Une partition décriée enfin ressuscitée : Le Tribut de Zamora de Charles Gounod
On fête cette année le
bicentenaire de Charles Gounod, né à Paris le 17 juin 1818. Ou plutôt on aurait
dû honorer dans la capitale de l’Hexagone la mémoire d’un des plus grands
compositeurs français du XIXe siècle. Comme le souligne avec opportunité une
revue spécialisé, cela n’a pas été le cas : « Si son Faust a rempli pendant des décennies les caisses de l’Opéra de
Paris (et de beaucoup d’autres), la Grande Boutique n’a pas daigné programmer
un seul ouvrage de Gounod pour célébrer le bicentenaire de sa naissance. »
(1).
|
Occasion ratée s’il en est, rachetée par des scènes provinciales, celle de
Tours par exemple, mais surtout par la parution en CD de la dernière partition
lyrique du musicien, Le Tribut de Zamora,
qui date de 1881. Laissons la parole à la même revue spécialisée : « La célébration du bicentenaire de la
naissance de Gounod, essentiellement redevable aux initiatives du Palazzetto
Bru Zane, Centre de musique romantique française établi à Venise, a fait
émerger par le concert puis par le disque des œuvres de jeunesse (cantates pour
le Prix de Rome, deux messes, etc.), les pages concertantes pour le
piano-pédalier, un florilège de pièces pour piano et de mélodies, l’intégrale
des cinq quatuors à cordes et deux opéras : Cinq-Mars et Le Tribut de
Zamora. Les dix minutes d’applaudissements qui ont salué l’exécution en
concert, à Munich, de ce dernier ouvrage, dont on n’osait plus prononcer
sérieusement le titre en France, prouvent au moins que la musique de Gounod n’a
rien perdu de son pouvoir de séduction. Cette résurrection a eu lieu dans la
salle du Prinzregenten Theater, reproduction saisissante de celle du
Festspielhaus de Bayreuth… » (2). Les mots « dont on n’osait plus
prononcer sérieusement le titre en France » se font ici l’écho d’une
condamnation définitive qui date de 1942, lorsque le musicologue Paul Landormy,
par ailleurs critique de qualité, écrivait dans la biographie qu’il consacra
chez Gallimard au compositeur de Mireille :
« Tout compte fait, Le Tribut de
Zamora ne mérite plus de sortir des rayons d’une bibliothèque que pour ne point
laisser de lacune dans la collection des oeuvres complètes de Gounod. »
Une sentence justifiée ?
On pourrait philosopher à
l’infini sur ces partitions méconnues ou oubliées depuis longtemps qui ne
trouvent plus grâce aux yeux des programmateurs de scènes d’opéra dont la
préférence est d’inscrire à leur affiche une Traviata ou un Barbier de
Séville de plus qui leur assurera une salle bien remplie. Notre gratitude
envers le Centre de musique romantique dont il est question ci-dessus n’en est
que plus grande pour avoir fait le choix de remettre en lumière tout un pan du
répertoire dont on se rend compte qu’il a été négligé à tort. Massenet,
Saint-Saëns, Hérold, Méhul, Halévy, Lalo et quelques autres ont été ainsi
servis avec bonheur ces dernières années par le label « Ediciones
Singulares ». C’est sous l’étendard de Bru Zane que le Palazzetto de
Venise publie désormais, ce qui n’est que logique. Le principe est le
même : une édition limitée et numérotée, dans une présentation luxueuse,
sous la forme d’un livre-disque qui contient deux CD, le livret intégral et des
textes et analyses du plus haut intérêt sur la genèse et la réception, rédigés
par des spécialistes. Que découvre-t-on à l’écoute de cette reconstitution de
concert du Tribut de Zamora (BZ
1033) ? Une oeuvre dont on est heureux d’apprendre qu’une partie a été
composée chez nous lors d’un séjour de Gounod à Nieuport-Bains au cours de
l’été 1880 et dont l’action se déroule dans le cadre exotique du califat de
Cordoue au IXe siècle. L’intrigue se concentre autour des amours du soldat
Manoël et de celle qu’il doit épouser, Xaïma. Mais le calife Ben Saïd, sur la
base du traité de Zamora, bataille perdue par les Espagnols quinze ans
auparavant, réclame un tribut complémentaire de vingt vierges, parmi lesquelles
se trouve Xaïma. Le calife en tombe amoureux, la belle refuse ses avances, elle
est emmenée de force. Après bien des péripéties, au nombre desquelles on trouve
les vaines tentatives de séduction de Ben Saïd, les retrouvailles de Xaïma avec
sa mère Hermosa qui, devenue folle, est elle aussi captive du calife, et les
actions courageuses de Manoël pour sauver sa fiancée, l’opéra s’achève par la
mort de Ben Saïd, poignardé par Hermosa. Cette histoire mouvementée est le
fruit du labeur de d’Ennery et Brésil, les librettistes ; si elle n’est
pas novatrice, elle en vaut bien d’autres.
