jeudi 26 septembre 2019

La mystique musicale de Messiaen, au piano et à l’orgue

On sait à quel point l’œuvre d’Olivier Messiaen est imprégnée de la tradition musicale catholique (mais aussi de cultures non chrétiennes et non européennes). On sait aussi que sa foi et sa ferveur étaient réelles et sont intégrées dans un langage qui relève à la fois de la poésie, de la vision cosmique et du mysticisme. Avec un ancrage dans la réalité quotidienne qui rend ce langage particulier, à la fois tendre et paroxystique, proche de notre monde, avec des couleurs sonores qui laissent rêveur.
Deux publications nous donnent l’occasion de pénétrer plus avant dans l’univers sacré de Messiaen. La première consiste en un album Alpha de 2 CD (423) qui propose les Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus, un cycle monumental pour piano qui dépasse les deux heures, écrit en six mois, de mars à septembre 1944 et créé par Yvonne Loriod le 26 mars 1945 à Paris, dans la Salle Gaveau. L’interprète deviendra la seconde épouse de Messiaen en 1961. Le livret reproduit le commentaire du compositeur, qui précise ses intentions et la portée poético-religieuse de sa démarche : « Contemplation de l’Enfant-Dieu de la crèche et regards qui se posent sur Lui : depuis le Regard indicible de Dieu le Père jusqu’au Regard multiple de l’Eglise d’amour, en passant par le Regard inouï de l’Esprit de joie, par le Regard si tendre de la Vierge, puis des Anges, des Mages et des créatures immatérielles ou symboliques (le Temps, les Hauteurs, le Silence, l’Etoile, la Croix). » L’explication de Messiaen est en fait beaucoup plus longue. Nous n’en retiendrons ici que la dernière partie : « Dom Columbia Marmion (le Christ dans ses mystères) et après lui Maurice Toesca (les douze Regards) ont parlé des regards des bergers, des Anges, de la Vierge, du Père céleste : j’ai repris la même idée en la traitant de façon un peu différente et en ajoutant seize nouveaux regards. Sans parler des chants d’oiseaux, carillons, spirales, stalactites, galaxies, photons, des textes de Saint Thomas, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse de Lisieux, des Evangiles et du Missel m’ont également influencé. Plus que dans toutes mes précédentes œuvres, j’ai cherché ici un langage d’amour mystique, à la fois varié, puissant et tendre, parfois brutal, aux ordonnances multicolores. » (1). Si l’on ajoute que chacun des vingt morceaux est accompagné d’un très bref poème d’inspiration sacrée écrit par Messiaen lui-même, on ne peut que constater l’importance de ce recueil dans la création globale du compositeur. Un seul exemple lyrique, à titre d’illustration, celui du Regard des Hauteurs, le n° VIII : « Gloire dans les hauteurs… les hauteurs descendent sur la crèche comme un chant d’alouette… ».
 
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On devine que pour entrer dans cet espace mystique, il faut se dépouiller de tout préjugé et revêtir dans le fond de son cœur un esprit de simplicité et d’ouverture qui accepte la vision éthérée et extatique, mais parfois aussi austère de Messiaen. Ecouter les Vingt Regards de l’Enfant-Jésus est une véritable expérience spirituelle qui touche à l’infini ; que l’on soit ou non croyant, elle donne accès aux mystères des beautés musicales et à leur plénitude. L’aventure est intérieure et elle s’adresse à ce qu’il y a de plus révélateur, de plus profond et de plus secret en chacun de nous, car ces regards, en fin de compte, sont peut-être bien destinés à nous mettre en face de nous-mêmes. Après la créatrice Yvonne Loriod, dont la version est accessible dans un gros coffret, d’autres pianistes se sont attaqués avec succès à ce monument colossal : Michel Béroff, Roger Muraro, Pierre-Laurent Aimard… Cette fois, l’Allemand Martin Helmchen, né en 1982, lauréat en 2001 du Concours International Pour Piano Clara Haskil, qui compte déjà à son actif, entre autres enregistrements, des œuvres de Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms, Mendelssohn, ou Hindemith, en donne sa vision. Helmchen est un excellent chambriste. Cela se sent à la manière dont il maîtrise la temporalité et l’articulation au fil des vingt Regards.  Il donne aussi l’impression de s’engager dans une voie proche de l’improvisation, comme s’il retenait le geste pianistique pour mieux lui donner sens. Dans le livret, dont il écrit lui-même la présentation, le pianiste conseille à l’auditeur de faire l’expérience de l’écoute de l’intégralité, en soulignant qu’ainsi, « on éprouve le sentiment incomparable d’une lente modification de la perception du temps ». Ce qui, ajoute-t-il avec raison, est un grand défi pour l’homme d’aujourd’hui. Helmchen joue la carte de l’expressivité, avec des sonorités ciselées et des couleurs qui se situent entre la carnation et l’esquisse, dans un contexte d’intériorité fragile et de modestie feutrée. C’est une approche séduisante et nuancée, qui rend justice à la partition, car elle ne néglige pas non plus les grandes envolées. Cet enregistrement a été effectué dans la Christuskirche de Berlin en mai 2014. Cinq ans  déjà ! Il était temps qu’Alpha se décide à le publier, car il enrichit notre connaissance du compositeur.

