vendredi 13 septembre 2019

Fastes de Haendel, sobriété de Bach

Les hasards de l’histoire font parfois bien les choses : faire naître Haendel et Bach la même année, le premier à Halle-sur-Saale le 23 février, le second à Leipzig moins d’un mois plus tard, le 21 mars, relève de ces cadeaux dont la musique n’aurait pu se passer. Deux maîtres absolus, aux destins sans doute différents, mais dont la stature respective est immense.
Dès que l’on prononce le nom de Haendel, le mot « fastes » s’impose : Water Music et Feux d’artifice royaux, « tubes » joués à foison, donnent à l’appellation toute sa signification, que l’on pourrait attribuer avec autant de pertinence à deux partitions composées au cours du mois de janvier 1713, le Te Deum & Jubilate d’Utrecht  HWV 278 et 279, que le label Carus (83.310) a réunis dans un CD festif. Le traité d’Utrecht mettait fin à la guerre de succession d’Espagne, une paix signée en deux fois, le 11 avril entre la France et l’Angleterre, le 13 juillet entre l’Espagne et l’Angleterre. Le conflit avait duré près de quinze ans et installait sur le trône les Bourbons, dont les actuels souverains espagnols perpétuent la lignée. Ces hymnes furent créés au début de juillet. On peut s’étonner du fait que Haendel ait composé ces partitions avant la signature du traité, mais la conclusion de ce dernier n’était plus un secret pour personne, et on anticipa en quelque sorte la réalité historique. Dans la biographie qu’il a consacrée au compositeur (Paris, Fayard, 1995, p. 93-94), Jonathan Keates explique : « Usant d’un artifice relativement rare dans la musique religieuse anglaise de l’époque, Haendel introduisit dans sa partition des hautbois et une flûte ; bien qu’elles soient   traditionnellement associées au caractère de fête, il réserva les trompettes et les timbales du Te Deum pour une intervention spectaculaire dans le dernier quart de l’œuvre. Si l’on songe à l’évolution ultérieure du compositeur, il convient cependant d’attacher une importance encore plus grande à la liberté avec laquelle il manie le chœur. »
Lien vers le CD
Haendel nous entraîne dans une vaste atmosphère, quasi théâtrale, où règnent l’élan, les effets décoratifs et l’expression, digne et solennelle à la fois. Avec des chœurs homogènes et des solistes dont l’énergie ne gomme pas l’aspect souriant, voire joyeux, qui est de mise dans les circonstances d’une paix à considérer aussi comme une victoire. Par le passé, on a salué au début des années 1980 la prestation de référence de Simon Preston, dont la critique souligna l’intégrité, mais encore plus, peu après, Nikolaus Harnoncourt qui jouait la carte du grandiose  et du spectaculaire, avec des solistes à se damner (Felicity Palmer, Mariana Lipovsek, Philip Langridge…). Pour Carus, c’est Hans-Christoph Rademann, né en 1965, qui officie, avec le Gaechinger Cantorey, créé en 1954 par Helmut Rilling, dans une version soignée, plus proche de l’esprit de Preston que de celui de Harnoncourt, évitant les aspérités ou les jubilations excessives. C’est à la fois beau et frustrant, car la dimension de cérémonie est du coup quelque peu bridée, alors que la prise de son en public, réalisée à Stuttgart, dans la Liederhalle, le 9 septembre 2018, est chatoyante.
Le programme qui précède cette évocation historique s’inscrit dans la cohérence créative du compositeur. Le disque s’ouvre par une suite en cinq mouvements, tirée de l’opéra de 1712 Il Pastor fido ; Rademann évite les longueurs de cette œuvre de moindre inspiration  grâce à une belle transparence. Il poursuit par l’Ode pour l’anniversaire de la Reine Anne HWV 74 de 1713, contemporaine du Te Deum & Jubilate d’Utrecht. La popularité de Haendel allait alors grandissant à Londres, les dames de la Cour appréciaient ses œuvres. C’est tout naturellement que la reine Anne, qui aimait la musique, mais dont la santé était fragile (elle allait mourir l’année suivante), lui demanda cette partition colorée et enlevée sur un texte d’Ambrose Philips, dont les strophes se terminent toutes par l’adresse The day that gave great Anna birth. Ici aussi, le souvenir de Preston domine par sa fougue, rejointe ici avec distinction par Rademann. Les solistes qui participent à ce projet (les sopranos Christina Landshamer et Anja Scherg, l’alto Reginald Mobley, le ténor Benedikt Kristjansson et la basse Andreas Wolf) sont dans la dynamique du chef, même s’ils ne nous mènent pas jusqu’à l’exaltation. C’est l’esprit d’équipe qui est à souligner, ce qui permet à ce CD de s’inscrire en bonne place dans la discographie, mais pas de faire oublier les valeureux prédécesseurs que nous avons évoqués.
Contrastes absolus avec un sobre CD Bach proposé par le label Ramée (RAM 1911). Il consiste en transcriptions pour trio de violes de gambe d’une série de partitions qui n’ont pas été écrites pour ces instruments. Arrangées puis enregistrées par le Cellini Consort, elles sont présentées sous le titre « Wo soll ich fliehen in » (Où puis-je fuir ?), qui, nous dit le livret, a été choisi comme un clin d’œil pour la démarche, mais qui est aussi celui d’un morceau de Bach, le BWV 646, un choral issu d’une cantate sans doute perdue. Il est vrai qu’à l’époque, la pratique de transposition est courante, le Cantor s’y est lui-même adonné, notamment pour des concertos de Vivaldi. La viole de gambe, qui fait partie de la famille des violes, diffère du violon par le nombre de cordes, l’existence de frettes et la tenue de l’instrument. Elle est apparue presque en même temps que le violon et a survécu à toute la période baroque avant de tomber en désuétude. Elle a été remise en valeur dans les dernières décennies du XXe siècle.
Les trois instrumentistes du Cellini Consort, Tore Eketorp, Brian Franklin et Thomas Goetschel, ont fondé leur ensemble en 2012 et se sont fait rapidement connaître par un jeu à la fois équilibré, lumineux et engagé qui leur a assuré une belle audience. Leur complicité a fait le reste. Dans ce programme Bach, dont la prise de son date d’octobre 2017 et a été réalisée dans les studios de la radio de Zurich, on retrouve des œuvres bien connues, comme la Suite française BWV 816, le Concerto italien BWV 971, la Fantaisie et fugue BWV 905, la Sonate BWV 1028, mais aussi quelques courtes pièces. L’ensemble dégage un charme certain, car il ouvre des perspectives sonores inhabituelles pour les oreilles des amateurs de Bach. Les interprètes évitent la monotonie qui aurait pu surgir au fil du temps par une relance spontanée et une subtilité globale qui séduit et fascine à la fois. Le charme agissant, c’est un divertissement raffiné à apprécier comme tel.


Jean Lacroix