vendredi 23 novembre 2018

Philippe Herreweghe et l’héritage de Luther dans trois cantates de Bach

Philippe Herreweghe et l’héritage de Luther dans trois cantates de Bach


SONN UND SCHILD CANTATAS - Cantatas BWV 4 - 79 - 80



Depuis qu’avec son Collegium Vocale Gent Herreweghe propose des versions de cantates de Bach sous son propre label PHI, on est à chaque fois séduit par une pochette de présentation qui représente un aspect végétal. Dans le cas du présent CD (LPH 030), qui réunit trois cantates inspirées de Martin Luther, une délicate feuille de châtaignier donne à l’album un côté automnal. C’est plastiquement bienvenu et, en fin de compte, correspond tout à fait à l’état d’esprit qui anime les interprétations de Herreweghe, passé maître dans l’art de la mesure et la retenue. Ce que d’aucuns lui reprochent parfois (nous avouons en être). Trois cantates donc, représentatives des années 1724-1725. C’est la n° 80 qui ouvre le bal, si l’on ose dire ; son titre, Ein feste Burg ist unser Gott, précise que « notre Dieu est une solide forteresse ». Destinée à la fête de la Réforme, fixée au 31 octobre, elle remonte à l’époque où le Cantor travaillait à Weimar et est basée, pour quatre strophes, sur un choral éponyme de Luther, et pour les autres, sur un texte d’un contemporain inspiré par un passage de l’Evangile selon Saint-Luc. L’effectif ne comprend que des cordes et des hautbois, quatre solistes et un chœur à quatre voix. A noter que la version avec trompettes, souvent programmée de nos jours, est une révision due à Wilhelm Friedemann Bach dix ans après la mort du père.

La cantate n° 79, Gott der Herr ist Sonn und Schild (« Dieu est soleil et bouclier »), clôture le disque. Elle aussi a été écrite pour la fête de la Réforme, celle du 31 octobre 1725 et, quoique destinée à un univers liturgique comme celle qui la suit dans la numérotation, elle a un caractère plus festif. En six mouvements qui débutent par un prélude instrumental, bien agrémenté par les cors, elle se déploie dans un univers sonore éclatant, dans lequel les hautbois, les timbales et les cordes offrent un écrin somptueux aux solistes et aux chœurs.

Entre ces deux partitions, on peut admirer une des cantates les plus célèbres de Bach, la n° 4, Christ lag in Todesbanden (« Le Christ reposait dans les liens de la mort »). On pourrait s’étonner de la retrouver là, car elle date de 1707-1708, mais Herreweghe la propose dans la version révisée de 1725, qui ajoute trombones et cornets aux cordes initiales et à la basse continue, mais aussi aux quatre solistes et aux chœurs. Les sept mouvements qui suivent la sinfonia d’ouverture suivent scrupuleusement le poème d’un cantique du XIe siècle adapté par Luther. L’hommage à ce dernier se révèle en fin de compte significatif et cohérent en termes de moment d’écriture.

L’ordre des cantates dans l’enregistrement crée une continuité d’esprit et de logique interne, mais on se surprend parfois à éprouver l’envie d’un élan global plus vigoureux et d’un geste plus appuyé du chef. On retrouve encore une fois la mesure et la retenue, pour ne pas dire la pudeur, avec laquelle Herreweghe aborde son sujet. Nous sommes loin de la fougue et de la théâtralité d’un Gardiner. Mais la conception se défend, d’abord parce que le côté plastique est préservé, mais sans doute aussi parce que, chez Herreweghe, la ferveur domine, ce qui est infiniment respectable. Comme toujours, le Collegium Vocale Gent suit son meneur comme un seul homme. Les solistes sont des habitués. On retrouve le métier de la basse Peter Kooij (quarante ans de collaboration avec Herreweghe !), la finesse de la soprano Dorothee Mields, la solidité du ténor Thomas Hobbs et la fragilité du contreténor Alex Potter. Il est évident que les minimes réserves que l’on pourrait opposer à ce CD de haut niveau ne sont que des broutilles par rapport à la qualité du produit. Le reste est pure question de goût personnel.

