vendredi 13 septembre 2019

Martha Argerich et ses amis nous invitent à Hambourg


De 2002 à 2016, un « Festival Martha Argerich » a réuni chaque été à Lugano la fine fleur d’ interprètes classiques, proches de la virtuose. La perte du sponsor principal a mis en péril la suite du projet. Et puis l’opportunité de la continuité est venue de Hambourg, cette ville hanséatique où l’activité musicale est riche et débordante.
Lien vers le CD
Un coffret de 7 CD intitulé Rendez-vous with Martha Argerich vient de paraître sous étiquette Avanti Classics (5414706 10572) : il nous plonge dans les concerts qui se sont déroulés, devant un public conquis, dans la magnifique Laeiszhalle, située sur la Johannes-Brahms-Platze, du 25 juin au 1er juillet 2018, et au Schmidt Theater le 2 juillet. L’affiche est prestigieuse, puisqu’elle réunit autour de la pianiste une trentaine d’instrumentistes : piano (Nicholas Angelich, Stephen Kovacevich, Alexander Mogilevsky, Lilya Zilbertsein…), violon (Tedi Papavrami, Michael Guttman, Akiko Suwanai…), violoncelle (Mischa Maisky, Edgar Moreau, Jing Zhao…), trompette (le fabuleux Sergei Nakariakov) mais aussi alto, contrebasse, bandonéon, clarinette et flûte. Le baryton Thomas Hampson était là, sans oublier le Symphoniker Hamburg dirigé par Ion Marin. Un plateau de rêve !
Si l’affiche est prestigieuse, la programmation est alléchante. On y découvre plus d’une vingtaine d’œuvres, Martha Argerich se taillant la part du lion en participant à une douzaine d’entre elles. Trois partitions avec orchestre, dont le flamboyant Concerto pour piano et orchestre n° 1 de Chostakovitch, avec Nakariakov à la trompette, qui est rendu avec une étincelante brillance. On sait qu’Argerich affectionne ces pages néo-classiques dans lesquelles elle se livre avec une fougue qui semble de plus en plus juvénile au fil des années ! C’est dans un de ses autres amours, l’imagé Carnaval des animaux de Saint-Saëns, qu’on la retrouve délicieusement avec Lylia Zilbestein au second piano et Jing Zhao au violoncelle, qui donne du Cygne une interprétation d’une grâce infinie, et, à la narration, la remarquable comédienne Annie Dutoit, fille de Martha Argerich et du chef d’orchestre Charles Dutoit. C’est jouissif ! Plus inattendu, bien que les frères Capuçon l’aient déjà partagé avec elle, un Triple Concerto de Beethoven avec l’éternel complice qu’est Mischa Maisky et Tedi Papavrami. La clarté du discours, l’équilibre des lignes et la ferveur en font une superbe version de concert, engagée et contrôlée, très chambriste. Le Symphoniker Hamburg, sous la baguette attentive de Ion Marin, accompagne tout cela avec distinction, vivacité et élégance. 
Dans le registre purement pianistique, on déguste des arrangements pour deux pianos des Fêtes tirées des Nocturnes et le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy ou une démentielle Valse de Ravel, successivement avec Anton Gerzenberg, Stephen Kovacevich et Nicholas Angelich. Style et pureté du jeu, éclat des nuances et sensualité sont de la partie. En musique de chambre, c’est la Sonate pour violoncelle et piano de Debussy avec Maisky qu’Argerich peaufine avec des accents lumineux, une fragile épure qui rejoint une célèbre gravure de studio parue jadis par les mêmes chez EMI. Le temps n’a pas altéré l’humanité et le lyrisme du propos. Il en est de même, toujours avec Maisky, dans les Fantasiestücke op. 73 de Schumann. On y ajoute le Trio n° 2 op. 67 de Chostakovitch, avec Guy Braunstein au violon et Alisa Wellerstein au violoncelle, dans lequel les interprètes traduisent la profondeur du message avec intensité. Ou encore cette transposition du Trio n°1 op. 49 de Mendelssohn dans lequel la flûte suave de Susanne Barner remplace le violon tandis que Gabriele Geminiani donne à son violoncelle l’élan qui exalte la ferveur d’Argerich. En ce qui nous concerne, la cerise sur le gâteau est le Dichterliebe chanté par Thomas Hampson dans la première version de 1840, qui contient vingt poèmes de Heine. Le souvenir de la version du baryton avec Parssons en 1993 est encore vivace, mais ici le chanteur est encore plus émouvant. A près de 65 ans, il nous bluffe par cette clarté fragile qui fait du texte de Heine un miracle de poésie et de la musique de Schumann un univers vibrant. Avec Argerich, le temps est comme en suspension. Le public ne s’y trompe pas : il ovationne le duo. Ce petit bijou mériterait à lui seul un CD séparé du coffret !
Voilà pour le chapitre Argerich. D’autres bonheurs nous attendent au fil des plages. Epinglons la fine transposition pour deux pianos de la Symphonie n° 1 « Classique » de Prokofiev par Evgeni Bozhanov et Akane Sakai, ou, du même, l’Ouverture sur des thèmes juifs pour clarinette, quatuor à cordes et piano (c’est encore Martha Argerich, décidément infatigable). Mais aussi la hauteur de vues et l’expressivité de Jing Zhao et Lilya Zilberstein dans la Sonate pour violoncelle et piano op. 19 de Rachmaninov. On ne peut tout citer de ce vaste panorama, mais rien n’est à négliger, et surtout pas le bouquet final qui se compose de pièces cubaines pour piano de Lecuona ou de tangos par le  Guttman Tango Quartet.
On sort de ce coffret avec une vraie sensation de bonheur, car au-delà de la musique, il y a l’amitié qu’elle engendre, le partage et l’harmonie. Cela n’a pas de prix. Ce « rendez-vous avec Martha Argerich » a été renouvelé à Hambourg cette année, pendant une dizaine de jours, à la fin de juin. On ne peut qu’espérer qu’on nous gratifie bientôt de ce festival 2019.

Jean Lacroix