Le corpus pour orgue est un autre monument « messiaenique » incontournable pour ceux qui veulent entrer plus avant dans la pensée sacrée de ce visionnaire. A côté de versions jouées par le créateur lui-même, Louis Thiry, Simon Preston ou Marie-Claire Alain sont des plus recommandables, mais le coffret dû à Olivier Latry chez Deutsche Grammophon est souvent considéré comme la référence. Quoique partageant cet avis, nous estimons cependant que les CD de Tom Winpenny qui se succèdent chez Naxos forment un ensemble de grande qualité qui n’est pas loin de rivaliser avec Latry et qu’il serait dommage de ne pas approfondir. Tout récemment, ce sont les Méditations sur le Mystère de la Sainte-Trinité de 1969 (Naxos 8.573979) que cet organiste anglais a ajouté aux extraordinaires Corps glorieux de 1939, couplés à la Messe de la Pentecôte de 1949-1950 (Naxos 8. 573682) - dont la prise de son a été effectuée en Allemagne en la Cathédrale de Hildesheim en juillet 2016 -, après La Nativité du Seigneur de 1935 (Naxos 8. 573332), L’Ascension  de 1933 (Naxos 8. 573471) et le Livre d’orgue de 1951. Tom Winpenny  a prouvé au fil des parutions que Messiaen lui était familier en termes de souffle, de puissance, de clarté, mais aussi de méditation savamment distillée. Pour ce nouvel enregistrement, il nous emmène à Reykjavik, dans l’église luthérienne Hallgrimskirkja, la plus grande d’Islande, où trône un superbe instrument autour duquel est organisé chaque été un festival d’orgue très suivi.

Les Méditations sur le thème de la Sainte-Trinité sont, à vingt-cinq ans de distance, proches par l’esprit des Vingt regards sur l’Enfant-Jésus. En cette fin des années 1960, dans l’édifice religieux du même nom qui se dresse dans le neuvième arrondissement de Paris, Messiaen avait improvisé, en alternance avec des sermons prononcés par un prédicateur renommé. Il allait bâtir sur cette base son cycle d’orgue le plus vaste composé jusqu’alors. Les réminiscences de chants d’oiseaux viennent s’y mêler, de même que des souvenirs de paroles de Thomas d’Aquin ou de l’Evangile selon Saint Matthieu. La partition est grandiose, avec des phases spectaculaires en miroir d’intimes invitations au mystère de Dieu, dans une vérité expressive qui emporte l’auditeur au milieu d’une fabuleuse aventure musicale très inspirée, celle de la relation de la divinité avec le Saint-Esprit et celle de l’Amour céleste qui transfigure. L’expérience sonore de ces neuf parties est subjuguante, car, chez Messiaen, l’orgue fait partie d’un univers qui nous dépasse et nous interpelle dans le même temps, en faisant de nous ses complices. Encore une fois, que l’on soit croyant ou non, Messiaen apporte un message d’espoir, de fraternité, de dépassement et de glorification qui transcende le simple quotidien pour l’inscrire dans une dimension universelle qui aboutit à la paix intérieure. Si celle-ci invite souvent à la contemplation, elle débouche surtout sur le questionnement de la destinée humaine et sur l’éternité. Tom Winpenny en est un passeur fidèle, convaincant et inspiré. 

Jean Lacroix    




(1) Pour une approche plus détaillée, on consultera l’étude qu’Alain Périer a consacrée à Messiaen en 1979 dans la belle collection « Solfèges » (n° 37), publiée aux éditions du Seuil. On peut aller plus loin en lisant L’œuvre d’Olivier Messiaen, un maître-livre du regretté Harry Halbreich, volume paru chez Fayard en 2008, ou encore, chez le même éditeur et la même année, la superbe biographie due à Peter Hill et Nigel Simeone. 

