Commencée pendant l’été 1904 et terminée le 15
août 1905, la Symphonie n° 7 de Gustav Mahler est une œuvre qui ne se
laisse pas appréhender à la première écoute. Elle se situe entre le romantisme
et la modernité, avec des dissonances acerbes, voire caustiques, souvent
corrosives, annonçant plus qu’à son tour l’expressionnisme, avec de fréquents
changements d’éclairage et une orchestration fournie.
Longtemps demeurée dans
l’ombre des autres fresques de Mahler, elle a pris ses lettres de noblesse avec
les lectures de Bernstein, Tennstedt, Haitink, Solti, Janssons ou, à notre avis,
encore plus avec Sinopoli, qui en a traduit toutes les contradictions et toute
la nature équivoque. Une nouvelle version est proposée dans le cadre d’une
intégrale en cours de l’Orchestre du Minnesota, sous la direction de son
directeur musical depuis 2003, le chef finlandais Osmo Vänskä (BIS-2386), dont
une intégrale Sibelius a été saluée il y a quelques années par la critique
internationale. La Symphonie n° 7 est une « machine » en cinq
mouvements de près de 80 minutes qui entraîne l’auditeur dans un univers qui se
cristallise autour de deux grands Allegros qui enserrent deux Nachtmusik,
au centre desquelles émerge un Scherzo aux allures grotesques.
Le premier
mouvement est vaste (22 minutes en moyenne) et enlevé, avec un Adagio initial
qu’un cor ténor vient colorer par une mélodie qui a un arrière-fond de marche
funèbre. L’Allegro qui suit se partage entre rythme de marche et vision
sensuelle de la nature, dans un contexte d’abord souple puis conquérant. Osmo
Vänskä entraîne les forces du Minnesota dans un dosage subtil de souplesse et
de puissance. Il n’aborde pas la première Nachtmusik de façon imposante.
Il se souvient sans doute de l’inspiration de Mahler qui, selon le chef
d’orchestre Willem Mengelberg, se serait nourri de La Ronde de nuit de
Rembrandt. Vänskä joue de ce clair-obscur, sans appuyer les cuivres, mais en valorisant
des accents que l’on pourrait qualifier de pointillistes. La valse du Scherzo, qui réclame de la finesse dans ses rythmes chaloupés, évite la
sentimentalité et montre à quel point les cuivres américains ont encore de
beaux jours devant eux. La deuxième Nachtmusik, au cœur de laquelle une guitare et une
mandoline, insolite emploi, créent une sorte d’intermède baroquisant, est menée
comme l’indication andante amoroso le demande. Le cinquième mouvement, le Rondo-Finale, peut-être l’une des pages les moins convaincantes de Mahler, est un
passage délicat pour chef et orchestre afin de ne pas sombrer dans la banalité.
Cette pulsation qui associe les idées les plus élevées aux espaces à la limite
de la trivialité trouve en Vänskä un défenseur de l’équilibre entre les
extrêmes, grâce à une poésie sous-jacente et surtout par la construction
rigoureuse, témoin de l’ambigüité du propos. Voilà, pour les réfractaires à cette
symphonie qui est peut-être la moins assimilable de Mahler, une approche
orchestrale contemporaine digne de tous les éloges, dans une prise de son
transparente effectuée à Minneapolis en novembre 2018.
Autre univers, plus
déroutant, celui de Magnus Lindberg, compositeur finlandais né en 1958, qui a
été longtemps marqué par l’école spectrale, avec des œuvres d’une grande
violence très rythmique. Comme d’autres compositeurs de l’extrême, il semble
évoluer vers une écriture à la fois néotonale, voire même néoromantique. Un
nouveau CD Ondine (ODE 1345-2) en est un exemple frappant. On y trouve les
Deux Episodes pour orchestre de
2016, commande pour les Proms londoniens de la même année. Destinée à précéder
une interprétation de la Symphonie n° 9
de Beethoven, cette partition en deux parties reliées, de neuf minutes chacune,
n’a de commun avec le maître de Bonn que la quinte qui conclut le deuxième
épisode : c’est la même qui ouvre la page de Beethoven. Destinés à un
orchestre traditionnel avec harpe, piano et percussion imposante, ces morceaux
« de circonstance » illustrent l’habileté de Lindberg à combiner les
timbres et à maintenir un discours au sein duquel les couleurs fortes et les
nuances sont variées. Ce n’est pas la page la plus intéressante de
Lindberg ; par contre, la première partie du programme est importante et
marque un tournant vers l’écriture vocale. Il s’agit d’une partition
impressionnante pour soprano et orchestre de 2014, intitulée Accused. Three interrogations. Le
choix des textes, inattendus, éclaire trois moments de l’histoire politique. Le
premier reprend un événement de la vie de Théroigne de Méricourt (1762-1817).
Cette originaire de la région liégeoise, ardente féministe et partisane de la
Révolution française au point de se rendre à Paris en 1791, est livrée aux
Autrichiens par des émigrés et subit un interrogatoire au cours duquel elle
défend les Droits de l’homme. Elle est relâchée sur pression de la France. Grand
bond dans le temps pour un nouvel interrogatoire, dans les locaux de la Stasi
en Allemagne de l’Est, en 1960, avec les réponses d’une personne à laquelle
reproche est fait d’avoir lu à deux ou trois reprises le journal ouest-allemand
Der Spiegel.
Troisième volet : l’affaire Bradley (devenue Chelsea) Manning, qui a livré
en 2010 à WiKiLeaks des secrets de la défense américaine. Frank Lamo, un
hacker, dénonça Manning aux autorités. Lindberg a mis en musique les réponses
laconiques et stéréotypées de Lamo à un enquêteur. Pour cette partition au
contenu a priori disparate, trois langues interviennent successivement :
le français, l’allemand et l’anglais, avec des intonations qui divergent et,
pour l’allemand, des accents expressionnistes proches d’Alban Berg. Quant à
l’orchestre, il est foisonnant : à côté des cordes et de la harpe, on
trouve un effectif impressionnant de cuivres, de bois et de vents ainsi qu’une
percussion abondante (dont la présence est courante chez le compositeur). C’est
la cantatrice Anu Komsi qui est la voix de cette sorte de cantate très lyrique,
aux côtés paroxystiques, soulignant les contextes judiciaires qui entourent le thème
de la partition. Cette soprano, épouse du chef d’orchestre Saraki Oramo, est
aussi généreuse dans l’investissement vocal que l’a été, aux dires de la
critique, Barbara Hannigan lors de la création de la partition à Londres ;
depuis, Lindberg a apporté de légères modifications à Accused. Il s’agit d’une expérience
musicale très forte, dérangeante même, car la voix transperce les émotions
ressenties pour mieux les susciter. La performance de la cantatrice est
stupéfiante, soutenue par le formidable Orchestre de la Radio finlandaise,
dirigé avec une énergie dévastatrice par le chef de haut niveau qu’est le
Finlandais Hannu Lintu, un habitué de la musique de Lindberg. Un CD décapant
pour découvrir de manière optimale la création de notre temps, dans tous ses
aspects, troublants et séduisants à la fois.
Jean Lacroix