dimanche 15 décembre 2019

Que penser de la robotique?: un livre et une réflexion indispensables de Dominique Lambert



En lisant le remarquable essai que Dominique Lambert consacre à la robotique et à l'intelligence artificielle, on ne peut s'empêcher de regretter qu'il n'ait pas été publié par une maison d'édition à vocation pluraliste comme Odile Jacob ou des Editions universitaires. Cela aurait à n'en pas douter élargi le public que méritent la réflexion, l'érudition et l'accessibilité des réflexions qu'inspire à Dominique Lambert le développement de plus en plus large du recours à la robotique et à l'intelligence artificielle.
L'auteur est à la fois docteur en sciences physique et docteur en philosophie. l'entrelacement de ces deux compétences nourrit l'analyse que Dominique Lambert nous propose de partager avec lui. A partir d'un exposé liminaire définissant ce que sont respectivement les robots et l'intelligence artificielle et leur utilité, voire leur nécessité dans certains cas, le scientifique cède la place au philosophe et avance une série de questionnements suscités par les progrès de l'autonomie des robots. Quelle part de l'activité humaine peut-on laisser à l'intelligence artificielle? Quelles spécificités de l'"humain" sont-elles moralement intransmissibles? 
Nous avons rencontré Dominique Lambert pour un échange à bâtons rompus à propos des questions éthiques qu'engendre la robotique. Pour écouter cet entretien cliquer ICI ou rendez-vous sur Soundcloud.
Jean Jauniaux



Cet ouvrage entend montrer, à partir d’exemples, comment et pourquoi ces robots autonomes suscitent de nombreuses questions épistémologiques, juridiques, éthiques et anthropologiques, auxquelles il convient de répondre en évitant à la fois une technophobie dangereuse et une technolâtrie incohérente.
Les robots sont très présents dans le quotidien de chacun : que l’on pense ici aux robots d’accueil dans les hôpitaux, aux robots pompiers, aux robots médicaux, mais aussi aux robots militaires… « Pilotés » par l’intelligence artificielle, certains acquièrent de plus en plus d’autonomie.
Cet ouvrage entend montrer, à partir d’exemples, comment et pourquoi ces robots autonomes suscitent de nombreuses questions épistémologiques, juridiques, éthiques et anthropologiques, auxquelles il convient de répondre en évitant à la fois une technophobie dangereuse et une technolâtrie incohérente.

vendredi 13 décembre 2019

"Vade retro, Félicien" : Stanislas Barberian, à retrouver dans ce magistral deuxième roman policier de Francis Groff



Décidément les Editions Weyrich sont devenues au fil des années, un label incontournable de la littérature belge francophone. Après la collection Plumes du coq et celle, destinée prioritairement au public adulte en voie d'alphabétisation, La Traversée, la maison ardennaise se lance dans le polar en créant Noir Corbeau. Sans compter bien sûr les très beaux ouvrages documentaires liés au terroir ardennais, mais aussi au Congo, terre d'affinité d'Olivier Weyrich. 

Nous avions évoqué le lancement des premiers ouvrages de Noir Corbeau dont la sortie était accompagnée d'une  magistrale Petite histoire du roman policier belge que nous avait mitonné Christian Libens qui signait aussi un des premiers romans de la collection : Les seins des saintes, collection complétée par La grande fugue de Siska Larouge . 