Les Créatures de Prométhée de Beethoven, version piano par Warren Lee


Dans moins de six mois, débutera la commémoration des 250 ans de la naissance de Beethoven. Même si la date exacte de l’anniversaire se situe en décembre 2020, il ne faut pas être grand clerc pour penser que nous devons nous attendre à une avalanche rapide de parutions et de rééditions en tout genre. Il serait bon aussi que de nouvelles études en français viennent enrichir notre connaissance de ce géant de la composition. Un CD nous met déjà l’oreille en phase d’attente.
En 2013, l’infatigable défricheur qu’est Cyprien Katsaris proposait le premier enregistrement intégral de la version pianistique, de la main même de Beethoven, du ballet Les Créatures de Prométhée qui date des années 1800-1801, entre la composition des deux premières symphonies. Il s’agissait d’une commande du chorégraphe Salvatore Vigano, dont la création eut lieu à Vienne le 28 mars 1801. Dès le mois de juin, un éditeur fit paraître dans la capitale autrichienne la réduction pour piano de la partition, que le compositeur dédia à la princesse Lichnowsky. Grâce au label Naxos (8.573974), c’est le pianiste originaire de Hong Kong, Warren Lee qui a rendu vie encore une fois à cette oeuvre, le 18 novembre 2018, dans les studios du Wyastone Concert Hall anglais de Monmouth.
Le seul ballet que Beethoven ait composé fut un succès immédiat, il y eut une trentaine de représentations, mais tout retomba vite dans l’oubli, le compositeur lui-même n’en faisant pas grand cas. Il en réutilisa cependant des thèmes dans ses Variations pour piano op. 35, de même que dans l’Héroïque et la Pastorale. La brève ouverture des Créatures de Prométhée est encore souvent programmée en salle de concert. De l’intégrale, il existe l’une ou l’autre version orchestrale, dont celle de l’Orchestre de chambre Orpheus, au milieu des années 1980.
L’œuvre se compose de l’ouverture et de deux actes, pour un ensemble de dix-huit mouvements. On ne reviendra pas sur le thème bien connu du parcours de Prométhée et du feu dérobé aux dieux pour le donner aux hommes. Mais il faut savoir que le chorégraphe Vigano souhaitait, par l’association de mythes, récits mythologiques et allégories donner au ballet une dimension politique, idéologique et esthétique. Vigano avait des intentions « révolutionnaires ». Ce que la France avait vécu avant l’arrivée au pouvoir de Bonaparte ouvrait à l’humanité la perspective d’accéder à la liberté et au bonheur. (1).
Le soliste du présent enregistrement, Warren Lee, a été un enfant prodige. Dès l’âge de six ans, il se produisait avec l’Orchestre Philharmonique de Hong-Kong à l’occasion d’un concert télévisé. Considéré comme un phénomène, il a remporté en 1995 le Premier Prix du Stravinsky Awards International Piano Competition et a été, la même année, Grand Prix du Concours Ivo Pogorelich. Warren Lee, qui est aussi compositeur, a publié chez Naxos des CD consacrés à des œuvres de Dun et Bernstein, a participé à la « Complete Music » de Liszt pour le volume n° 50, et a accompagné des violonistes dans des sonates de Schubert ou des concertos de Seitz. Sa vision beethovenienne bénéficie d’une noblesse d’accents et d’une imagination à la fois variée et imagée qui n’exclut pas l’âpreté du propos ni la grandeur qu’il accorde à cette oeuvre éminemment romantique. Il a le sens des nuances, de la couleur et de la projection, donnant à ces pages un intérêt constant et leur juste dimension d’équilibre et d’élan mesuré. Oui, voilà une belle mise en bouche pour la future commémoration ! 

Jean Lacroix


(1) Le lecteur désireux d’approfondissement lira avec intérêt les pages 211 à 223 que l’historienne Elisabeth Brisson consacre aux Créatures de Prométhée dans son Guide de la musique de Beethoven, paru aux éditions Fayard en 2005.