Jean Lacroix




Sainte Cécile: patronne des musiciens... Une virtuosité sans faille de l'Ode for St Cecilia's day de Handel

L’Ode à Sainte Cécile de Haendel par le Dunedin Consort

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Fondé en 1995, le Dunedin Consort tient son nom de l’ancienne appellation celtique du château d’Edimbourg, le Din Eydin. Cet ensemble baroque a rapidement acquis ses titres de noblesse à travers des émissions de la BBC, mai aussi par le biais d’enregistrements d’œuvres de Monteverdi, Bach, Mozart ou Haendel, salués avec faveur par la critique. Cette fois, c’est encore à des partitions de Haendel qu’il s’attache, dans un CD Linn (CKD 578) enregistré au Festival de Cracovie Misteria Paschalia de 2018, ce qui lui permet de s’adjoindre les forces du remarquable Chœur de la Radio polonaise. Au programme, l’Ode à Sainte-Cécile, patronne traditionnelle des musiciens. 
Cette œuvre splendide date de 1739 ; elle a été créée la même année, à Londres, le 22 novembre, jour de la fête de Sainte-Cécile, au cours d’un concert qui vit la reprise de l’ode fastueuse Alexander’s Feast, composée en 1736, qui saluait déjà la sainte ; quelques concerti complétaient l’audition. La musique joue un rôle fondamental dans l’harmonie de l’Univers, c’est ce qu’exalte Haendel, avec des textes issus d’un poème éponyme de Dryden écrit en 1687. S’il parle avec foi de la nature, c’est bien parce qu’il écrit une partition riche en couleurs, dont l’inspiration se maintient tout au long de trois bons quarts d’heure, avec une alternance de pièces instrumentales, d’arias et de passages choraux. On ne compte plus les réussites discographiques pour cette pièce lyrique dont le charme, la pureté et l’expressivité envoûtent l’auditeur. Harnoncourt, Willcocks ou Pinnock s’en étaient emparés avec une réussite totale, maintenant l’architecture globale dans la transparence, la concentration et la ligne voulues. John Butt, le leader du Dunedin Consort, s’inscrit aisément  dans cette grande tradition, il emporte le tout dans l’enthousiasme et la ferveur, dans la délicatesse ou la modération, avec des rythmes incisifs ou des richesses émotionnelles sans cesse renouvelées. 
Le travail des chœurs polonais emporte l’adhésion à travers l’engagement fourni et le relief des interventions. A tout cela s’ajoute le choix des deux solistes. Là aussi, on se régale. Ian Bostridge est sensible, la voix est claire, son intonation est naturelle et si équilibrée qu’elle en devient exemplaire. Quant à la soprano Carolyn Sampson, en état de grâce (comme elle l’est la plupart du temps dans la musique baroque), elle exprime tant de finesse, d’humilité et de séduction de timbres, avec un léger vibrato maîtrisé, qu’elle s’immisce dans notre cœur pour mieux l’étreindre. Le mouvement final, d’une fluidité et d’une ductile souplesse, permet aux chœurs polonais de se surpasser dans un élan irrésistible qui clôture l’oeuvre avec panache. Ah, le beau disque à thésauriser! Il traduit à merveille le propos de l’exaltation de la nature, mais aussi et surtout celle de la musique. En complément de programme, le concerto grosso opus 6 n° 4, qui fait partie de ce que l’on peut considérer comme le chef-d’œuvre haendelien dans le domaine orchestral, est servi par les instrumentistes du Dunedin Consort avec une virtuosité sans failles. C’est un bien bel hommage qui leur est ainsi rendu.   