Le troisième larron de cette première livraison était Francis Groff, dont "Morts sur la Sambre" mettait en scène le personnage de Stanislas Barberian, appelé à devenir un protagoniste récurrent des prochains ouvrages de Groff. Personnage singulier dans la famille des policiers, malandrins ou enquêteurs du genre (les Maigret, Rouletabille, Arsène Lupin, et autres Watson ou Adam Dalglief), il a la particularité d'être un bibliophile passionné de livres anciens. Cette profession lui donne l'occasion de sillonner des lieux propices à ses collections et de rencontrer des personnages hauts en couleur.
Dans le deuxième volume des aventures de Barberian, Groff nous emmène à Namur, à la rencontre d'un passionné de Félicien Rops, Eloi Taminiaux, professeur à la retraite qui consacre dorénavant ses loisirs à l'étude approfondie de l'oeuvre et de la vie du sulfureux Rops. Il découvre inopinément un manuscrit  inédit de celui-ci dont on ne connaissait aucune oeuvre littéraire jusqu'alors et invite Barberian à en effectuer une contre-expertise...
Nous n'allons pas ici dévoiler les péripéties qui amèneront Barberian à apporter son appui à l'enquête que déclenche la découverte du corps de Taminiaux transpercé d'une épée suite à ce qui ressemble à un assassinat rituel. Ce serait gâcher le plaisir de la découverte auquel nous invitons nos lecteurs à se livrer toutes affaires cessantes.
Le style de Groff est en phase idéale avec le genre policier, les personnages sont solides et bien campés, complexes à souhait, l'intrigue nous tient en haleine jusqu'aux dernières lignes, les lieux et la géographie dans lesquels évoluent les acteurs de cette énigme enlevée nous sont donnés avec toute la puissance qu'un grand roman apporte aux lieux, même les plus familiers.
Nous n'avions pas eu le loisir de lire le premier opus de Groff. Mais, refermant ce livre-ci avec un bonheur de lecture pleinement réalisé, nous n'avons qu'une hâte: lire Morts sur la Sambre en attendant la sortie du prochain roman. Car il faut encourager Groff à poursuivre ce qui deviendra une saga digne des meilleurs ouvrages scandinaves. 
De surcroît, en faisant de son personnage récurrent un bouquiniste voyageur, il crée à n'en pas douter un figure qui mériterait d'être adaptée au cinéma ou en série. 
C'est tout le mal que nous lui souhaitons!
Voici le deuxième livre d'un vrai écrivain, raconteur d'histoires, digne de ses homologues en littérature dite "populaire"  comme S.A. Steeman, Henri Vernes, Simenon ou, plus près de nous, Armel Job. 
Jean Jauniaux
Le 13 décembre 2019



Présentation du livre sur le site de l'éditeur:

Après Morts sur la Sambre, une nouvelle enquête de Stanislas Barberian
Toujours à la recherche de livres rares pour les clients de sa bouquinerie parisienne, Stanislas Barberian est en visite à Namur à la demande d’un vieux professeur d’histoire qui affirme avoir mis la main sur un manuscrit très intime – et fort dérangeant – de Félicien Rops. En proie à une détresse sans nom, l’auteur du célèbre Pornocratès, l’aurait écrit à l’automne de sa vie.
Quelques heures avant la rencontre, l’historien est assassiné dans des circonstances qui laissent penser à un rituel sordide, voire satanique. Stanislas plonge malgré lui dans un univers inconnu où évoluent les adeptes d’une société discrète, des traditionnalistes religieux et de dangereux politiciens d’extrême droite…

mardi 10 décembre 2019

"Les faux Simenon"...un roman (étonnant et stimulant) de Nicolas Marchal, à la manière d'un vrai Simenon...

Les Editions Weyrich, dont on salue ici une nouvelle fois la dynamique éditoriale en Belgique francophone, ont été bien inspirées d'inscrire au catalogue de leur collection Plumes du coq, le dernier roman en date de Nicolas Marchal: Les faux Simenon.

Voici un livre que nous ouvrons, par un dimanche de pluie, un de ces dimanches d'automne où une forme de tristesse indécise pleut du ciel, où rien ne vient à l'esprit qui pourrait enchanter quelque peu la perspective des heures à venir, si ce n'est, justement, la découverte d'un roman que le courrier a apporté avec d'autres à la rentrée littéraire d'octobre. Le titre  "Les Faux Simenon" nous semblait, avant d'avoir achevé la lecture du roman, inspiré de ces tentations mémorielles que nous impose le calendrier des biographies : Georges Simenon est mort il y a trois décennies. Les ouvrages à son propos se déclinent en nombre dans les vitrines des librairies, les colloques se réunissent (ainsi celui que l'Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique réunira sous peu), les ré-éditions se proposent à la (re)découverte des lecteurs. 
Ici, il s'agit d'autre chose. Si le livre était apparu de façon anonyme, on aurait pu imaginer, non pas un "faux Simenon", mais un inédit du Maître liégeois, qu'un chercheur aurait déniché dans l'arrière salle d'une bibliothèque de quartier ou d'une bouquinerie. En écrivant ce roman, Nicolas Marchal a dû éprouver la singulière sensation souvent décrite par Simenon lors d'interviews: celle de ne pas juger ses personnages, de les inscrire, par la phrase courte et sèche, en dehors de toute psychologie d'apparence, dans l'espace du réel, du quotidien, des petites choses qui créent, sans que l'on ne s'en rende compte, le véritable décor du destin. Marchal déploie l'art de la phrase de peu de mots, où ce qui est dit se déploie à la lecture, ouvre l'horizon des lieux et des âmes, happe le lecteur hypnotisé. Cette qualité de fulgurance qui  fait du lecteur le protagoniste, le témoin immédiat et présent de ce que l'auteur invente à notre intention. Le romancier est le premier témoin des péripéties qu'il imagine. Le lecteur, lorsque l'écriture est réussie (et c'est le cas ici), en devient l'observateur proche et empathique. 
Le fil narratif est simple, nous le reproduisons tel que l'éditeur le propose en quatrième de couverture:

C’est l’histoire d’un jeune homme qui vit dans les livres et a décidé une fois pour toutes que l’amour n’existait pas. C’est l’histoire d’une jeune fille qui vient reconstruire sa vie à Liège, loin de son Lisbonne natal, là où elle pourra retrouver la Danseuse du Gai-Moulin. C’est l’histoire d’un vieux monsieur assis sur un banc qui fume la pipe en pestant sur les résultats du Standard, peu soucieux d’afficher sa parfaite ressemblance avec Georges Simenon…

Et puis, il y a Liège dont ce livre est, à la manière d'une ancienne collection parue chez Autrement, un guide insolite et intime. Ainsi, le romancier entraînant son personnage dans l'impasse Nihard, nous emmène dans une des plus stimulantes évocations des impasses liégeoises. Le narrateur, "nous", n'hésite pas à commenter le comportement des personnages, leurs exclamations, leurs songes et fantasmes, ouvrant ainsi la brèche dans l'illusion romanesque et nous laissant, sourire aux lèvres, partager la complicité qu'il développe avec ses personnages, en  1983, date à laquelle Georges Simenon a cessé d'écrire des romans. Il y a Serge, le jeune homme déjà évoqué, futur docteur es lettres et futur conférencier de haut vol; Pilar, qui apprend le français pour lire Simenon; Jean-Luc, merveilleux personnage de clochard dont on découvre, à la fin du livre, ce qui lui a valu ce destin après avoir quitté la Suisse où il coulait des jours heureux... Mais, il faut lire le livre pour en découvrir tous les tours et détours, comme il faut se perdre dans le Carré pour vibrer avec Liège... vibrer avec l'intensité tellurique d'un séisme. Nous sommes arrivés, à la fin du livre, à la date du 8 novembre de l'année 1983...

Un roman à ouvrir, lire et achever d'une traite...comme un Simenon. Un vrai...


Jean Jauniaux
Le 10 décembre 2019





vendredi 6 décembre 2019

"L'avenue, la Kasbah" : un roman témoignage de Daniel Soil


Gérard Adam a inscrit au catalogue très riche et diversifié de sa maison d'édition  M.E.O. le dernier roman de Daniel Soil : L'Avenue, la Kasbah.

Les abonnés à la page facebook de l'ancien diplomate belge auront eu de nombreux échos photographiques à la parution du livre. Soil y montre avec douceur et attachement des fragments de cette Tunisie qu'il a fréquenté au quotidien pendant plusieurs années. Il y était en poste en qualité de délégué de la Belgique francophone, lors du printemps arabe. Témoin immédiat des événements de janvier 2011, ces bouleversements telluriques qui ont secoué la société tunisienne, Daniel Soil a été marqué en profondeur par le courage et la détermination d'une population qui, malgré les risques encourus, a exprimé sa colère face à un pouvoir dont la "sinistre surveillance" dit bien la violence sournoise et implacable.

S'agit-il d'un roman? Le lecteur pourra se sentir désarçonné par la "mise en fiction" d'un récit qui aurait peut-être gagné en force s'il s'était fait le témoignage sensible d'un observateur attentif et informé comme l'est Daniel Soil. L'auteur a choisi la fiction pour tracer le portrait de la Tunisie dans les échanges entre les deux personnages centraux de son roman, Alyssa (jeune femme tunisienne aux prises avec la modernité sociale mais aussi confrontée à la situation de la femme dans la tradition et la culture arabe) et Elie (réalisateur en repérage pour un film documentaire consacré au cinéaste belge Jean-Jacques Andrien qu'il fait revenir sur les lieux de tournage de son film "Le fils d'Amr est mort"). 