Berlioz à Versailles


La commémoration des 150 ans de la disparition d’Hector Berlioz, décédé le 8 mars 1869, bat son plein. Pour marquer l’événement, le label Château de Versailles publie sur DVD (CVS011, Blu Ray inclus), un concert donné à l’Opéra Royal de Versailles le 21 octobre 2018 par l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique dirigé par Sir John Eliot Gardiner. Un fastueux programme qui comprend deux œuvres de jeunesse, à savoir la cantate La mort de Cléopâtre pour soprano et orchestre (1829) et la Symphonie fantastique (1830), une page de maturité, l’ouverture Le Corsaire (1854) et des extraits de l’opéra Les Troyens, qui date de 1863. Belle affiche s’il en est !
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On connaît les déboires du compositeur né le 11 décembre 1803 à la Côte Saint-André, près de Grenoble (la maison familiale est à visiter, sans hésitation : c’est un superbe lieu), face aux exigences de son père médecin qui le destine à la même fonction. La musique est la plus forte : Berlioz quitte les siens pour de très longues années de conflit afin de se consacrer à sa vocation. A Paris, il tombe éperdument amoureux de la comédienne irlandaise Harrieth Smithson ; il mettra des années à la conquérir. Face à l’indifférence que lui témoigne l’élue de ses pensées au début de ses déclarations passionnées, Berlioz perd la tête et se lance dans l’écriture d’une œuvre hors normes, qu’il intitule Symphonie fantastique « épisode de la vie d’un artiste » et qui est créée en 1830. C’est un tournant de l’histoire de la musique, qui devient très vite la référence du romantisme musical et, encore de nos jours, frappe l’auditeur par son inventivité, sa grandeur et son orchestration novatrice. Ce n’était pas la première composition du maître. Après quelques autres, il avait signé l’année précédente, en juillet 1829, une « scène lyrique » pour le Prix de Rome, La Mort de Cléopâtre, mais le prix ne fut pas attribué et Berlioz ne reçut aucune distinction pour cette merveille, redécouverte dans la seconde moitié du XXe siècle, et dont les enregistrements sont nombreux.
La carrière de Berlioz prend de l’ampleur. Au cours des décennies qui vont suivre, marquées par le décès de son épouse et son remariage avec la cantatrice Maria Recio, qui est sa maîtresse depuis le début des années 1840, il compose des chefs-d’œuvre, comme Harold en Italie, la symphonie dramatique Roméo et Juliette ou la légende dramatique La Damnation de Faust. La courte ouverture Le Corsaire, dédiée au journaliste et critique musical anglais James Williams Davison, est écrite en 1845, mais connaît des révisions jusqu’à sa version définitive de 1854. Deux ans plus tard, Berlioz entreprend un projet ambitieux, qu’il veut écrire « à la manière de Shakespeare » en s’inspirant de l’Enéide de Virgile, Les Troyens. Cette œuvre, à l’instrumentation complexe et d’une puissante portée tragique, ne sera jouée intégralement qu’en 1890 en Allemagne. Berlioz n’en entendra que la seconde partie, Les Troyens à Carthage, en 1863, au Théâtre Lyrique de Paris.
Le concert de Gardiner est un bel échantillon de la créativité berliozienne. On connaissait déjà son enregistrement sur CD Philips de la version originale de la Symphonie fantastique sur instruments d’époque, reprise il n’y a pas longtemps dans un « Berlioz rediscovered », un coffret de huit CD chez Decca avec d’autres partitions. Mais voir le chef anglais et son orchestre en action est toujours une expérience vivifiante. C’est donc avec un réel sentiment de plaisir que l’on découvre un Corsaire d’une grande lisibilité et la Chasse royale et Orage  des Troyens menés avec la fougue qui convient. Pour la partie vocale, appel a été fait à la mezzo-soprano Lucile Richardot qui n’est venue au chant qu’à 27 ans après avoir été journaliste. Intéressée par le répertoire ancien et la création contemporaine, elle s’est consacrée à Vivaldi, Haendel ou Purcell, mais aussi à Nono ou à Boesmans, dont elle a créé à Paris et à Vienne le rôle de la Première Tante dans l’extraordinaire opéra Yvonne, princesse de Bourgogne. La Mort de Cléopâtre, sur un texte du poète, dramaturge et critique Pierre-Ange Vieillard (1778-1862), que l’on peut lire dans le livret, conserve le souvenir des versions de Janet Baker/Davis, Véronique Gens/Langrée ou Anna Caterina Antonacci/Nézet-Séguin. Lucile Richardot ne pâlit pas devant ces références prestigieuses : elle évite les pièges des effets précieux et des poncifs pour rendre à ce morceau de bravoure sa force dramatique et sa part d’émotion. Il en est de même pour le Monologue et air de Didon « Ah, je vais mourir… Adieu fière cité » extrait des Troyens, dont elle souligne la douleur de sa voix enveloppante, avec pudeur et retenue. Gardiner, attentif aux nuances, veille à valoriser le chant en respectant les timbres et en faisant de son ensemble un écrin adapté. Quant à la Symphonie fantastique, elle brille de mille feux, même si on ne bascule pas dans la démesure qu’un Charles Munch lui insufflait. Gardiner souligne la modernité qui traverse l’œuvre en distillant des traits clairs et équilibrés et en magnifiant la souplesse orchestrale du Bal comme la poésie de la Scène aux champs, sans négliger la virtuosité et l’impact de la Marche au supplice, avant un Sabbat orgiaque, résultat d’une tension accumulée tout au long de la partition.
Voilà un très beau concert à regarder, d’autant plus que la vision en est agrémentée par la reconstitution d’un décor prestigieux, conçu pour l’Opéra Royal en 1837 et remonté sur la même scène pour Berlioz une dizaine d’années plus tard. La notice, à l’élégante présentation, signale que le décorateur de l’Opéra de Paris, Pierre-Luc-Charles Cicéri, avait imaginé un « palais de marbre rehaussé d’or » pour l’exécution d’un ballet. Berlioz, excellent chef d’orchestre, a dirigé souvent ses propres œuvres, en plus de celles de contemporains. Le dimanche 29 octobre 1848, une festivité fut organisée à l’Opéra Royal de Versailles, avec le décor restauré de Cicéri, pour l’Association des Artistes-Musiciens. Laurent Brunner retrace la biographie du musicien dans le livret du DVD et précise que ce concert « est un geste politique fort de la Seconde République naissante, qui lui permet de réunir plus de quatre cents musiciens pour un programme mêlant Beethoven, Gluck, Rossini, Weber, la « Grande Fête » de son Roméo et Juliette et la « Marche Hongroise » de son Faust. » Ce « palais de marbre rehaussé d’or » fut transféré au château de Compiègne en 1871, retrouvé en 1998 et déposé à Versailles, où il a été peu à peu restauré, des éléments ayant disparu ou s’étant abîmés. C’est dans toute sa splendeur ressuscitée qu’il sert de toile de fond à la soirée Gardiner, ajoutant le plaisir des yeux à ceux de l’audition. Décidément, si Versailles n’existait pas, nous serions dépossédés de multiples merveilles !
 Jean Lacroix    
Un extrait video est accessible sur le lien ICI