                                                                                                                        Jean Lacroix




                                                                            

Arabella Steinbacher & Eldbjorg Hemsing: le violon en état de grâce

Le violon en état de grâce

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Dans l’actuelle génération de jeunes violonistes de talent, Arabella Steinbacher s’est taillée une place de choix. Née en 1981 d’un père allemand, pianiste, et d’une mère japonaise, chanteuse, elle s’illustra dès l’âge de 19 ans au Concours de violon Joseph Joachim de Hanovre. Elle a étudié à Munich avec Anna Chumachenko, avant de se perfectionner auprès d’Ivry Gitlis. Depuis lors, elle ne cesse de s’imposer sur les scènes internationales ; on l’a retrouvée à Londres, Dresde, Boston ou Chicago, accompagnée par des chefs prestigieux comme Colin Davis ou Charles Dutoit. Elle a déjà à son actif une discographie qui ne cesse de s’étoffer et se produit aussi en musique de chambre. Le label Pentatone vient de lui offrir l’occasion d’enregistrer un répertoire peu fréquenté, celui du concerto pour violon et orchestre de Richard Strauss (PTC 5186 653). Il s’agit de l’opus 8 du compositeur de Don Juan, une partition de jeunesse d’une trentaine de minutes en trois mouvements, que son auteur renia par la suite. Cela avait toutefois démarré sous les meilleurs auspices puisque, composé en 1881-1882 (Richard Strauss avait 17 ans !), le concerto fut créé dans une transcription violon/piano à Vienne en décembre 1882 par le dédicataire Bruno Walter, Strauss assurant la partie de piano. La première avec orchestre eut lieu à Leipzig en 1889. Arabella Steinbacher, toute en grâce, subtilité et distinction, sert à merveille cette œuvre souvent négligée et dont la discographie est peu fournie. On épinglera la version d’Ulf Hoelscher, accompagné par la Staatskapelle de Dresde sous la direction de Rudolf Kempe en 1975, mais il faut la chercher dans un gros coffret EMI. Le style romantique de la partition, qui évoque Bruch, Mendelssohn et Brahms sans parvenir à leur niveau d’inspiration, alterne des moments solennels avec des instants intimistes ; on perçoit le futur génial orchestrateur, mais le métier est en gestation. Saluons donc la prestation de la soliste qui réussit à élever le niveau par la séduction et la finesse de son jeu, servi par son Stradivarius, le Booth de 1716 prêté par la Nippon Music Foundation. Délicatesse et distinction sont aussi les caractéristiques des compléments de programme, des miniatures du même Richard Strauss. Elles proposent des transcriptions de lieder, qui datent pour la plupart d’avant 1900, mais aussi de l’opéra Arabella de 1933, dont l’extrait donne son titre au CD : « Aber der Richtige… ». Cette allusion au prénom de la soliste indique bien que cette musique est « faite pour elle ».  L’orchestre symphonique de la WDR, sous la baguette de Lawrence Foster, offre à Arabella Steinbacher l’écrin requis pour sa musicalité et le charme qui se dégage de son archet.

