mardi 20 novembre 2018

Le Schuberts Winterreise de Hans Zender: lorsqu’un chef-d’œuvre en visite un autre

Lorsqu’un chef-d’œuvre en visite un autre : le Schuberts Winterreise de Hans Zender

Schuberts Winterreise 


Il ne faut pas galvauder les termes que l’on utilise, il convient au contraire de les mesurer. C’est ce que nous allons nous efforcer de faire en découvrant un CD hallucinant - ce mot signifiant ici « qui évoque un sentiment extraordinaire »-, proposé par le label Alpha (425). Un CD qui ouvrira sans doute la porte à bien des discussions et risque de susciter tant le rejet que l’adhésion. En 1993, avait lieu la création à Francfort de la « relecture » par Hans Zender, né en 1936, d’une des partitions les plus emblématiques de Schubert, le Winterreise, qui, comme on le sait, est destiné à une voix soliste accompagnée d’un piano. Un Schubert admirable, à l’impact émotionnel intense, un cycle servi par les plus grands interprètes, au sommet desquels, aux oreilles de beaucoup, trône Dietrich Fischer-Dieskau. Zender, qui est aussi chef d’orchestre, s’était déjà penché sur des partitions de prédécesseurs : Dialog mit Haydn en 1982, 5 Préludes de Debussy en 1991, Schumann-Fantasie en 1997, les Variations Diabelli de Beethoven en 2011 et, première approche de Schubert, les Chöre en 1986.

Le Schuberts Winterreise est, selon les indications de Zender, une « interprétation composée » pour ténor et petit orchestre. Il s’agit d’un ensemble d’une bonne vingtaine de musiciens, parmi lesquels les instruments traditionnels se retrouvent en nombre limité (deux violons, deux altos, un violoncelle, une contrebasse, deux hautbois, deux flûte, deux clarinette, deux bassons…), mais où l’on entend encore une harpe, une machine à vent, des percussionnistes, un harmonica, un accordéon ou une guitare. Dans la notice du livret, on trouve un texte signé par Zender, qui écrit : « Pourquoi percevons-nous le Voyage d’hiver aujourd’hui avec une telle intensité et d’une manière toute nouvelle ? Avons-nous compris que, pour la première fois dans l’évolution de la grande tradition européenne, il exprime la solitude à l’époque de la modernité, ce terrible cri : « « Malheur à celui qui est seul ! », les tourments de notre existence, mais aussi le plaisir débordant de notre vie ? » Zender souligne en fin d’explication que le dialogue entre une époque passée et une époque en train de s’écouler se situe dans la transmission de la vie intellectuelle, qui se traduit dans le cas présent par l’intervention de moyens expressifs de notre temps.

L’amplification du matériau de base, limité et sobre (voix + piano), par un orchestre augmenté, des éléments de bruitage (l’évocation des pas du voyageur par un effet grandissant du soufflement des vents et de la percussion est impressionnante dès le début de la partition), l’utilisation de clusters qui secouent le discours, la voix qui va crescendo jusqu’au hurlement avant sa chute brutale, l’expressionnisme qui se dégage souvent de l’atmosphère, l’implication dramatique poussée dans l’intensité, les ralentissements ou les accélérations du tempo, la mise en valeur d’un univers insolite où les couleurs le disputent à la noirceur ou à l’angoisse, tout cela crée une sensation d’envoûtement face à laquelle on a le choix de s’enthousiasmer  ou de demeurer circonspect. Cette dernière démarche serait, à nos yeux, une erreur car elle induirait la négation de la possibilité d’une (re)lecture d’un chef-d’œuvre dont le parcours se situe, ne l’oublions pas, au bord du gouffre.

L’audition de la partition de Zender est une aventure tout à fait différente de l’original de Schubert, alors que les textes de Wilhelm Müller sont bien là ; le climat général suscite un univers sonore hagard, une présence expressive qui étreint le cœur et les sens, glace l’esprit et nous introduit dans un monde de violence et de déstructuration, que Schubert lui-même n’aurait peut-être pas renié s’il avait vécu à notre époque. Le paradoxe est bien là : contrairement à un grand chanteur schubertien, Matthias Goerne, qui a jugé la transposition de Zender « totalement inintéressante, sauf du point de vue commercial », avis exprimé sur internet, nous pensons que l’auditeur sera happé par une expérience émotionnelle et même charnelle qui l’atteindra au plus profond de lui-même et lui donnera l’envie de retourner au Winterreise dépouillé de Schubert. Celui-ci lui apparaîtra alors dans toute sa déchirure, sa nudité, son humanité et sa grandeur.

On l’aura compris : à nos yeux, ce CD Alpha est un achat prioritaire, d’autant plus que l’interprétation est phénoménale. Ce n’est pas la première fois que ce Zender est enregistré : Mark Padmore ou Ian Bostridge l’ont fait il n’y a pas si longtemps. Mais aussi Christoph Prégardien à la fin des années 1990, avec le Klangforum Wien que dirigeait Sylvain Cambreling. C’est le fils de Christoph, Julian Prégardien, qui endosse ici le rôle du voyageur, avec une implication, une musicalité et un engagement hallucinés. On se fait d’ailleurs la même remarque en contemplant la photographie de la pochette du CD : le visage de Julian Prégardien y apparaît dans un état proche de l’hébétude, avec un regard qui interpelle jusqu’au fond de l’âme. C’est la Deutsche Radio Philharmonie, sous la direction tout aussi engagée de Robert Reimer, qui accompagne le ténor. La prise de son a eu lieu à Saarbrücken, en public, le 22 janvier 2016. Elle est exemplaire et rend justice à cette « passion laïque » de Schubert ainsi nommée par Zender à travers son « interprétation composée ».  En exergue du livret, on peut lire quelques phrases écrites par Julian Prégardien : « Le cœur, la raison et les instruments du créateur forment la clef d’une voûte composée d’inspiration et de créativité. Le cœur, la raison et les instruments de l’interprète forment la clef d’un arc partant de la composition pour atteindre le public. Je contemple la voûte et l’arc des voyages de Wilhelm Müller, Franz Schubert et Hans Zender. Je pense et questionne. Je lis et ressens. Je sens et chante. » Il n’y a rien d’autre à ajouter.


                                                                                                             Jean Lacroix