« Nous voilà arrivés. Complétant les CD parus
en 2016 et 2018, ce troisième volume de sonates de Beethoven clôt le cycle
intégral. Deux salles à l’acoustique supérieure et symboliques pour nous en ont
accueilli l’enregistrement : le Théâtre populaire Romand de la
Chaux-de-Fonds, où l’aventure avait commencé au disque en 2016 ; et la
salle Flagey, où en 2012 l’aventure avait commencé tout court. Boucle bouclée.
Clap de fin. », déclarent Lorenzo Gatto et Julien Libeer dans leur
présentation de ce troisième CD qui met un terme à leur vision des dix Sonates pour violon et piano.
Les deux
premiers CD (Alpha 240 et 407) ont bénéficié d’une critique très favorable,
celui qui concernait les Sonates 2, 4 et
9 « A Kreutzer » étant proclamé Diapason d’or de l’année 2016. Celui
qui achève le cycle (Alpha 565) propose l’opus 12 n° 3 (Sonate n° 3) et les trois
de l’opus 30 (Sonates n° 6, 7 et 8). L’aventure a donc commencé en 2012 lorsque
Gilles Ledure, le directeur de Flagey, a suggéré ce défi musical à deux
artistes qui ne se connaissaient qu’à peine et n’avaient pas encore joué
ensemble. Gatto et Libeer constatèrent que leurs affinités étaient réelles et
que la cohérence du projet pouvait être envisagée ; le travail commun
allait porter ses fruits, de belle manière. On constate aujourd’hui à quel point
il est concluant : nous sommes face à une intégrale moderne de premier
rayon.
Composées en 1802,
les trois sonates de l’opus 30 correspondent à la période tragique au cours de
laquelle Beethoven se rend compte de graves pertes auditives, qui le conduiront
à penser au suicide (bientôt, ce sera le fameux « Testament
d’Heiligenstadt »). Conçues comme un ensemble, elles font la part belle à
de nouvelles sonorités et à la vitalité. La Sonate n° 6, en trois mouvements,
est toute en demi-teinte, moins directement séduisante ; c’est l’une des
moins jouées du cycle, même si elle met les partenaires en équilibre, à part
entière. La Sonate n° 7, plus développée et en quatre mouvements, insiste sur
le comportement propre de chaque instrument, avec une écriture très serrée. Le
piano expose les premiers thèmes, et dans l’Adagio,
le chant confié d’abord au clavier est repris par le violon. Dans la Sonate n°
8, à nouveau en trois mouvements, Beethoven combine le jeu des deux
instruments, insistant sur leurs caractéristiques sonores. Il mêle l’énergie du
mouvement initial au côté énigmatique du Tempo
di Minuetto avant un Allegro vivace au
cours duquel un refrain revient souvent. En complément de programme, la Sonate
n° 3, opus 12 n° 3 de 1799, se développe dans un climat sensible et lyrique qui
n’est pas sans rappeler l’atmosphère de la « Pathétique ».
Ce CD est généreux en durée, il dépasse les 81 minutes.
On ne jouera pas
ici au jeu des comparaisons discographiques : c’est à la mesure
d’eux-mêmes qu’il faut considérer nos magiciens belges. Leur complémentarité
est encore une fois confirmée : sens mutuel de l’écoute, cohérence du
geste, style exemplaire, expressivité, mise en place impeccable, finesse des
nuances. Lorenzo Gatto et Julien Libeer ont peaufiné une splendide intégrale
qui comptera parmi les toutes premières références actuelles. Avec eux, même si
l’anniversaire Beethoven qui s’annonce n’est pas encore entamé, il se présente
sous les meilleurs auspices, ceux du respect de la stature d’un absolu génie.
Autre intégrale
beethovenienne, par les frères Ori et Omri Epstein, que nous avons déjà
rencontré lors du beau et récent coffret voué à la musique pour piano et cordes
de Dvorak pour le label Alpha. Ils forment, avec le violoniste Mathieu Van
Bellen, le Trio Busch. Cette fois, ils se sont investis en duo dans un album de
deux CD (Linn CKD 627) consacrés aux œuvres complètes de Beethoven pour
violoncelle (Ori) et piano (Omri). Omri est né en 1993, Ori est de sept ans son
aîné. Ils ont étudié à Tel-Aviv avant d’accompagner leur famille à Londres en
2002. Même si la poursuite de leur cursus s’est déroulée en Angleterre pour
Omri et en Suisse pour Ori, ils se sont finalement retrouvés et ont été
artistes en résidence à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. Ils résident maintenant
à Amsterdam, où ils ont créé avec Mathieu Van Bellen et la violoniste Maria
Milstein (elle était aussi de l’aventure Dvorak), un centre de musique de
chambre, le Muziekhaven.
On est heureux de
les découvrir dans des partitions qui leur permettent d’exploiter leur
complicité artistique. Les cinq sonates pour violoncelle et piano du maître de
Bonn (les deux de l’opus 5, l’opus 69 et les deux de l’opus 102) s’étalent sur
une période créatrice d’une vingtaine d’années, entre 1796 et 1815. On
considère qu’elles ouvrent l’ère de la sonate romantique pour le violoncelle et
que leur liberté formelle au classicisme mesuré et à l’indéniable beauté
plastique donne à l’instrument ses premiers vrais titres de noblesse, au moment
où le violoncelle quitte son rôle traditionnel de continuo pour devenir un
soliste de premier plan. On ne reviendra pas sur la genèse de chacune de ces
sonates, le livret leur consacrant sept pages rédigées par Colin Lawson, qui
précise que « le goût de
Beethoven pour ce genre a fait de ses cinq chefs-d’œuvre des pierres angulaires
du répertoire et des précédents de taille pour les deux sonates de Brahms qui
paraîtront à la fin du XIXe siècle. » Le programme est complété par
les trois séries de variations : l’opus 66, inspiré par un air du Papageno
de Mozart, les douze Variations sur un
thème de « Judas Maccabée » de Haendel WoO45 et les Variations sur « Bei Männern, welche
Liebe fühlen » de la Flûte enchantée Wo046. Beethoven avait la capacité
de sélectionner avec soin ses références.
La concurrence est
redoutable pour les frères Epstein. Le souvenir des duos légendaires formés par
Pablo Casals et Rudolf Serkin, Pierre Fournier et Friedrich Gulda ou avec
Wilhelm Kempff, Mstislav Rostropovitch et Sviatoslav Richter ou Jacqueline Du
Pré et Daniel Barenboim sont vivaces. Plus récemment, Rafaël Wallfisch et John
York, Hidemi Suzuki et Yoshiko Kojima ou Xavier Philipps et François-Frédéric
Guy en ont livré de convaincantes versions. Le duo Epstein tient une belle
place dans cette liste : la virtuosité est en place lorsque les partitions
l’exigent, mais les solistes veillent toujours à conserver ce classicisme
mesuré qui sert si bien Beethoven tout en assurant une vie rythmique et un sens
dimensionné du phrasé. L’enregistrement a été effectué du 3 au 6 janvier et du
13 au 16 septembre 2018 à la Chapelle musicale. On est heureux de savoir que le
lieu les a inspirés dans leur démarche aboutie.
Jean Lacroix