Chez BIS, Tchaïkowksi et Prokofiev en demi-teinte, Elgar et Holst au pinacle


Depuis janvier 2019, le label suédois BIS a décidé de supprimer les pochettes en plastique de ces CD par des protections écologiques qui utilisent de l’encre de soja, de la colle écologique et un vernis à base d’eau. Pour saluer cette initiative, qui entraîne aussi un gain de place dans la discothèque de chaque mélomane, puisque les « boîtiers » sont plus plats, épinglons deux publications récentes, à la fortune diverse, qui bénéficient de ce salutaire coup de pouce donné  à la planète.
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Le pianiste chinois Haochen Zhang, né en juin 1990, fait ses études au Curtis Institute de Philadelphie, où il compte Gary Graffman parmi ses professeurs. En 2009, à peine âgé de 19 ans, il est Médaille d’or et Premier Prix du prestigieux Concours Van Cliburn. Depuis lors, il se produit comme soliste, chambriste ou avec orchestre. Maazel, Gergiev ou Chailly l’ont dirigé. Il a donné un récital (Debussy, Janacek) au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles le 2 décembre 2018. Nous découvrons sur un CD BIS (2381) sa vision de deux concertos parmi les plus célèbres du répertoire, le Premier de Tchaïkowski et le Second de Prokofiev. Tout virtuose se fait un point d’honneur d’inscrire ces monuments à leur discographie. Nous devons cependant reconnaître une certaine déception à l’écoute de Zhang. Lorsque l’on s’attaque à de telles partitions, qui sont servies par des références interprétatives de haut niveau, il faut pouvoir les aborder avec un regard neuf, sous un angle différent ou avec la faculté de transcender un discours ressassé. Le jeu de Zhang n’est pas en cause, tout est net, propre, soigné, le rythme, les accents et les couleurs sont présents, les nuances sont à leur place. L’accord avec l’orchestre finlandais (le Symphonique de Lahti, sous la baguette attentive du Russe Dima Slobodeniouk) est audible, mais pas dans le sens espéré. Où sont l’emballement, la fureur, la folie ? Dans Tchaïkowski, des chutes de tension apparaissent de temps à autre, donnant à l’ensemble une impression de vouloir jouer la finesse. Laquelle ? Si c’est l’option, il faut alors que la poésie s’en mêle, ce qui n’est pas le cas. L’ennui apparaît, on traîne en longueur, c’est dès lors rédhibitoire. Chez Prokofiev, qui ouvre ce CD décevant, le dosage entre violence et lyrisme ne se traduit pas en termes de fougue ou de subtilité, selon les nécessités de la partition. Zhang est en place, certes, on se rend compte que c’est un virtuose, mais on a la sensation qu’il se met en retrait du texte provocateur de Prokofiev. Péché de jeunesse ? Peut-être. L’enregistrement date du début de 2018 (janvier pour Tchaïkowski, mars pour Prokofiev), il a été réalisé au Sibelius Hall de Lahti ; il n’est pas à classer parmi les références de premier rayon. Cette sévérité ne nous est pas coutumière, mais nous sommes en droit d’attendre monts et merveilles d’un tel artiste. Cela viendra sans doute.
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Notre déception est rachetée par un autre CD BIS (2068) qui propose deux « tubes » de la musique anglaise, les Variations « Enigma » d’Elgar, couplées avec Les Planètes de Holst.  Un programme copieux (plus de 82 minutes !) pour un couplage peu courant. Créée à Londres le 19 juin 1899, la partition d’Elgar, dédicacée à « my friends picturel within », connaît un vrai succès à tel point que sa renommée va s’étendre jusqu’en Russie et aux Etats-Unis. A cette époque, il a 42 ans ; sa grande production est à venir. Les Variations « Enigma » comportent un thème et quatorze courtes parties qui décrivent, l’une après l’autre, des personnes de l’entourage du compositeur, dont des amis musiciens, un acteur, un architecte, un gentilhomme campagnard, des dames aussi, en particulier son épouse, Caroline Alice Roberts, mise à l’honneur dès la première variation. La dernière pièce est un autoportrait d’Elgar. Peut-on parler ici de tableaux psychologiques ou moraux ? Il s’agit plutôt d’un inventaire affectif, chaque page étant précédée d’initiales qui permettent d’identifier le personnage dépeint avec subtilité, finesse et inventivité. L’orchestration de cette œuvre, qu’un Richard Strauss aurait pu élaborer, est lumineuse, avec des passages enlevés et vifs, mais aussi avec des moments que l’on pourrait presque qualifier d’extatiques. La dynamique aristocratique est de mise, le tissu orchestral est somptueux. On s’interroge sur le titre « Enigma ». Philip Borg-Wheeler, auteur de la notice du CD, traduite en français, précise : « […] Elgar aimait les jeux de puzzle et les jeux de mots avec lesquels il aimait taquiner ses amis. Il soutenait qu’une autre mélodie « allait avec » le thème, et les musicologues n’ont pas ménagé leurs efforts pour percer le mystère. Cependant, l’ignorance de la solution ne nous empêche nullement d’apprécier ce point de repère de la musique britannique. » Peu importe en fin de compte, la partition peut s’écouter comme un moment de musique pure. Il existe de superbes interprétations des Variations « Enigma », celle d’Elgar lui-même en 1926, très élégante, de Toscanini, rigoureuse quant au rythme, de Monteux, d’une altière noblesse, mais la palme appartient en toute logique à des chefs anglais, Barbirolli ou Boult, qui ont notre préférence, sans pouvoir les départager.
Le chef de la présente version est le New-Yorkais Andrew Litton, né en 1959, qui a étudié notamment à la Juilliard School. Il a accompli une remarquable carrière qui débute dans le Sud de l’Angleterre, à Bournemouth, puis à Dallas avant le Minnesota. Par ailleurs pianiste soliste - c’est un spécialiste de Gershwin et de jazz -, son parcours l’a conduit en Norvège, entre 2003 et 2015, à la tête du Philharmonique de Bergen, dont Grieg fut jadis le directeur artistique. Sur le plan discographique, Litton compte à son actif plus d’une centaine de disques, dont certains ont été récompensés. La partition d’Elgar proposée ici est un enregistrement de studio de juin 2013, lorsque Litton était directeur musical à Bergen. Il prend à bras-le-corps ces variations dont il souligne avec virtuosité toutes les saillies et tous les raffinements. C’est sans doute la version contemporaine à conseiller.

