jeudi 26 septembre 2019

La Nonne sanglante, un opéra négligé de Gounod, enfin disponible !

« Ma troisième tentative musicale au théâtre fut la Nonne sanglante, opéra en cinq actes de Scribe et Germain Delavigne. […] écrite en 1852-1853 ; mise en répétition le 18 octobre 1853, laissée de côté et successivement reprise à l’étude plusieurs fois, elle vit enfin la rampe le 18 octobre 1854, un an juste après sa première répétition. Elle n’eut que onze représentations, après lesquelles Roqueplan fut remplacé à la direction de l’Opéra par monsieur Crosnier. Le nouveau directeur ayant déclaré qu’il ne laisserait pas jouer plus longtemps une « pareille ordure », la pièce disparut de l’affiche et n’y a plus reparu depuis. J’en eus quelque regret. Le chiffre excellent des recettes n’autorisait assurément pas une mesure aussi radicale et sommaire. Mais les décisions directoriales ont parfois, dit-on, des dessous qu’il serait inutile de vouloir pénétrer : en pareil cas, on donne des prétextes ; les raisons demeurent cachées. […] Je crois qu’il y avait, à mon actif, dans cet ouvrage, une part sérieuse de progrès dans l’emploi de l’orchestre ; certaines pages y sont traitées avec une connaissance plus sûre de l’instrumentation et avec une main plus expérimentée ; plusieurs morceaux sont d’une bonne couleur, […] Je me consolai de mon déboire en écrivant une symphonie (n° 1, en ré) pour la Société des Jeunes Artistes […] ». C’est ainsi que Charles Gounod évoque l’éviction de son opéra La Nonne sanglante dans ses souvenirs (1). 
En DVD ou Bluray
En dehors d’un enregistrement déjà oublié, paru sous label CPO en 2008, effectué par l’Orchestre symphonique d’Osnabrück sous la direction de Hermann Baümer (c’est lui qui officiait chez BIS pour l’oratorio Edda de Jon Leifs, que nous avons récemment recensé), il aura fallu attendre plus de cent soixante ans pour que l’on puisse se faire une idée précise de cette partition grâce au label Naxos qui en propose sur DVD une version filmée (2.110632, également disponible en Blu Ray NBD0097V), celle d’une programmation à l’Opéra-Comique de Paris, captée en public les 10 et 12 juin 2018. Un long délai pour rendre justice à ce superbe opéra !

Charles Gounod a composé une douzaine d’œuvres lyriques destinées à la scène. Vous pouvez sans doute citer Faust et Roméo et Juliette et peut-être même Mireille et Le Médecin malgré lui.  Mais les autres ? Tous oubliés, jusqu’en 2016, lorsque l’infatigable défricheur de partitions délaissées, le Palazzetto Bru Zane, a ressuscité Cinq-Mars, puis en 2018 Le Tribut de Zamora, dans de beaux livres/CD avec un orchestre bavarois et des distributions de qualité. Mais le bonheur des retrouvailles n’empêchait pas le regret de ne pas pouvoir disposer d’images de ces spectacles reconstitués. Cette fois, nous y sommes ! La Nonne sanglante vous tend les bras, même si, dans ce contexte tragique, l’expression prêterait à rire… si la conclusion de l’opéra n’était pas réparatrice des malheurs survenus au cours de l’action.

Il faut savoir qu’au moment de la composition, Gounod était déjà, entre autres choses, l’auteur de l’opéra Sapho et de la musique de scène Ulysse. Le livret d’Eugène Scribe, associé à Germain Delavigne, existait en partie depuis plus de dix ans. Tiré d’un épisode du sulfureux  roman de l’Anglais Matthew Gregory Lewis, Le Moine, récit gothique et terrifiant paru en 1796 et introduit peu après en France où il influença les romantiques, il avait été proposé à Berlioz dès 1841. L’auteur de la Symphonie fantastique travailla sur les deux premiers actes qu’il mit en musique avant d’abandonner le projet, la suite du texte tardant à arriver. Gounod s’y intéressa de façon explicite, mais il s’inquiéta du fait que Berlioz pouvait lui en tenir rigueur, ce dont ce dernier le soulagea dans une lettre rassurante (2).