Il éveille ainsi, par l'émotion romanesque, la curiosité d'en savoir davantage sur cette Tunisie à laquelle il est tellement attaché, mais aussi la mémoire du film d'Andrien, un cinéaste dont il serait heureux de revisiter l'oeuvre, et en particulier Le fils d'Amr est mort dont le thème rejoint l'entrelacement de l'Europe et du monde arabe, dans toute la complexité que la fiction, qu'elle soit cinématographique ou romanesque, aide à désenclaver des préjugés et des a priori.

Jean Jauniaux, décembre 2019




Elie, jeune cinéaste belge venu tourner en Tunisie, y rencontre Alyssa, une enseignante. Les barrières culturelles qui brident leur amour naissant – lequel s’exprime et se développe sur Facebook – volent en éclats avec la Révolution de 2011, dans laquelle tous deux s’engagent. Sur fond de l’opéra « Didon et Énée », nous suivons parallèlement l’évolution de leur amour et celle de la situation politique, manifestations, mobilisation des jeunes et des moins jeunes, libération de la parole, jusqu’à la chute de la dictature et l’avènement d’un espoir de démocratie qui signent la fin de l’une et de l’autre.

« Comme cela se produit quelquefois, c’est le regard d’un étranger de passage, tombé amoureux du pays et de ses habitants, qui va dire le premier que la révolution, suprême transgression de l’ordre social, réintroduit l’amour, le possible et l’improbable, avec la poésie qui remplit le cœur de ceux qui se battent pour changer la vie. » (Gilbert Naccache, extrait de la préface).

Beethoven toujours!


« Nous voilà arrivés. Complétant les CD parus en 2016 et 2018, ce troisième volume de sonates de Beethoven clôt le cycle intégral. Deux salles à l’acoustique supérieure et symboliques pour nous en ont accueilli l’enregistrement : le Théâtre populaire Romand de la Chaux-de-Fonds, où l’aventure avait commencé au disque en 2016 ; et la salle Flagey, où en 2012 l’aventure avait commencé tout court. Boucle bouclée. Clap de fin. », déclarent Lorenzo Gatto et Julien Libeer dans leur présentation de ce troisième CD qui met un terme à leur vision des dix Sonates pour violon et piano. 
Vers le CD
Les deux premiers CD (Alpha 240 et 407) ont bénéficié d’une critique très favorable, celui qui concernait les Sonates 2, 4 et 9 « A Kreutzer » étant proclamé Diapason d’or de l’année 2016. Celui qui achève le cycle (Alpha 565) propose l’opus 12 n° 3 (Sonate n° 3) et les trois de l’opus 30 (Sonates n° 6, 7 et 8). L’aventure a donc commencé en 2012 lorsque Gilles Ledure, le directeur de Flagey, a suggéré ce défi musical à deux artistes qui ne se connaissaient qu’à peine et n’avaient pas encore joué ensemble. Gatto et Libeer constatèrent que leurs affinités étaient réelles et que la cohérence du projet pouvait être envisagée ; le travail commun allait porter ses fruits, de belle manière. On constate aujourd’hui à quel point il est concluant : nous sommes face à une intégrale moderne de premier rayon.
Composées en 1802, les trois sonates de l’opus 30 correspondent à la période tragique au cours de laquelle Beethoven se rend compte de graves pertes auditives, qui le conduiront à penser au suicide (bientôt, ce sera le fameux « Testament d’Heiligenstadt »). Conçues comme un ensemble, elles font la part belle à de nouvelles sonorités et à la vitalité. La Sonate n° 6, en trois mouvements, est toute en demi-teinte, moins directement séduisante ; c’est l’une des moins jouées du cycle, même si elle met les partenaires en équilibre, à part entière. La Sonate n° 7, plus développée et en quatre mouvements, insiste sur le comportement propre de chaque instrument, avec une écriture très serrée. Le piano expose les premiers thèmes, et dans l’Adagio, le chant confié d’abord au clavier est repris par le violon. Dans la Sonate n° 8, à nouveau en trois mouvements, Beethoven combine le jeu des deux instruments, insistant sur leurs caractéristiques sonores. Il mêle l’énergie du mouvement initial au côté énigmatique du Tempo di Minuetto avant un Allegro vivace au cours duquel un refrain revient souvent. En complément de programme, la Sonate n° 3, opus 12 n° 3 de 1799, se développe dans un climat sensible et lyrique qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère de la « Pathétique ». Ce CD est généreux en durée, il dépasse les 81 minutes.
On ne jouera pas ici au jeu des comparaisons discographiques : c’est à la mesure d’eux-mêmes qu’il faut considérer nos magiciens belges. Leur complémentarité est encore une fois confirmée : sens mutuel de l’écoute, cohérence du geste, style exemplaire, expressivité, mise en place impeccable, finesse des nuances. Lorenzo Gatto et Julien Libeer ont peaufiné une splendide intégrale qui comptera parmi les toutes premières références actuelles. Avec eux, même si l’anniversaire Beethoven qui s’annonce n’est pas encore entamé, il se présente sous les meilleurs auspices, ceux du respect de la stature d’un absolu génie.  
   