D’autant plus que Les Planètes de Holst qui suivent sont aussi réussies. Cette suite en sept parties pour (très) grand orchestre, dont Karajan avait fait un de ses chevaux de bataille (il en a laissé une version « stratosphérique », transfigurée), est une expérience presque physique, dont l’impact en salle de concert est considérable. Nous en avons fait l’expérience il y a quelques années lors d’une programmation au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Le souffle épique de la deuxième partie, Mars, celui qui apporte la guerre, cloue l’auditeur dans son fauteuil. L’orchestration, gigantesque, fait appel aux cordes, aux bois par trois ou quatre, à six cors, quatre trompettes, trois trombones, un tuba ténor et un tuba basse, ainsi qu’à une impressionnante percussion : six timbales (deux percussionnistes), gong, cloches tubulaires, glockenspiel, xylophone, triangle, cymbales… Un célesta et un orgue viennent s’y ajouter, de même qu’un double chœur féminin dans le final. Une machine qui paraît relever du kitsch, mais qui s’impose autant par sa puissance phénoménale que par son architecture, sa poésie et sa dimension spirituelle. Les sept planètes sont dans l’ordre : Mars, Vénus, Mercure, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, dans des alternances de passages violents, grandioses, lyriques ou mystérieux.
La composition débute par Mars en 1914 - Holst a 40 ans -, juste avant le premier conflit mondial, non pas dans l’intention de dénoncer la guerre, mais plutôt de suggérer la fin d’un monde et les tragédies à venir. Ce pur chef-d’œuvre que sont Les Planètes a été écrit en plusieurs années, présenté au public de façon progressive, la première représentation publique intégrale ayant eu lieu en septembre 1918, à Londres, sous la direction du prodigieux Adrian Boult. Celui-ci n’avait pas encore trente ans, il sublima cette partition qu’il devait graver cinq fois sur disque, à chaque fois une référence, la plus absolue étant sans doute celle de 1979 avec le Philharmonique de Londres. Pourtant, la concurrence est redoutable. Davis, Ozawa, Solti, Mehta, Rattle et quelques autres ont su servir avec fastes cette splendeur.
A la tête du Philharmonique de Bergen, porté à incandescence par un geste cosmique, Andrew Litton (qui surpasse ici sa version avec le Symphonique de Dallas publiée chez Delos en 1998) se place sans peine au niveau des conseils d’écoute prioritaire actuels, la prise de son de février 2017 étant marquée du sceau de la transparence. Son mouvement final, Neptune le mystique, dans lequel le chœur de femmes sans paroles est placé « hors scène », dans une ambiance « extra-terrestre » qui conduit au silence, donne l’impression que la musique se dissout peu à peu, comme par enchantement. L’extase est proche. Du très grand art ! 

Jean Lacroix



La Nonne sanglante, un opéra négligé de Gounod, enfin disponible !

« Ma troisième tentative musicale au théâtre fut la Nonne sanglante, opéra en cinq actes de Scribe et Germain Delavigne. […] écrite en 1852-1853 ; mise en répétition le 18 octobre 1853, laissée de côté et successivement reprise à l’étude plusieurs fois, elle vit enfin la rampe le 18 octobre 1854, un an juste après sa première répétition. Elle n’eut que onze représentations, après lesquelles Roqueplan fut remplacé à la direction de l’Opéra par monsieur Crosnier. Le nouveau directeur ayant déclaré qu’il ne laisserait pas jouer plus longtemps une « pareille ordure », la pièce disparut de l’affiche et n’y a plus reparu depuis. J’en eus quelque regret. Le chiffre excellent des recettes n’autorisait assurément pas une mesure aussi radicale et sommaire. Mais les décisions directoriales ont parfois, dit-on, des dessous qu’il serait inutile de vouloir pénétrer : en pareil cas, on donne des prétextes ; les raisons demeurent cachées. […] Je crois qu’il y avait, à mon actif, dans cet ouvrage, une part sérieuse de progrès dans l’emploi de l’orchestre ; certaines pages y sont traitées avec une connaissance plus sûre de l’instrumentation et avec une main plus expérimentée ; plusieurs morceaux sont d’une bonne couleur, […] Je me consolai de mon déboire en écrivant une symphonie (n° 1, en ré) pour la Société des Jeunes Artistes […] ». C’est ainsi que Charles Gounod évoque l’éviction de son opéra La Nonne sanglante dans ses souvenirs (1). 
En DVD ou Bluray
En dehors d’un enregistrement déjà oublié, paru sous label CPO en 2008, effectué par l’Orchestre symphonique d’Osnabrück sous la direction de Hermann Baümer (c’est lui qui officiait chez BIS pour l’oratorio Edda de Jon Leifs, que nous avons récemment recensé), il aura fallu attendre plus de cent soixante ans pour que l’on puisse se faire une idée précise de cette partition grâce au label Naxos qui en propose sur DVD une version filmée (2.110632, également disponible en Blu Ray NBD0097V), celle d’une programmation à l’Opéra-Comique de Paris, captée en public les 10 et 12 juin 2018. Un long délai pour rendre justice à ce superbe opéra !