Placée dans le roman de Lewis au XVIIIe siècle, l’action est transposée au Moyen Age dans l’opéra de Gounod. Deux clans ennemis s’affrontent. Pierre l’Ermite, qui prêche la croisade, propose une réconciliation sous la forme d’un mariage entre Théobald, le fils aîné du Comte de Luddorf et Agnès, la fille unique du Baron de Moldaw. Mais Agnès aime Rodolphe, le frère cadet de Théobald, et est aimée de lui. A l’annonce de l’alliance conclue contre leur gré, les amoureux décident de s’enfuir. Au moment de leur rendez-vous, fixé à minuit dans des ruines, Rodolphe confond Agnès avec la Nonne sanglante, qui hante les lieux depuis qu’elle a été assassinée par son amant et crie vengeance. Il promet un amour éternel à l’apparition et aussi de faire justice. Agnès assiste à la scène et rompt avec Rodolphe. Ce dernier se réfugie auprès d’un couple d’amis. Il y apprend de son page la nouvelle de la mort de son frère Théobald. Il n’y a dès lors plus d’obstacle au mariage entre Agnès et lui, mais la Nonne exige que la parole qui lui a été donnée soit tenue. Au moment où les épousailles vont avoir lieu, elle désigne son meurtrier, le Comte de Luddorf. Rodolphe ne peut envisager de tuer son père et est contraint de repousser Agnès. Le Comte se sacrifie pour son fils lorsqu’il apprend que les frères d’Agnès préparent un guet-apens pour venger leur honneur : il mourra à sa place, permettant à la Nonne de trouver l’apaisement éternel et au couple Rodolphe/Agnès de convoler en justes noces.

Sur cette trame tragique, Gounod a construit une partition captivante, très dramatique, pleine d’inventivité, de couleurs orchestrales et de moments vocaux d’une grande beauté. On a peine à croire que les mélomanes aient pu être privés d’une tel plaisir d’oreille pendant aussi longtemps. Lors de la création, Théophile Gautier salua le compositeur en estimant qu’il était « un artiste sérieux qui ne fait aucune concession au mauvais goût » et Léon Kreutzer, le fils du violoniste, écrivit qu’il est bon de secouer le public : « […] donnons-lui, pour une fois seulement, donnons-lui une véritable Nonne, une nonne avec le véritable poignard, la véritable lampe, avec sa figure livide, son suaire maculé de sang, une nonne qui ne chante pas des duos et des airs, qui ne parle pas la langue des vivants, qui s’exprime dans une langue étrange, inouïe, dans la langue des spectres et des tombeaux ; et pour cela, inventons une langue, s’il le faut : voix parlée, récitatif mesuré, froid, implacable, tandis que l’orchestre se réservera la partie passionnée et violente du rôle […] ». Le metteur en scène, David Bobée, semble avoir assimilé ce message à la perfection. Dans l’intéressante notice illustrée du DVD, lors d’un entretien reproduit entre lui et la cheffe d’orchestre, Laurence Equilbey, il précise qu’au-delà de son goût pour le romantisme et le fantastique, il a travaillé la dramaturgie avec la directrice musicale, mais aussi dans le sens d’une lecture politique avec sa collaboratrice artistique, Corinne Meyniel. Nous laissons au mélomane qui découvrira ce texte le plaisir des détails qui expliquent la démarche.