Vers le CD
Autre intégrale beethovenienne, par les frères Ori et Omri Epstein, que nous avons déjà rencontré lors du beau et récent coffret voué à la musique pour piano et cordes de Dvorak pour le label Alpha. Ils forment, avec le violoniste Mathieu Van Bellen, le Trio Busch. Cette fois, ils se sont investis en duo dans un album de deux CD (Linn CKD 627) consacrés aux œuvres complètes de Beethoven pour violoncelle (Ori) et piano (Omri). Omri est né en 1993, Ori est de sept ans son aîné. Ils ont étudié à Tel-Aviv avant d’accompagner leur famille à Londres en 2002. Même si la poursuite de leur cursus s’est déroulée en Angleterre pour Omri et en Suisse pour Ori, ils se sont finalement retrouvés et ont été artistes en résidence à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. Ils résident maintenant à Amsterdam, où ils ont créé avec Mathieu Van Bellen et la violoniste Maria Milstein (elle était aussi de l’aventure Dvorak), un centre de musique de chambre, le Muziekhaven.
On est heureux de les découvrir dans des partitions qui leur permettent d’exploiter leur complicité artistique. Les cinq sonates pour violoncelle et piano du maître de Bonn (les deux de l’opus 5, l’opus 69 et les deux de l’opus 102) s’étalent sur une période créatrice d’une vingtaine d’années, entre 1796 et 1815. On considère qu’elles ouvrent l’ère de la sonate romantique pour le violoncelle et que leur liberté formelle au classicisme mesuré et à l’indéniable beauté plastique donne à l’instrument ses premiers vrais titres de noblesse, au moment où le violoncelle quitte son rôle traditionnel de continuo pour devenir un soliste de premier plan. On ne reviendra pas sur la genèse de chacune de ces sonates, le livret leur consacrant sept pages rédigées par Colin Lawson, qui précise que « le goût de Beethoven pour ce genre a fait de ses cinq chefs-d’œuvre des pierres angulaires du répertoire et des précédents de taille pour les deux sonates de Brahms qui paraîtront à la fin du XIXe siècle. » Le programme est complété par les trois séries de variations : l’opus 66, inspiré par un air du Papageno de Mozart, les douze Variations sur un thème de « Judas Maccabée » de Haendel WoO45 et les Variations sur « Bei Männern, welche Liebe fühlen » de la Flûte enchantée Wo046. Beethoven avait la capacité de sélectionner avec soin ses références.   
La concurrence est redoutable pour les frères Epstein. Le souvenir des duos légendaires formés par Pablo Casals et Rudolf Serkin, Pierre Fournier et Friedrich Gulda ou avec Wilhelm Kempff, Mstislav Rostropovitch et Sviatoslav Richter ou Jacqueline Du Pré et Daniel Barenboim sont vivaces. Plus récemment, Rafaël Wallfisch et John York, Hidemi Suzuki et Yoshiko Kojima ou Xavier Philipps et François-Frédéric Guy en ont livré de convaincantes versions. Le duo Epstein tient une belle place dans cette liste : la virtuosité est en place lorsque les partitions l’exigent, mais les solistes veillent toujours à conserver ce classicisme mesuré qui sert si bien Beethoven tout en assurant une vie rythmique et un sens dimensionné du phrasé. L’enregistrement a été effectué du 3 au 6 janvier et du 13 au 16 septembre 2018 à la Chapelle musicale. On est heureux de savoir que le lieu les a inspirés dans leur démarche aboutie.


