Lorsqu’un chef-d’œuvre en visite un autre : le Schuberts Winterreise de Hans Zender
Schuberts Winterreise |
Il ne faut pas galvauder les
termes que l’on utilise, il convient au contraire de les mesurer. C’est ce que
nous allons nous efforcer de faire en découvrant un CD hallucinant - ce mot
signifiant ici « qui évoque un sentiment extraordinaire »-, proposé
par le label Alpha (425). Un CD qui ouvrira sans doute la porte à bien des
discussions et risque de susciter tant le rejet que l’adhésion. En 1993, avait
lieu la création à Francfort de la « relecture » par Hans Zender, né
en 1936, d’une des partitions les plus emblématiques de Schubert, le Winterreise, qui, comme on le sait, est
destiné à une voix soliste accompagnée d’un piano. Un Schubert admirable, à
l’impact émotionnel intense, un cycle servi par les plus grands interprètes, au
sommet desquels, aux oreilles de beaucoup, trône Dietrich Fischer-Dieskau.
Zender, qui est aussi chef d’orchestre, s’était déjà penché sur des partitions
de prédécesseurs : Dialog mit Haydn
en 1982, 5 Préludes de Debussy en
1991, Schumann-Fantasie en 1997, les Variations Diabelli de Beethoven en 2011
et, première approche de Schubert, les Chöre
en 1986.
Le Schuberts Winterreise est, selon les indications de Zender, une
« interprétation composée » pour ténor et petit orchestre. Il s’agit
d’un ensemble d’une bonne vingtaine de musiciens, parmi lesquels les
instruments traditionnels se retrouvent en nombre limité (deux violons, deux
altos, un violoncelle, une contrebasse, deux hautbois, deux flûte, deux
clarinette, deux bassons…), mais où l’on entend encore une harpe, une machine à
vent, des percussionnistes, un harmonica, un accordéon ou une guitare. Dans la
notice du livret, on trouve un texte signé par Zender, qui écrit : « Pourquoi percevons-nous le Voyage d’hiver
aujourd’hui avec une telle intensité et d’une manière toute nouvelle ?
Avons-nous compris que, pour la première fois dans l’évolution de la grande
tradition européenne, il exprime la solitude à l’époque de la modernité, ce
terrible cri : « « Malheur à celui qui est seul ! »,
les tourments de notre existence, mais aussi le plaisir débordant de notre
vie ? » Zender souligne en fin d’explication que le dialogue
entre une époque passée et une époque en train de s’écouler se situe dans la
transmission de la vie intellectuelle, qui se traduit dans le cas présent par
l’intervention de moyens expressifs de notre temps.
L’amplification du matériau de
base, limité et sobre (voix + piano), par un orchestre augmenté, des éléments
de bruitage (l’évocation des pas du voyageur par un effet grandissant du
soufflement des vents et de la percussion est impressionnante dès le début de
la partition), l’utilisation de clusters qui secouent le discours, la voix qui
va crescendo jusqu’au hurlement avant sa chute brutale, l’expressionnisme qui
se dégage souvent de l’atmosphère, l’implication dramatique poussée dans
l’intensité, les ralentissements ou les accélérations du tempo, la mise en
valeur d’un univers insolite où les couleurs le disputent à la noirceur ou à
l’angoisse, tout cela crée une sensation d’envoûtement face à laquelle on a le
choix de s’enthousiasmer ou de demeurer
circonspect. Cette dernière démarche serait, à nos yeux, une erreur car elle
induirait la négation de la possibilité d’une (re)lecture d’un chef-d’œuvre
dont le parcours se situe, ne l’oublions pas, au bord du gouffre.
L’audition de la partition de
Zender est une aventure tout à fait différente de l’original de Schubert, alors
que les textes de Wilhelm Müller sont bien là ; le climat général suscite
un univers sonore hagard, une présence expressive qui étreint le cœur et les
sens, glace l’esprit et nous introduit dans un monde de violence et de
déstructuration, que Schubert lui-même n’aurait peut-être pas renié s’il avait
vécu à notre époque. Le paradoxe est bien là : contrairement à un grand
chanteur schubertien, Matthias Goerne, qui a jugé la transposition de Zender
« totalement inintéressante, sauf du point de vue commercial », avis
exprimé sur internet, nous pensons que l’auditeur sera happé par une expérience
émotionnelle et même charnelle qui l’atteindra au plus profond de lui-même et
lui donnera l’envie de retourner au Winterreise
dépouillé de Schubert. Celui-ci lui apparaîtra alors dans toute sa
déchirure, sa nudité, son humanité et sa grandeur.
On l’aura compris : à nos
yeux, ce CD Alpha est un achat prioritaire, d’autant plus que l’interprétation
est phénoménale. Ce n’est pas la première fois que ce Zender est
enregistré : Mark Padmore ou Ian Bostridge l’ont fait il n’y a pas si
longtemps. Mais aussi Christoph Prégardien à la fin des années 1990, avec le
Klangforum Wien que dirigeait Sylvain Cambreling. C’est le fils de Christoph,
Julian Prégardien, qui endosse ici le rôle du voyageur, avec une implication,
une musicalité et un engagement hallucinés. On se fait d’ailleurs la même
remarque en contemplant la photographie de la pochette du CD : le visage
de Julian Prégardien y apparaît dans un état proche de l’hébétude, avec un
regard qui interpelle jusqu’au fond de l’âme. C’est la Deutsche Radio
Philharmonie, sous la direction tout aussi engagée de Robert Reimer, qui
accompagne le ténor. La prise de son a eu lieu à Saarbrücken, en public, le 22
janvier 2016. Elle est exemplaire et rend justice à cette « passion
laïque » de Schubert ainsi nommée par Zender à travers son
« interprétation composée ».
En exergue du livret, on peut lire quelques phrases écrites par Julian
Prégardien : « Le cœur, la
raison et les instruments du créateur forment la clef d’une voûte composée
d’inspiration et de créativité. Le cœur, la raison et les instruments de
l’interprète forment la clef d’un arc partant de la composition pour atteindre
le public. Je contemple la voûte et l’arc des voyages de Wilhelm Müller, Franz
Schubert et Hans Zender. Je pense et questionne. Je lis et ressens. Je sens et
chante. » Il n’y a rien d’autre à ajouter.
Jean Lacroix