Charles Gounod a composé une douzaine d’œuvres lyriques destinées à la scène. Vous pouvez sans doute citer Faust et Roméo et Juliette et peut-être même Mireille et Le Médecin malgré lui.  Mais les autres ? Tous oubliés, jusqu’en 2016, lorsque l’infatigable défricheur de partitions délaissées, le Palazzetto Bru Zane, a ressuscité Cinq-Mars, puis en 2018 Le Tribut de Zamora, dans de beaux livres/CD avec un orchestre bavarois et des distributions de qualité. Mais le bonheur des retrouvailles n’empêchait pas le regret de ne pas pouvoir disposer d’images de ces spectacles reconstitués. Cette fois, nous y sommes ! La Nonne sanglante vous tend les bras, même si, dans ce contexte tragique, l’expression prêterait à rire… si la conclusion de l’opéra n’était pas réparatrice des malheurs survenus au cours de l’action.

Il faut savoir qu’au moment de la composition, Gounod était déjà, entre autres choses, l’auteur de l’opéra Sapho et de la musique de scène Ulysse. Le livret d’Eugène Scribe, associé à Germain Delavigne, existait en partie depuis plus de dix ans. Tiré d’un épisode du sulfureux  roman de l’Anglais Matthew Gregory Lewis, Le Moine, récit gothique et terrifiant paru en 1796 et introduit peu après en France où il influença les romantiques, il avait été proposé à Berlioz dès 1841. L’auteur de la Symphonie fantastique travailla sur les deux premiers actes qu’il mit en musique avant d’abandonner le projet, la suite du texte tardant à arriver. Gounod s’y intéressa de façon explicite, mais il s’inquiéta du fait que Berlioz pouvait lui en tenir rigueur, ce dont ce dernier le soulagea dans une lettre rassurante (2).

Placée dans le roman de Lewis au XVIIIe siècle, l’action est transposée au Moyen Age dans l’opéra de Gounod. Deux clans ennemis s’affrontent. Pierre l’Ermite, qui prêche la croisade, propose une réconciliation sous la forme d’un mariage entre Théobald, le fils aîné du Comte de Luddorf et Agnès, la fille unique du Baron de Moldaw. Mais Agnès aime Rodolphe, le frère cadet de Théobald, et est aimée de lui. A l’annonce de l’alliance conclue contre leur gré, les amoureux décident de s’enfuir. Au moment de leur rendez-vous, fixé à minuit dans des ruines, Rodolphe confond Agnès avec la Nonne sanglante, qui hante les lieux depuis qu’elle a été assassinée par son amant et crie vengeance. Il promet un amour éternel à l’apparition et aussi de faire justice. Agnès assiste à la scène et rompt avec Rodolphe. Ce dernier se réfugie auprès d’un couple d’amis. Il y apprend de son page la nouvelle de la mort de son frère Théobald. Il n’y a dès lors plus d’obstacle au mariage entre Agnès et lui, mais la Nonne exige que la parole qui lui a été donnée soit tenue. Au moment où les épousailles vont avoir lieu, elle désigne son meurtrier, le Comte de Luddorf. Rodolphe ne peut envisager de tuer son père et est contraint de repousser Agnès. Le Comte se sacrifie pour son fils lorsqu’il apprend que les frères d’Agnès préparent un guet-apens pour venger leur honneur : il mourra à sa place, permettant à la Nonne de trouver l’apaisement éternel et au couple Rodolphe/Agnès de convoler en justes noces.

Sur cette trame tragique, Gounod a construit une partition captivante, très dramatique, pleine d’inventivité, de couleurs orchestrales et de moments vocaux d’une grande beauté. On a peine à croire que les mélomanes aient pu être privés d’une tel plaisir d’oreille pendant aussi longtemps. Lors de la création, Théophile Gautier salua le compositeur en estimant qu’il était « un artiste sérieux qui ne fait aucune concession au mauvais goût » et Léon Kreutzer, le fils du violoniste, écrivit qu’il est bon de secouer le public : « […] donnons-lui, pour une fois seulement, donnons-lui une véritable Nonne, une nonne avec le véritable poignard, la véritable lampe, avec sa figure livide, son suaire maculé de sang, une nonne qui ne chante pas des duos et des airs, qui ne parle pas la langue des vivants, qui s’exprime dans une langue étrange, inouïe, dans la langue des spectres et des tombeaux ; et pour cela, inventons une langue, s’il le faut : voix parlée, récitatif mesuré, froid, implacable, tandis que l’orchestre se réservera la partie passionnée et violente du rôle […] ». Le metteur en scène, David Bobée, semble avoir assimilé ce message à la perfection. Dans l’intéressante notice illustrée du DVD, lors d’un entretien reproduit entre lui et la cheffe d’orchestre, Laurence Equilbey, il précise qu’au-delà de son goût pour le romantisme et le fantastique, il a travaillé la dramaturgie avec la directrice musicale, mais aussi dans le sens d’une lecture politique avec sa collaboratrice artistique, Corinne Meyniel. Nous laissons au mélomane qui découvrira ce texte le plaisir des détails qui expliquent la démarche.