La violoniste norvégienne Eldbjorg Hemsing, née en 1990, tient elle aussi une place de choix dans le contexte international, même si elle n’a pas encore atteint la notoriété d’Arabella Steinbacher. Invitée régulière de festivals internationaux, elle joue sur un Guadagnini de 1754, prêt de Dextra Music Foundation. La firme Bis (BIS-2246) lui offre l’opportunité d’un programme tchèque dans lequel sa virtuosité peut se déployer avec aisance. Le célèbre concerto de Dvorak, qui date de l’été 1879, est un classique du répertoire. La concurrence discographique est grande, d’Oïstrakh à Perlman et à beaucoup d’autres. Hemsing fait chanter le lyrisme et l’exubérance des mélodies, en se jouant des pièges introduits par le compositeur en termes d’expressivité, de rythmes de danses et d’arabesques. Mais c’est dans le complément de programme moins joué que la soliste convainc vraiment. La Fantaisie pour violon et orchestre en un mouvement de Josef Suk, le gendre de Dvorak, date de 1902. Un peu moins de vingt-cinq minutes de plénitude sonore, d’un romantisme mesuré, au cours desquelles la filiation avec le beau-père coule de source. Suk nous entraîne dans un univers où le lyrisme bénéficie du charme des mélodies et de la solidité d’une indiscutable inspiration ; ce morceau mériterait une plus large audience dans les programmes de concert. Eldbjorg Hemsing sert cette arche à la fois brillante et nostalgique d’un geste ample et noble. La transcription de six pièces pour piano de Suk, effectuée par Stephan Loncz, violoncelliste du Philharmonique de Berlin, ajoute à ce beau CD une note harmonieuse, sous le titre de Liebeslied, qu’il est inutile de traduire. Attardons-nous encore sur la performance de l’Antwerp Symphony Orchestra, qui s’appelait autrefois Philharmonie royale des Flandres, et dont la qualité des pupitres est à saluer. Il est placé ici sous la direction du chef principal de la maison d’opéra d’Astana au Kazakhstan, Alan Buribayev, né en 1979, qui fut lauréat du Concours de direction Lovro von Matacic à Zagreb. Par sa précision et son sens du dosage des timbres, il permet à la phalange anversoise et à la soliste de signer un CD bien attrayant. 


Jean Lacroix

Henri Dutilleux : exigence créatrice, perfectionnisme et volonté d’indépendance

L’univers raffiné des œuvres symphoniques de Henri Dutilleux


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En 2013, Henri Dutilleux nous quittait à l’âge de 97 ans. Ce compositeur, dont la dimension apparaîtra de plus en plus grande dans l’histoire de la musique à mesure que le temps passera, était réputé pour son exigence créatrice, son perfectionnisme et sa volonté d’indépendance qui se refusait à suivre les courants. Il a laissé un nombre de partitions rigoureusement sélectionnées, au point de renier des œuvres de jeunesse ou de les revoir ultérieurement avec minutie. Ce natif d’Angers qui travailla pendant une vingtaine d’années à la Radio française se fit remarquer par un coup d’éclat en 1951 lorsque sa Symphonie n° 1, qui est sa première production orchestrale, fut créée par Roger Désormière, avant d’être reprise par des chefs aussi renommés qu’Ansermet, Martinon ou Munch. Ce dernier allait devenir un ardent défenseur des œuvres de Dutilleux. Ses partitions regorgent de couleurs et d’atmosphère poétique ; en digne héritier de Debussy, Ravel ou Roussel, Dutilleux déploie un geste musical dans lequel la primauté du spirituel est une préoccupation majeure. Lorsqu’il utilise des moyens modernes ou des timbres nouveaux, c’est pour les transfigurer en nuances délicates, en harmonies raffinées, en effets sensibles. La Symphonie n° 1 requiert un orchestre imposant au sein duquel des passages solistes mettent en valeur les instruments, dont la palette sonore est enrichie par le xylophone, le glockenspiel, le célesta, la grosse caisse ou le tam-tam. En 1977, Jean-Claude Casadesus en avait signé un enregistrement pour la firme Calliope, qui avait obtenu le Grand Prix de l’Académie du disque. Il était alors à la tête de l’Orchestre National de Lille. Il en donne une nouvelle version, flamboyante, mûrie, intégrée, près de quarante ans après, à la tête du même orchestre, « son » orchestre depuis quatre décennies, pour la firme Naxos (8.573746), dans une prise de son lumineuse qui date de juillet 2016. L’œuvre est en quatre mouvements, introduite par une Passacaille, forme ancienne de danse peu utilisée dans les structures symphoniques ; elle ouvre un univers rythmé qui va peu à peu engendrer une progression sonore d’une densité qui culmine par un coup de gong avant de se dissiper dans une aura poétique ouvrant la porte à un Scherzo rapide. Suit un Intermezzo sinueux au cours duquel la mélancolie se confond avec l’élégie. Le Final se déploie en variations, ponctuées par les percussions et les timbales, dans un climat qui va permettre à la tension concentrée de diminuer pour se fondre peu à peu dans le silence.

