La modernité du spectacle du KVS donne une démonstration éclatante, de ce qui nous élève, nous éclaire et nous enchante : le rêve, l’idéal, l’humanisme, la bonté, l’incessante nécessité du combat contre la médocrité, l’absolue nécessité de l’Amour, cette quête enfin, qui fait de Cervantès, de Don Quichotte et de Brel des frères d’âmes. Nos frères.
Depuis
la publication de la première des deux parties du roman de Cervantès, en 1605, « Don
Quichotte de la Mancha » inspira des centaines d’adaptations. Au début du
livre second, paru dix ans après le premier, les deux protagonistes évoquent
d’ailleurs les mauvaises imitations dont ils ont été l’objet. Le succès
fulgurant des pérégrinations du Chevalier et de don écuyer expliquait pour
partie la multiplication des plagiats et autres déclinaisons de maigre qualité
des aventures de Quijana et Pança.
Le roman
de Cervantès inspira aussi des adaptations dont les auteurs () voulurent
exalter et explorer le chef d’œuvre. Le modèle devenu universellement connu,
les personnages devenus des mythes, il fallut aux cinéastes, dramaturges,
romanciers, librettistes et autres aborder avec leur génie propre les figures
imaginées dans sa cellule de prison algéroise par un soldat blessé et mutilé à
la bataille de Lépante.
Le roman
donna lieu à des films notables (dont ceux réalisés par Gérard Philippe, Grigori
Kozintsev, Orson Welles, et le bouleversant opus réalisé par Terry Gillian qui
fit l’ouverture du festival de Cannes cette année), à des opéras (Jean
Richepin) et même à un roman policier paru dans la Série Noire … ! Mais aucune
de ces déclinaisons n’atteignit la force éblouissante de la comédie musicale
« Man of La Mancha », tirée de la pièce de théâtre homonyme de Dale
Wasserman, créée en 1968 . Lorsque Jacques Brel assiste à une représentation et
entend pour la première fois la chanson « The impossible dream »,
interprétée par Richard Kiley (Don Quichotte) et Joan Diener (Dulcinea), il n’a de cesse
d’acquérir les droits d’adaptation de la comédie musicale américaine, (ce qu’il
obtient après avoir dû passer une audition pour démontrer sa capacité à
interpréter le rôle !) , et de la traduire. Deux ans plus tard, le 4
octobre 1968, le rideau de la Monnaie à Bruxelles s’ouvre sur le décor d’une
prison de l’Inquisition à Madrid où Cervantès/Don Quichotte/Brel bouleverse une
salle enthousiaste, bouleversée et émue aux larmes par cette vision humaniste,
exaltée, brelienne du Chevalier à la Triste Figure qui depuis lors est à jamais
attachée au visage, à la voix, à la silhouette du Grand Jacques.Aujourd’hui, c’est la même émotion qui vous
étreint le cœur dans la salle du KVS où, dans une coproduction avec La Monnaie,
se donne une nouvelle série de représentations de l’Homme de la Mancha. Tout dans ce spectacle est éblouissant de
force, de fantaisie, de folie, de rythme. L’étonnante ressemblance de Philip
Jordens avec le Grand Jacques est bien vite estompée : il incarne
Quichotte avec une telle force et une telle invention, une telle énergie dans
la démence et la fabulation de son personnage, qu’il fait oublier la similitude
dans le timbre de voix et dans la physionomie, pour sublimer de Brel,
l’émotion, la rudesse, la désespérance des rêves fracassés sur le réel. Il est
à la fois le fou et le fougueux, encadré par une distribution au plus haut
niveau de l’art.
Pour que Jordens ne soit pas écrasé par le fantôme de son
prédécesseur, il fallait qu’il fut porté par son incroyable talent mais aussi
par une mise en scène inspirée et
irréprochable (Michael De Cock et Junior Mthombeni) et une direction musicale magistrale et multiple (Bassem Akiki) qui inscrivent l’œuvre dans le XXI ème
siècle. Le rythme du dispositif, le recours au slam et à la vidéo,
l’inventivité de la scénographie (Eugenio Szwarcer), le recours spectaculaire à
la video, sont autant d’élements qui ont littéralement subjugué le public de la
première représentation, qui a salué, debout , cette production exceptionnelle.
Jacques Brel aurait, à n’en pas douter, salué lui aussi la force du jeu et du
chant des compagnons de route du Chevalier :
Sancho
Pança (sublimé par la fantaisie et la
drôlerie grave de Junior Akwety), Dulcinéa (la soprano Ana Naque, bouleversante
dans la tentation du rêve à laquelle elle finit par céder ), le curé et le
barbier (émouvant et profond Pierre Derhet), et enfin L’Aubergiste et le Duc (étonnant
Bertrand Duby). Tous sont portés au plus haut de leur talent par l’Ensemble de
musique de Chambre de La Monnaie que dirige Benoît Giaux.
Outre
l’émerveillement qu’il procure « Lhomme de la Manche » nous dit aussi l’universalité du roman de
Cervantès, son acuité contemporaine que Brel avait immédiatement ressentie en
1968 et que confirme, s’il le fallait encore, cette nouvelle version du mythe
surgi à l’aube de la Renaissance. L’œuvre nous parle encore aujourd’hui comme
naguère, et la modernité du spectacle du KVS en donne une démonstration éclatante,
de ce qui nous élève, nous éclaire et nous enchante : le rêve, l’idéal,
l’humanisme, la bonté, l’incessante nécessité du combat contre la médocrité,
l’absolue nécessité de l’Amour, cette quête enfin, qui fait de Cervantès, de
Don Quichotte et de Brel des frères d’âmes. Nos frères.
Jean Jauniaux,
le 15 septembre 2018.
L'HOMME DE LA MANCHA
DALE WASSERMAN, MITCH LEIGH & JOE DARION /
JACQUES BREL, MICHAEL DE COCK & JUNIOR
MTHOMBENI
Direction musicale et adaptation BASSEM
AKIKI
Mise en scène MICHAEL DE COCK & JUNIOR MTHOMBENI
NOUVELLE
PRODUCTION du KVS
avec De Munt / La Monnaie & Théâtre de
Liège
Première 14 septembre 2018 - 20:00
15, 19,
21, 22, 26, 27 & 28 septembre 2018 – 20:00
18 septembre 2018 – 18:00
KONINKLIJKE VLAAMSE SCHOUWBURG (KVS)