Jean Lacroix     

Richard Strauss, Rued Langgard et l’Orchestre Symphonique de Seattle


Comme bien d’autres se sont décidés à le faire, l’Orchestre Symphonique de Seattle dispose désormais de son propre label, ce qui va lui permettre de se faire encore mieux connaître ; il ne figure pas au nombre des plus célèbres machines de guerre orchestrales américaines. Il existe cependant depuis 1903, et a connu à sa tête une série de directeurs musicaux ou chefs permanents parmi lesquels on relève des noms prestigieux : Basil Cameron (1932-1938), Sir Thomas Beecham (1941-1944) ou Manuel Rosenthal (1950-1951). Ludovic Morlot a été à sa tête de 2011 à 2019, avant de céder le relais pour quatre saisons au Danois Thomas Dausgaard, qui en a été premier chef invité à plusieurs reprises.
Vers le CD
Seattle est la plus grande ville de l’Etat de Washington et compte une population de plus de 500 000 habitants. Elle dispose d’une superbe salle, implantée au cœur de la cité, le Benayora Hall. Son orchestre, dont la composition nominative complète se trouve au milieu du livret (c’est si rare !), a créé, depuis sa naissance, des œuvres de Elliott Carter, Morton Gould, Virgil Thomson, Gian Franco Malipiero et de plusieurs autres compositeurs. Il compte à son actif plus d’une centaine d’enregistrements, dont un grand nombre de partitions américaines, mais aussi Berlioz, Ravel ou Messiaen. Le CD qui paraît sous l’étiquette de la formation (SSM1023) est consacré à la Symphonie alpestre de Richard Strauss, précédée du prélude de l’opéra biblique Antichrist de Rued Langgard (1893-1052). La présence d’un Danois à la tête du Symphonique de Seattle est l’occasion de saluer un compositeur peu reconnu de son vivant, y compris dans son pays, et dont nous avons évoqué il y a quelques mois la parution des symphonies 2 et 6, chez Dacapo, dirigées par le Finlandais Sakari Oramo.

La progressive redécouverte de ce créateur qui termina sa vie comme organiste de la cathédrale de Ribe montre à quel point il était préoccupé par des principes spirituels et par le monde du christianisme, dans un contexte marqué par la figure du Christ et de sombres images de ses ennemis. Son seul opéra Antichrist, qui a  connu une longue gestation entre 1921 et 1939 et a été joué à la Radio danoise en 1980, reflète la fascination pour cette figure qui n’apparaît pas souvent dans les textes bibliques, en dehors de rares allusions chez Saint Paul ou Saint Jean. On le retrouve chez Nietzsche, ainsi que dans des cercles culturels du début du XXe siècle. Le livret, exclusivement en anglais, esquisse la pensée de Langgaard à travers des écrits de la mère du compositeur, dans lesquels Richard Strauss apparaît comme une figure de cet Antéchrist redouté (Salomé ! donnée à Copenhague en 1919), qui attirait son fils, tout comme son compatriote Carl Nielsen et sa Symphonie n° 4 « Inextinguible » qui date de 1916. On comprend dès lors le lien qui unit le programme du CD. Langgaard compose son opéra sur des manifestations de l’Antéchrist à travers des figures allégoriques, et sur la destruction finale du personnage. L’œuvre a fait l’objet d’un enregistrement en 1988, et semble-t-il, d’un DVD en 2002. Le Prélude que l’on découvre ici, d’une durée d’une bonne douzaine de minutes, semble à l’audition opposer les forces du bien et du mal par une opposition de passages mystérieux avant un déploiement orchestral qui se dilue peu à peu.