Sur le plan musical, il faut bien
se rendre à l’évidence : nous sommes en présence d’une partition
séduisante, qui combine avec bonheur des airs bien tournés et pleins
d’inventivité avec des moments choraux prenants, « dans la tradition du
grand opéra français », comme l’indique la quatrième de couverture de ce
superbe livre-disque. On a du mal à comprendre pourquoi cette œuvre bien
construite, au lyrisme parfois dévastateur, au geste ample et à l’indiscutable
élan, n’a pas poursuivi une carrière digne d’elle, alors qu’elle avait fait un
triomphe lors de sa création le 1er avril 1881 et qu’elle connut un
peu moins de cinquante représentations au cours des deux saisons qui suivirent.
Gérard Condé, auteur d’une magistrale biographie consacrée à Gounod, parue en
2009, semble avoir trouvé l’explication : « L’écueil sur lequel Gounod buta probablement fut celui de ce qu’on
commençait à appeler le naturalisme. Le sujet l’appelait évidemment, mais
Gounod […] voulait placer le Vrai sous la garde jalouse du Beau, c’est-à-dire
de la forme claire et pondérée avec, pour modèle d’équilibre, l’opéra
mozartien. […] Le Tribut se voulait un manifeste esthétique. Mais le livret
n’était pas à la hauteur. » (3). On ajoutera aussi que Wagner était
passé par là et que le « produit Gounod » avait fait son temps, alors
que les livrets naturalistes avaient, par contre, de beaux jours devant eux.
Aujourd’hui, nous pouvons nous
intéresser sereinement à la musique, au-delà de l’action « exotique »
(dans ce domaine, la Lakmé de
Delibes, a de son côté bien survécu
alors qu’elle date, rappelons-le, de 1883). L’orchestration de Gounod
est bien équilibrée, claire et expressive, il y a unité de style, les mélodies
sont rythmées, ne suscitent pas de réserves quant à leur richesse vocale ou à
leur climat poétique. L’intérêt est constant au cours de l’audition. Il y a
même un grand air spectaculaire qui s’intitule « Debout, enfants de
l’Ibérie ! » et qui sonne avec majesté à la fin du premier acte.
Cette résurrection du Tribut de Zamora
doit beaucoup à l’équipe qui assure cette version de concert et qui y croit.
C’est l’infatigable défricheur Hervé Niquet qui dirige l’Orchestre de la Radio
de Munich avec fougue et conviction, un orchestre qui bénéficie d’une belle
assise collective et s’investit dans le projet, tout comme le chœur des
Bayerischen Rundfunks, aux références éloquentes. Quant aux solistes, ils sont
irréprochables : la soprano hollandaise Judith van Wanroij en Xaïma, le
ténor lithuanien Edgaras Montvidas en Manoël et, surtout Tassis Christoyannis
dans le rôle du calife. On retrouve ce baryton grec dans maints enregistrements
récents, notamment de mélodies françaises, salués par la critique; il signe une
fois de plus une prestation exemplaire. Cet enregistrement est un réel apport à
l’histoire de l’opéra français au XIXe siècle, il éclaire aussi d’un jour
nouveau l’évolution artistique de Gounod. C’est une surprise de taille que le
Palazzetto Bru Zane nous a réservée. Gageons que nous ne sommes pas au bout de
nos découvertes : il reste dans les archives bien des trésors à mettre au
jour.
Jean Lacroix
(1) Diapason n° 672, octobre
2018, p. 28
(2) Ibidem, p. 30
(3) Gérard Condé : Charles Gounod, Paris, Fayard, 2009, p.
452.