Le programme de ce CD est complété par les Métaboles de 1964 que Charles Munch avait enflammées dans une gravure Erato légendaire, un incendie que Casadesus porte à la même intensité. Cette commande de l’Orchestre de Cleveland à l’occasion de son 40e anniversaire fut créée par Georges Szell en janvier 1965. L’œuvre comporte cinq mouvements qui, comme le titre de Métaboles l’indique, implique des changements de l’ordre du rythme ou de la mélodie tout au long de l’exécution, qui se fait sans interruption. Dans chaque volet successif, une couleur spécifique est distillée par un groupe de timbres différents, les bois, puis les cordes, suivis par les cuivres et enfin par les percussions. La dernière partie consiste en un tutti dynamique et chatoyant qui fait penser à une mosaïque de couleurs.

Pour compléter ce disque magique, les Citations, en deux parties, écrites l’une en 1985, l’autre en 1990, sont un hommage rendu à Britten et à son interprète Peter Pears, à l’occasion des 75 ans de ce dernier, fondateur, avec le compositeur de Peter Grimes, du Festival d’Aldeburgh,  puis à Jehan Alain, ce jeune organiste et compositeur mort au champ d’honneur en 1940, à l’âge de 29 ans. Dutilleux y ajoute une référence à Janequin. Ici, la sobriété des moyens est de circonstance. Le hautbois, le clavecin, la contrebasse et les percussions s’accordent et se répondent dans un univers symbolique au climat résolument fluide et élégiaque.

Jean Lacroix


                                                                                                                                     





mardi 20 novembre 2018

Le Schuberts Winterreise de Hans Zender: lorsqu’un chef-d’œuvre en visite un autre

Lorsqu’un chef-d’œuvre en visite un autre : le Schuberts Winterreise de Hans Zender

Schuberts Winterreise 


Il ne faut pas galvauder les termes que l’on utilise, il convient au contraire de les mesurer. C’est ce que nous allons nous efforcer de faire en découvrant un CD hallucinant - ce mot signifiant ici « qui évoque un sentiment extraordinaire »-, proposé par le label Alpha (425). Un CD qui ouvrira sans doute la porte à bien des discussions et risque de susciter tant le rejet que l’adhésion. En 1993, avait lieu la création à Francfort de la « relecture » par Hans Zender, né en 1936, d’une des partitions les plus emblématiques de Schubert, le Winterreise, qui, comme on le sait, est destiné à une voix soliste accompagnée d’un piano. Un Schubert admirable, à l’impact émotionnel intense, un cycle servi par les plus grands interprètes, au sommet desquels, aux oreilles de beaucoup, trône Dietrich Fischer-Dieskau. Zender, qui est aussi chef d’orchestre, s’était déjà penché sur des partitions de prédécesseurs : Dialog mit Haydn en 1982, 5 Préludes de Debussy en 1991, Schumann-Fantasie en 1997, les Variations Diabelli de Beethoven en 2011 et, première approche de Schubert, les Chöre en 1986.

Le Schuberts Winterreise est, selon les indications de Zender, une « interprétation composée » pour ténor et petit orchestre. Il s’agit d’un ensemble d’une bonne vingtaine de musiciens, parmi lesquels les instruments traditionnels se retrouvent en nombre limité (deux violons, deux altos, un violoncelle, une contrebasse, deux hautbois, deux flûte, deux clarinette, deux bassons…), mais où l’on entend encore une harpe, une machine à vent, des percussionnistes, un harmonica, un accordéon ou une guitare. Dans la notice du livret, on trouve un texte signé par Zender, qui écrit : « Pourquoi percevons-nous le Voyage d’hiver aujourd’hui avec une telle intensité et d’une manière toute nouvelle ? Avons-nous compris que, pour la première fois dans l’évolution de la grande tradition européenne, il exprime la solitude à l’époque de la modernité, ce terrible cri : « « Malheur à celui qui est seul ! », les tourments de notre existence, mais aussi le plaisir débordant de notre vie ? » Zender souligne en fin d’explication que le dialogue entre une époque passée et une époque en train de s’écouler se situe dans la transmission de la vie intellectuelle, qui se traduit dans le cas présent par l’intervention de moyens expressifs de notre temps.