Le plat de résistance du CD est la Symphonie alpestre de Richard Strauss, une partition aux sonorités orchestrales somptueuses, écrite entre 1911 et 1915, sorte de grande fresque panthéiste dans laquelle la nature joue un grand rôle. Parfois décriée pour son côté descriptif, elle fait cependant effet sur les auditeurs par son côté grandiose et quelque peu cinématographique. C’est de la musique en cinémascope, orchestrée avec art et distillée avec une science consommée de l’instrumentation. Il en existe des versions exceptionnelles, notamment celle de Karajan avec le Philharmonique de Berlin, d’une époustouflante plasticité. C’est une œuvre idéale pour le DVD : Giuseppe Sinopoli est colossal avec la Staatskapelle de Dresde à l’occasion du 450e anniversaire de l’orchestre, le 27 septembre 1998, chez Arthaus. Mais il faut aller vers une mise en images d’une beauté visuelle absolue à travers une randonnée en montagne qu’accomplit avec subtilité David Zinman à la tête du Tonhalle-Orchester de Zürich pour EuroArts ; c’est un fascinant mariage entre l’animation sonore et les paysages de forêts, d’alpages et de glaciers, avec un orage terrifiant et une exaltation de la nature, du coucher du soleil à l’aube naissante.
Avec le Symphonique de Seattle, Thomas Dausgaard joue la même carte que Zinman : celle de la subtilité et du raffinement, implantant cette évocation panthéiste dans un modèle pointilliste bien équilibré, qui ne ménage pas les effets lorsqu’ils sont présents, mais ne les accentue pas. Il arrive ainsi à dégager la poésie et le lyrisme qui se cachent derrière la lumière ou les nuages tout en leur conservant leur noblesse. Ce n’est sans doute pas la partition la mieux venue de l’immense compositeur que fut Richard Strauss, mais il n’empêche qu’il faut saluer l’élan qui la traverse et qui rappelle l’environnement qui était celui du compositeur et de sa villa à Garmisch Partenkirchen. Le prélude de Langgaard provient d’un concert public d’avril 2019, la symphonie de Strauss, d’une prestation live de juin 2017. Les prises de son sont soignées : elles témoignent d’une belle transparence sonore.

Jean Lacroix           

Nuit de Noël

               
Vers le CD 
Si vous voulez glisser un joli cadeau de Noël sous le sapin, ou vous offrir égoïstement (mais cela se concevrait aisément) de la musique de circonstance, il vous suffit d’acquérir un album de deux CD (Alpha 571) qui vous ravira, ainsi que votre entourage. Sous une jolie couverture où un sapin blanc scintille, on découvre deux programmes. Le premier est intitulé Noël traditionnel. Chants baroques et met en scène des pièces diverses d’une dizaine de compositeurs célèbres ou moins connus, du XVe au XVIIIe siècles : Michel Corrette (trois pièces), Louis-Claude Daquin (deux pièces), Marc-Antoine Charpentier et Charles-Hubert Gervais (deux pièces également), Jean de Brébeuf, André Raison, Nicolas Saboly, Jean Mouton, Claudin de Sermisy, Eustache du Caurroy ou encore Franz Xaver Gruber dans l’immortelle Douce Nuit, ainsi que le traditionnel Il est né le divin enfant, arrangé par l’organiste Yves Castagnet. Le deuxième CD de l’album est consacré au Noël classique. On y retrouve Bach, Vivaldi, Marin Marais, Valentini, Haendel, Corelli ou Telemann dans des extraits de morceaux instrumentaux, concertants, orchestraux ou choraux bien connus : une Partita, le Magnificat, une suite pour violoncelle entre autres délicatesses pour Bach, chœurs du Messie pour Haendel, concerto grosso fatto per la notte di Natale (en intégralité) pour Corelli, etc…
Ce programme est un bel échantillon représentatif de maintes productions Alpha antérieures, dont ils sont tirés dans le souci évident de plaire au plus grand nombre. Ce qui ne peut qu’être le cas lorsque les interprètes sont de haut niveau. Impossible de les citer tous, contentons-nous d’en évoquer quelques-uns : Maîtrise de Radio-France, Poème Harmonique, Ensemble Clément Janequin, Amandine Beyer, Café Zimmermann, Vox Luminis, Ensemble 415, Concert Spirituel… Une brochette de talents indiscutables qui font de cet album un bel objet musical, mais aussi décoratif : à l’intérieur, il y a une jolie surprise ! Un album qui, en fin de compte, peut ne pas se limiter à l’écoute en période de Noël, car l’esprit de cette fête, celui de la paix, est à maintenir en toute saison.


Jean Lacroix