Il est un plaisir dont les progrès de l'internet et en particulier des éditions virtuelles menacent de nous priver: celui de se constituer une collection d'oeuvres littéraires ou musicales, bibliothèque ou sonothèque, matérialisées dans des étagères spécialement dédiées à les réunir et à nous inviter régulièrement au bonheur de les redécouvrir. Pas d'un clic de clavier, non, ou d'un effleurement d'écran de tablette, encore moins! Mais, après avoir parcouru des yeux les tranches alignées des couvertures ou des boitiers, en saisir un, en lire la "quatrième", se laisser convaincre d'y consacrer l'heure qui vient, l'ouvrir et en commencer la lecture ou l'écoute. Jean Lacroix fait partie de ceux qui, comme nous, n'envisage pas que ces moments d'allégresse soient dépourvus de la matérialité de la page ou du disque. Pour nous en convaincre, il nous invite à la découverte d'un nouveau label...
Jean Jauniaux, 29 juillet 2018.
On n’arrête pas de dire que le CD
est agonisant et que ses jours sont comptés.
En tout cas, le nombre de
parutions ou de rééditions n’a jamais été aussi important ni le choix aussi
vaste. Heureuse époque pour celui qui découvre les grandes partitions du
répertoire dans un son superlatif ou qui peut aller à la découverte des grandes
références du passé.
Le label SWR bénéficie, dans ce dernier domaine, d’un
catalogue particulièrement attrayant. Dans une série économique à la
présentation spartiate, il propose un programme Ravel (SWR19504) et un autre
consacré à Berlioz (SWR19503) par le Symphonique de Baden-Baden und Freiburg.
Cette phalange, qui existe depuis 1946, a été confiée à des baguettes aussi
prestigieuses que Hans Rosbaud, Ernest Bour, Michael Gielen, Sylvain Cambreling
ou François-Xavier Roth. Ces chefs d’orchestre sont des figures bien connues dans
notre pays. Dans le CD Berlioz, dévolu aux ouvertures, rarement jouées en
concert (Waverley, Les Francs-Juges ou Rob Roy), Sylvain Cambreling, directeur musical de la Monnaie de
1981 à 1991, puis de cet ensemble de la Forêt-Noire de 1999 à 2011, insuffle aux
musiciens un engagement valeureux. Il met bien en valeur l’orchestration
opulente du compositeur ; ce sont des versions enregistrées entre 2000 et
2007. Pour Ravel, Ernest Bour est aux commandes (il donna de beaux
concerts avec notre Orchestre National durant les deux dernières décennies du
XXe siècle). Il a travaillé trente ans avec le Baden-Baden und Freiburg SO et
cette fréquentation donne un Ravel fin et racé en studio, entre 1967 et 1977,
dans des suites somptueuses de Daphnis et
Chloé, dans un Menuet antique et
un Tombeau de Couperin émouvants. Un
bémol pour un Tzigane sans flamme
avec Pina Carmirelli, racheté par le cycle de poèmes Shéhérazade que la soprano Arleen Auger illumine de sa sensibilité.
L’Orchestre de la Radio de Stuttgart est lui aussi à l’honneur. Roger
Norrington dirige sans bavure les spectaculaires Planètes de Holst, mais il lui manque ce grain de folie qu’y
injectaient Boult ou un Karajan inattendu. Chez le même label, dans une autre
série semi-économique, on se réjouira de redécouvrir la rigueur, la sobriété
solennelle et la sonorité légendaire de l’archet de Janos Starker dans un
éventail peu courant (SWR19418). Il rassemble trois partitions pour
violoncelle et orchestre du XXe siècle : celle de Hindemith, sévère et
méthodique (en 1971, direction Andreas von Lukacsy), la symphonie concertante
de Prokofiev, ironique et dramatique (en 1975 avec Ernest Bour) et celle de
Rautaavara, une luxuriante rareté dans le répertoire du virtuose (en 1978 avec
Blomstedt). Retour à Hindemith, mais en tant que chef, à la tête de ce même
orchestre de la Radio de Stuttgart en juin 1958 pour une 7e
symphonie de Bruckner (SWR19417) qui doit beaucoup à l’influence de Wilhelm
Furtwängler pour lequel Hindemith avait une grande admiration. L’auteur de Mathis der maler était un excellent
défenseur de ses propres œuvres, des disques en témoignent ; on se rendra
compte qu’il pouvait aussi s’investir dans les grandes fresques du maître de
Linz. Dans ce superbe document sonore, remastérisé avec soin, il prend à bras-le-corps
cette partition monumentale dans un tempo qui respire sans négliger l’énergie
vitale. Et l’on pense à la grandeur qu’y introduisait Furtwängler…. Le clou de
cette série de CD, qui recèle encore bien des trésors, est un récital de chant
consacré à des musiciens contemporains de Mozart et à leurs opéras :
Holzbauer, Gluck, Reichardt, Paisiello, Righini et Cherubini. Ce festival
d’airs peu fréquentés, qui date des années 1958 à 1962, a pour
« vedette » le solaire Fritz Wunderlich au sommet de sa forme vocale.
Cet artiste miraculeux est décédé quelques jours avant ses 36 ans d’un banal
accident domestique. Quelle perte irréparable ! Le label SWR lui consacre
une édition en plusieurs CD ; nous avons choisi celui-ci pour la rareté du
répertoire (SWR19059). Mais tout ce qui vient de cette incomparable voix de
ténor est à thésauriser. On entend avec lui les orchestres de Kaiserslautern ou
de la Radio de Sarrebrück et l’on prend conscience de l’énorme travail de fond
qui était alors en place en Allemagne sur le plan musical. Les partenaires de
Wunderlich sont de bon niveau. Le plaisir consiste aussi à retrouver parmi eux
la soprano belge Elisabeth Verlooy, dans la splendeur de ses 25
printemps ; deux ans auparavant, elle s’était vue gratifier d’un prix Mozart
à Salzbourg. En bonus, un air de Scarlatti et un Ombra mai fu extrait du Serse
de Haendel, à écouter à genoux . C’est un émouvant hymne à la nature, mais
c’est d’abord une leçon de chant donnée par Wunderlich!
Jean Lacroix, juillet 2018