La vision de l’opéra se déroule dans un décor résolument sombre du début à la fin des deux heures de spectacle. On est dans la sobriété, les éléments sur scène servent avant tout à centrer l’intérêt sur le drame qui se noue, qu’il s’agisse de piliers métalliques qui se déploient pour l’action, par exemple dans les ruines à l’acte II, ou de vidéos symbolisant une forêt, une église ou une salle de bal. Les personnages sont eux aussi vêtus de noir, fantômes (très réussis) y compris, sauf le couple d’amis, habillés de bleu, qui accueillent Rodolphe, et la Nonne qui traîne son malheur et sa volonté de vengeance dans son suaire blanc sanguinolent. Les images sont fortes, elles canalisent l’attention et ne laissent pas de répit. La musique, inspirée, bénéficie d’une orchestration soignée au cours de laquelle les vents sont très sollicités, avec une percussion vibrante qui associe timbales et grosse caisse aux cymbales, au tambourin et aux cloches. Laurence Equilbey, à la tête de l’Insula Orchestra, dose tout cela sur instruments d’époque avec une parfaite science des timbres et des équilibres sonores ; lors du ballet  traditionnel qui a été réduit de quatre à deux danses, la fluidité est de mise. Quant au chœur Accentus, il répond à toutes les sollicitations avec vigueur, joie (l’air à boire) ou émotion, dans des registres toujours justes et subtils.
Reste le plateau vocal, pour lequel on ne peut utiliser que le terme de somptueux ; le choix est idéal pour chacun des personnages. Dans le rôle écrasant de Rodolphe, présent sur scène presque de bout en bout, le ténor américain Michael Spyres est phénoménal. Son abattage et sa présence physique le sont tout autant, et sa voix superbe, claire et vaillante, passe par tous les accents que Gounod a notés pour la mettre en valeur. Vannina Santoni, en Agnès, est belle et émouvante, elle est la digne partenaire de Rodolphe. Quant à la Nonne, Marion Lebègue, elle est impressionnante dans sa dimension spectrale. Les autres protagonistes sont parfaits, qu’il s’agisse du baryton Jérôme Boutillier en Comte de Luddorf, des basses Jean Teitgen en Pierre l’Ermite et Luc-Bertin Hugault en Baron de Moldaw, ou du ténor Enguerrand De Hys en Veilleur de nuit. Grand bonheur aussi de retrouver Jodie Devos, « notre » Jodie Devos, dans le rôle du page Arthur. Elle crève l’écran par sa finesse. Ce plateau respecte le texte français dont on comprend chaque syllabe, chaque mot sans le moindre effort.

Ce qui est magique dans cette production, c’est qu’elle se situe malgré tout au « premier degré » de l’action, dans une imagerie populaire, celle des récits fantastiques avec tous leurs ingrédients dont on se régale, où il y a des bons frappés par le destin et des méchants qui peuvent se racheter, en nous faisant entrer à fond dans le jeu et en nous permettant d’y participer. Ce n’est pas un mince compliment. La Nonne sanglante doit à notre avis figurer dans toute vidéothèque de ce nom, d’autant plus que la prise de son est excellente et que l’image est digne de l’attente. Les autres opéras de Gounod qui restent encore dans l’ombre mériteraient pareil traitement. Certains ont déjà bénéficié d’enregistrements, parfois anciens (Sapho, La Reine de Saba, Polyeucte, Philémon et Baucis, La Colombe). Mais ce sont des productions filmées aussi attirantes que l’on réclame. Dès que possible…

        Jean Lacroix


(1) Charles Gounod : Mémoires d’un artiste, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 141-142.
(2) Tous les détails de la genèse de La Nonne sanglante sont à lire dans la passionnante biographie que Gérard Condé a consacrée à Charles Gounod aux éditions Fayard, à Paris, en 2009, aux pages 304 à 319, dont nous avons tiré la citation de l’avis de Kreutzer. Cette précision nous engage à souligner à quel point découvrir une vie de musicien peut se révéler un réel bonheur de lecture, lorsque la clarté du propos et sa vivacité, mais aussi la qualité de l’écriture s’en mêlent. On peut aussi se référer au petit ouvrage de Noël Burch, Eugène Scribe ou le Gynolâtre, paru aux éditions lyonnaises Symétrie en 2017 ; l’auteur y passe en revue des livrets d’opéras de Scribe, dont La Nonne sanglante.