vendredi 13 septembre 2019

L’oratorio Edda de Jon Leifs, un Ring islandais ?


Etrange destinée que celle de l’Islandais Jon Leifs (1899-1968), considéré comme le premier compositeur nationaliste de son pays, un peu à l’image de ce que fut Sibelius pour la Finlande. On le trouve au Conservatoire de Leipzig dès 1916 où il compte, parmi ses professeurs, Hermann Scherchen. Il étudie le piano, mais va très vite s’orienter vers la composition et la direction d’orchestre ; il se découvre aussi un goût pour l’écriture. A 27 ans, il est à la tête du Philharmonique de Hambourg lorsque cette phalange se produit en tournée en Islande et en Norvège. Entre 1934 et 1937, il est directeur musical de l’orchestre de la Radio de son pays natal. Il se marie avec la pianiste juive Annie Riethof ; son épouse préfère demeurer à Berlin avec leurs deux filles. Obsédé par l’écriture d’Edda qu’il considère comme « l’œuvre de sa vie », il néglige souvent ses fonctions pour travailler sur une île proche de Reykjavik. Il est licencié en raison de ses trop nombreuses absences. Lorsque la guerre éclate, suspecté de ne pas être convaincu de la supériorité de la race aryenne, il subit des camouflets, dont le plus douloureux est celui de son Concerto pour orgue. Joué à Berlin en 1941, ce dernier fait scandale sous le prétexte de sa « modernité » (un comble pour un adepte du romantisme) et voit le public quitter peu à peu la salle pendant son exécution. Il doit en fin de compte fuir les persécutions nazies et trouve refuge en Suède en 1944. Les hostilités finies, il regagne l’Islande et divorce (depuis plusieurs années, il a une liaison avec une harpiste allemande). Deux ans plus tard, l’une de ses filles se noie accidentellement. Il compose à sa mémoire un quatuor à cordes pathétique, qu’il intitulera Mors et Vita. Il lui reste une bonne vingtaine d’années à vivre, au cours desquelles il sera président du Conseil des compositeurs nordiques et d’autres sociétés musicales. Il décède à Reykjavik d’un cancer du poumon. L’histoire de son couple fera l’objet d’un film, Larmes de pierre, réalisé en 1995 par Hilmar Oddsson. La musique composée par Leifs, marquée par la culture allemande, s’inscrit dans une ligne résolument postromantique. Son catalogue comporte des partitions pour orchestre, deux quatuors à cordes, des cycles pour piano, des chœurs a cappella, des arrangements de chansons folkloriques et des drames musicaux sans paroles. Le label BIS a publié une bonne dizaine de CD de Leifs qui donnent une idée assez précise de son art original, inspiré par les mélodies, les danses et les légendes islandaises, mais aussi par des images de paysages glacés.
L’histoire de « l’œuvre de sa vie », Edda, vaut la peine d’être contée. Nous nous référons à la notice des deux CD (BIS-1350 et 2420) consacrés à cette partition. Notice en quatre langues dont le français, ce qui est à souligner. Les études allemandes de Leifs l’avaient conduit à étudier le Ring : « Leifs trouvait cependant l’approche de Wagner trop romantique et sentimentale et il prétendit plus tard que plusieurs de ses propres œuvres, incluant l’oratorio Edda […] avaient été créées « en réaction contre Wagner qui se méprit si grossièrement sur le caractère nordique et l’héritage artistique du Nord. » Jugement péremptoire s’il en est ! Leifs était fasciné par l’ancienne poésie eddique, rassemblée dans le Codex Regius, la plus importante source de connaissances sur la mythologie scandinave. Il s’agit d’un manuscrit collectif de textes du XIIIe siècle, redécouvert peu avant la première moitié du XVIIe siècle par un évêque luthérien qui en fit cadeau à Frédéric III, souverain du Danemark. Conservé à la bibliothèque royale de Copenhague, ce manuscrit précieux a été restitué à l’Islande en 1971. Cette œuvre est bien connue des habitants de ce pays insulaire. Leifs estimait que ce genre de poésie était idéale pour restituer le climat des racines de la chanson folklorique et s’en fit expédier les textes. Il s’en imprégna pour certaines partitions, dont sa Symphonie Saga op. 26 (il en existe un enregistrement chez BIS).
C’est vers la fin de 1930 que le compositeur se mit à travailler sur le projet Edda. Pendant deux ans, il s’attela à une extension du texte original, lui adjoignant d’autres sources eddiques qui concernaient la création de la terre, les dieux nordiques et la destruction de notre planète. Il en arriva à un livret en quatre parties qu’il commença à orchestrer à partir de 1935, puis abandonna pour le reprendre en 1939. Mais la guerre et sa « mise à l’écart » fit avorter un projet d’édition. Il fallut attendre 1952 pour qu’Edda I soit jouée sous la forme de deux extraits (sur treize) à Copenhague. Leifs composait lentement, ses fonctions diverses limitant par ailleurs son temps libre. Il avait entamé Edda II en 1951. Mais le concert de Copenhague stoppa son élan. Ce fut un échec : le public manifesta son désaccord en se moquant de « l’harmonie reposant sur des accords parfaits et de la percussion primitive ». Humilié, Leifs délaissa son projet, qu’il ne reprit qu’en 1966 pour compléter Edda II et entamer une troisième partie. Il ne put achever celle-ci : il mourut deux ans plus tard. Il existe des esquisses d’un livret pour une potentielle Edda IV. Leifs y imaginait une terre verte surgie de l’océan et un nouvel ordre mondial. Peut-on suggérer que l’obsession de Leifs à vouloir rivaliser avec le Ring wagnérien et peut-être à le supplanter ait nui à sa créativité ? C’est une hypothèse qu’il faut relativiser en rappelant les circonstances d’une vie difficile, la fragilité émotionnelle du compositeur et une existence écourtée par la maladie.

