappelle l’amitié qui unissait le compositeur à l’auteur de Pelléas. Il est typique du contexte symbolique, les thèmes de l’attente et de la mort sont présents. Deux autres mélodies, composées sur des poèmes de José Hennebicq, sont datées de 1909 ; Samuel-Holeman est en Belgique et a perdu sa femme quatre ans auparavant. José Hennebicq (1870-1941), aussi oublié de nos jours que celui qui le met en musique, est un avocat, poète, essayiste, conteur et romancier, auteur notamment de Proses lyriques (1925), où son attrait pour la Grèce, l’Italie ou l’Orient suscite des textes pleins de musicalité. Cet aspect, présent aussi dans les deux mélodies qui sont proposées sur des textes extraits du recueil Le Verbe auroral  de 1893, à savoir Les cloches dans la nuit et Adieu, a sans doute poussé Samuel-Holeman à s’y intéresser. Si les vers ne sont pas des meilleurs, en particulier ceux des « cloches », la traduction en notes se déploie dans un univers sombrement nostalgique. Adieu exalte de son côté la relation amoureuse face à la crainte de la perte par la mort, dans des élans désespérés. Pauline Claes, qui est née en 1982, a étudié le chant au Conservatoire Royal de Bruxelles avec Marcel Vanaud, Nadine Denize et Christine Solhosse, ce qui ne l’a pas empêché d’étudier le droit à l’UCL. Elle a aussi une formation en musique ancienne. Elle se produit en récital et a participé à des projets artistiques autour de Bach, Mozart, Haydn, Rossini ou Honegger. Elle chante avec toute l’empathie voulue ces mélodies caractéristiques de leur époque.
On retrouve la même cantatrice dans la pièce maîtresse du CD, en ouverture de celui-ci. La Jeune fille à la fenêtre, prose lyrique pour mezzo, harpe, cor, hautbois et cordes de 1904, est une collaboration avec Camille Lemonnier, dont Valérie Dufour retrace la genèse détaillée dans le livret. Ce monologue, dédié à Judith Cladel, femme de lettres parisienne, avait été lu en public en 1893, avant d’être publié dans le recueil La petite femme de la mer en 1898. La même année, Lemonnier fait part au compositeur de son souhait d’une musique accompagnatrice. La version piano-chant est éditée en 1904 et créée l’année suivante par une cantatrice réputée, Jane Bathori, âgée de 28 ans et attachée à la Monnaie. Une version avec orchestre est jouée à Bruxelles en 1906, avec la même artiste, sous la direction de Samuel-Holeman. L’œuvre sera souvent reprise dans notre capitale et à Paris, car Jane Bathori l’apprécie. Grâce à elle, la partition sera jouée aussi par d’autres interprètes jusque dans les années trente.
On est séduit par la longue introduction instrumentale situant le climat de cette histoire qui met en scène une dentellière qui fait le constat amer de ses rêves non réalisés. L’effectif réduit est fascinant. Quant au texte de Lemonnier, il fait partie de cette époque dite intimiste au cours de laquelle, rappelle Valérie Dufour, sa prose poétique décrit « les névroses et autres aliénations », le rattachant au courant dit « décadent ». C’est touchant, de plus en plus poignant, et la mise en place de l’effectif réduit qui fait la part belle à l’intrication des instruments solistes et des cordes avec la voix tisse une toile délicate et subtile, où l’émotion domine la certitude que le temps n’a laissé que la trace des souvenirs du passé. Valérie Dufour insiste sur les références à des compositeurs contemporains, « des Russes tel Rimski-Korsakov à Fauré, en passant par Wagner », mais aussi sur les apports personnels de Samuel-Holeman dans l’harmonie. Toute la partie vocale de cette partition de trois quarts d’heure est bien défendue par Pauline Claes, à travers une composante d’amertume, de nostalgie, de regrets et de fatalité, des sentiments qui parlent à l’âme et nous interpellent quant à la fragilité de la nature humaine. La prestation de l’ensemble Sturm und Drang, fondé en 2000 par Thomas Van Haeperen et dirigé par ce dernier, est exemplaire. Voué surtout aux musiques des XIXe et XXe siècles, Sturm und Drang soutient aussi la création musicale belge. Sa complicité avec Pauline Claes est au diapason de cette indispensable résurrection.
Ce CD est superbement présenté, comme c’est toujours le cas chez Musique en Wallonie. Il a été enregistré en décembre 2018, dans la Salle Philharmonique de Liège. Mais pourquoi ne rien dire sur les interprètes ? On bénéficie d’une présentation en quatre langues, d’une iconographie choisie avec soin et de l’intégralité des textes poétiques, traduits dans les quatre idiomes. Nous conseillons au mélomane de s’imprégner de leur lecture avant l’audition de cette expérience inédite qui enrichit avec bonheur notre connaissance du patrimoine musical de notre pays.              