L’amplification du matériau de base, limité et sobre (voix + piano), par un orchestre augmenté, des éléments de bruitage (l’évocation des pas du voyageur par un effet grandissant du soufflement des vents et de la percussion est impressionnante dès le début de la partition), l’utilisation de clusters qui secouent le discours, la voix qui va crescendo jusqu’au hurlement avant sa chute brutale, l’expressionnisme qui se dégage souvent de l’atmosphère, l’implication dramatique poussée dans l’intensité, les ralentissements ou les accélérations du tempo, la mise en valeur d’un univers insolite où les couleurs le disputent à la noirceur ou à l’angoisse, tout cela crée une sensation d’envoûtement face à laquelle on a le choix de s’enthousiasmer  ou de demeurer circonspect. Cette dernière démarche serait, à nos yeux, une erreur car elle induirait la négation de la possibilité d’une (re)lecture d’un chef-d’œuvre dont le parcours se situe, ne l’oublions pas, au bord du gouffre.

L’audition de la partition de Zender est une aventure tout à fait différente de l’original de Schubert, alors que les textes de Wilhelm Müller sont bien là ; le climat général suscite un univers sonore hagard, une présence expressive qui étreint le cœur et les sens, glace l’esprit et nous introduit dans un monde de violence et de déstructuration, que Schubert lui-même n’aurait peut-être pas renié s’il avait vécu à notre époque. Le paradoxe est bien là : contrairement à un grand chanteur schubertien, Matthias Goerne, qui a jugé la transposition de Zender « totalement inintéressante, sauf du point de vue commercial », avis exprimé sur internet, nous pensons que l’auditeur sera happé par une expérience émotionnelle et même charnelle qui l’atteindra au plus profond de lui-même et lui donnera l’envie de retourner au Winterreise dépouillé de Schubert. Celui-ci lui apparaîtra alors dans toute sa déchirure, sa nudité, son humanité et sa grandeur.

On l’aura compris : à nos yeux, ce CD Alpha est un achat prioritaire, d’autant plus que l’interprétation est phénoménale. Ce n’est pas la première fois que ce Zender est enregistré : Mark Padmore ou Ian Bostridge l’ont fait il n’y a pas si longtemps. Mais aussi Christoph Prégardien à la fin des années 1990, avec le Klangforum Wien que dirigeait Sylvain Cambreling. C’est le fils de Christoph, Julian Prégardien, qui endosse ici le rôle du voyageur, avec une implication, une musicalité et un engagement hallucinés. On se fait d’ailleurs la même remarque en contemplant la photographie de la pochette du CD : le visage de Julian Prégardien y apparaît dans un état proche de l’hébétude, avec un regard qui interpelle jusqu’au fond de l’âme. C’est la Deutsche Radio Philharmonie, sous la direction tout aussi engagée de Robert Reimer, qui accompagne le ténor. La prise de son a eu lieu à Saarbrücken, en public, le 22 janvier 2016. Elle est exemplaire et rend justice à cette « passion laïque » de Schubert ainsi nommée par Zender à travers son « interprétation composée ».  En exergue du livret, on peut lire quelques phrases écrites par Julian Prégardien : « Le cœur, la raison et les instruments du créateur forment la clef d’une voûte composée d’inspiration et de créativité. Le cœur, la raison et les instruments de l’interprète forment la clef d’un arc partant de la composition pour atteindre le public. Je contemple la voûte et l’arc des voyages de Wilhelm Müller, Franz Schubert et Hans Zender. Je pense et questionne. Je lis et ressens. Je sens et chante. » Il n’y a rien d’autre à ajouter.


                                                                                                             Jean Lacroix