Le label BIS vient de publier Edda II, partition d’une durée qui dépasse l’heure, après Edda I  en 2007, qui s’étend sur plus de 75 minutes. On notera que la distance de temps entre les deux enregistrements est proche de celle que Leifs mit à composer les deux parties de son oratorio, qu’il n’entendit jamais. C’est que l’entreprise est gigantesque. Cette première mondiale a nécessité à chaque fois une mise en place importante : solistes du chant, chœurs et orchestre. Le National d’Islande officie, dirigé par Hermann Baümer, chef musical à Osnabrück, troisième plus grande ville de Basse-Saxe après Hanovre et Brunswick, avec la Schola Cantorum de Reykjavik, fondée en 1996, qui se consacre aussi bien à la musique ancienne qu’aux oeuvres contemporaines. Ce chœur a été augmenté pour l’enregistrement d’Edda. Précisons tout de suite que tous les protagonistes sont investis dans ce projet audacieux avec force, conviction et maturité musicale.

Il aura donc fallu patienter des dizaines d’années pour que la création complète de la partition existante d’Edda voie le jour. Il est vrai que l’écriture de Leifs, en particulier les parties vocales, est d’une grande exigence. Le compositeur fait intervenir les chœurs de façon récurrente et la tessiture qu’il leur propose va du suraigu pour les sopranos aux graves les plus profonds pour les basses. Il en va de même pour les solistes du chant. Edda I, « La Création du monde », est en treize parties, chacune d’elles racontant une étape de la création d’après la tradition nordique. C’est la nature qui intéresse d’abord Leifs, il suffit pour s’en convaincre de citer l’un ou l’autre titre : Mer, Terre, Ciel, Soleil, Jour, Nuit. Nous n’entamerons pas ici le débat stérile d’une comparaison, même légère, avec le monument wagnérien. Mais on soulignera, parmi d’autres aspects du style, des passages polyphoniques ou l’utilisation de l’orgue et la présence d’un leitmotiv reliant certains mouvements, avec trompettes, cors et trombones. Edda II, « Les Vies des dieux », en six parties, met en scène successivement Odin, ses fils, les déesses Frigg ou Freya, les Valkyries, les Nornes et les Guerriers. Le premier et le troisième mouvement sont les plus largement développés.

Nous n’hésitons pas à constater qu’Edda II paraît plus fascinante que « La création du monde », au cours de laquelle certains effets laissent parfois l’auditeur un peu sur sa faim et égarent l’attention. Leifs est en réalité de plus en plus inspiré à mesure que le projet prend corps ; dans Edda II, la force dégagée par les interventions orchestrales (impressionnante présence de la percussion ) et chorales, ainsi que les couleurs dramatiques, sont convaincantes. On ne peut que regretter l’inachèvement de ce gigantesque oratorio, terme qui, dans l’acception de Leifs, dépasse le sens lyrique pour entrer dans une dimension sacrée qui ne dit pas son nom, mais en est une composante fondamentale. Le compositeur n’avait-il pas, pour l’inachevée Edda III, pensé au gigantisme des Requiems de Berlioz et de Verdi, dont l’audition en concert l’avait marqué  lors d’un passage dans la capitale française ?

Ces partitions de grand format sont à découvrir en raison de leur originalité, de leur message poétique et de leur qualité d’écriture, même si celle-ci est parfois inégale. Elles invitent en tout cas à un approfondissement du compositeur. D’autant plus que l’exécution en est exemplaire. On y associera le ténor Gunnar Gudbjörnsson et la basse Bjarni Thor Kristinsson pour le premier volet, la mezzo-soprano Hanna Dora Sturludottir, le ténor Elmar Gilbertsson et la basse Kristinn Sigmundsson pour le second. Tous chantent dans leur arbre généalogique et se jouent des difficultés techniques avec un remarquable talent.

          Jean Lacroix