Jean Lacroix


"Les carnets de la ZAD" une exposition et un album de photographies de Philippe Graton




Du 28 septembre 2019 au 19 janvier 2020, le Musée de la photographie à Charleroi expose les photographies que Philippe Graton a réalisées lors de séjours successifs (entre 2014 et 2019) à la « ZAD » de Notre Dame des Landes.
Ces photographies en noir et blanc, captées sur pellicule argentique sont bien davantage qu’un témoignage sur la société alternative qui a surgi d’un combat citoyen contre l’installation d’un aéroport dans une zone où une nouvelle organisation sociale s’est construite, défrayant la chronique en France et résonnant de nombreux échos dans le monde.
Les soixante photographies exposées s’accompagnent d’un livre paru chez Filigranes Editions et imprimé – remarquablement – sur les presses de l’imprimerie Editoriale Bortolazzi Stei àVérone. Ce livre d’art contient en plus des photographies, de très éclairantes notes prises par le photographe lors de ses différents séjours.
L’ensemble constitué par l’exposition et le livre, se complètent aujourd’hui par ce long entretien que m’a accordé Philippe Graton dans son bureau bruxellois. On y entend une véritable master class sur la démarche et le modus operandi de Philippe Graton qui, dans cet ouvrage peut-être davantage encore que dans ses précédents travaux, se révèle un irremplaçable témoin de la société du monde, en ceci qu’il nous donne à voir et à ressentir les espaces et les sociétés et les hommes au sein desquels il a choisi de s’immerger, dans la durée et dans l’empathie, dans l’attention vigilante à tous les signes dont il met en évidence la gravité, le sens, l’émotion parce que, avant tout, il les raconte.
Le format livre accentue encore cette sensation de se trouver face à une écriture, véritable, authentique, sensible et irremplaçable, comme le démontre cette plongée dans la ZAD de Notre Dame des Landes, pourtant vue et revue à l’envi dans les journaux télévisés jusqu’à ce que l’Etat français renonce finalement à un projet aéroportuaire d’un autre temps.
Ce livre, ce reportage, cette histoire sont nées d’une révolte initiale inspirée à Philippe Graton par la destruction, à Bruxelles, d’un potager urbain et des cabanes qui ornaient les jardins du dimanche. C’était en 2009.

Ecoutez le témoignage de Philippe Graton, mais surtout, regardez ses photographies et lisez celui qui devient écrivain par la force de l’image.

Jean Jauniaux, octobre 2019








Présentation du livre et de l'exposition sur le site du Musée de la Photographie: 

La ZAD* de Notre-Dame-des-Landes, au nord de Nantes (France), défraie la chronique depuis dix ans. Née d’une opposition à la construction d’un aéroport dans une zone naturelle protégée, elle est devenue un lieu d’expérimentation de société alternative, d’agriculture biologique, de rapports non marchands et d’autres expérimentations sociales qui se poursuivent après la victoire de cette lutte et l’abandon par l’État français, début 2018, du projet d’aéroport.

De 2014 à 2019, Philippe Graton a vécu la ZAD de Notre-Dame-des-Landes de l’intérieur, parvenant à se faire accepter des militants, photographiant au moyen-format argentique cet univers et la vie quotidienne de cette société. Cet engagement dans la durée nous donne aujourd’hui une œuvre photographique exceptionnelle, une restitution unique et historique de cette expérience marginale dont l’intérêt et les choix de société qu’elle soulève n’ont jamais été aussi actuels.

L’exposition présente une soixantaine d’images inédites. Le livre qui accompagne l’exposition révèle, en plus des photographies, les notes de terrain de l’auteur, à suivre comme une aventure. Un témoignage unique, différent de tout ce que l’on a pu voir ou entendre sur la ZAD.


* ZAD est l’acronyme administratif français pour une " zone d’aménagement différé " destinée à un grand projet de construction. Les opposants au projet détournent le terme en " zone à défendre ".