La vision de l’opéra se déroule dans un décor résolument sombre du début à la fin des deux heures de spectacle. On est dans la sobriété, les éléments sur scène servent avant tout à centrer l’intérêt sur le drame qui se noue, qu’il s’agisse de piliers métalliques qui se déploient pour l’action, par exemple dans les ruines à l’acte II, ou de vidéos symbolisant une forêt, une église ou une salle de bal. Les personnages sont eux aussi vêtus de noir, fantômes (très réussis) y compris, sauf le couple d’amis, habillés de bleu, qui accueillent Rodolphe, et la Nonne qui traîne son malheur et sa volonté de vengeance dans son suaire blanc sanguinolent. Les images sont fortes, elles canalisent l’attention et ne laissent pas de répit. La musique, inspirée, bénéficie d’une orchestration soignée au cours de laquelle les vents sont très sollicités, avec une percussion vibrante qui associe timbales et grosse caisse aux cymbales, au tambourin et aux cloches. Laurence Equilbey, à la tête de l’Insula Orchestra, dose tout cela sur instruments d’époque avec une parfaite science des timbres et des équilibres sonores ; lors du ballet  traditionnel qui a été réduit de quatre à deux danses, la fluidité est de mise. Quant au chœur Accentus, il répond à toutes les sollicitations avec vigueur, joie (l’air à boire) ou émotion, dans des registres toujours justes et subtils.
Reste le plateau vocal, pour lequel on ne peut utiliser que le terme de somptueux ; le choix est idéal pour chacun des personnages. Dans le rôle écrasant de Rodolphe, présent sur scène presque de bout en bout, le ténor américain Michael Spyres est phénoménal. Son abattage et sa présence physique le sont tout autant, et sa voix superbe, claire et vaillante, passe par tous les accents que Gounod a notés pour la mettre en valeur. Vannina Santoni, en Agnès, est belle et émouvante, elle est la digne partenaire de Rodolphe. Quant à la Nonne, Marion Lebègue, elle est impressionnante dans sa dimension spectrale. Les autres protagonistes sont parfaits, qu’il s’agisse du baryton Jérôme Boutillier en Comte de Luddorf, des basses Jean Teitgen en Pierre l’Ermite et Luc-Bertin Hugault en Baron de Moldaw, ou du ténor Enguerrand De Hys en Veilleur de nuit. Grand bonheur aussi de retrouver Jodie Devos, « notre » Jodie Devos, dans le rôle du page Arthur. Elle crève l’écran par sa finesse. Ce plateau respecte le texte français dont on comprend chaque syllabe, chaque mot sans le moindre effort.

Ce qui est magique dans cette production, c’est qu’elle se situe malgré tout au « premier degré » de l’action, dans une imagerie populaire, celle des récits fantastiques avec tous leurs ingrédients dont on se régale, où il y a des bons frappés par le destin et des méchants qui peuvent se racheter, en nous faisant entrer à fond dans le jeu et en nous permettant d’y participer. Ce n’est pas un mince compliment. La Nonne sanglante doit à notre avis figurer dans toute vidéothèque de ce nom, d’autant plus que la prise de son est excellente et que l’image est digne de l’attente. Les autres opéras de Gounod qui restent encore dans l’ombre mériteraient pareil traitement. Certains ont déjà bénéficié d’enregistrements, parfois anciens (Sapho, La Reine de Saba, Polyeucte, Philémon et Baucis, La Colombe). Mais ce sont des productions filmées aussi attirantes que l’on réclame. Dès que possible…

        Jean Lacroix


(1) Charles Gounod : Mémoires d’un artiste, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 141-142.
(2) Tous les détails de la genèse de La Nonne sanglante sont à lire dans la passionnante biographie que Gérard Condé a consacrée à Charles Gounod aux éditions Fayard, à Paris, en 2009, aux pages 304 à 319, dont nous avons tiré la citation de l’avis de Kreutzer. Cette précision nous engage à souligner à quel point découvrir une vie de musicien peut se révéler un réel bonheur de lecture, lorsque la clarté du propos et sa vivacité, mais aussi la qualité de l’écriture s’en mêlent. On peut aussi se référer au petit ouvrage de Noël Burch, Eugène Scribe ou le Gynolâtre, paru aux éditions lyonnaises Symétrie en 2017 ; l’auteur y passe en revue des livrets d’opéras de Scribe, dont La Nonne sanglante.