lundi 4 février 2019

La 6e Symphonie de Mahler : une course à l’abîme

Kirill Kondrashin dirige la 6e Symphonie de Mahler : une course à l’abîme

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On sait que la 6e symphonie de Mahler a été créée à Essen le 27 mai 1906, que l’effectif orchestral est colossal, la section des cuivres comportant huit cors, six trompettes, quatre trombones et un tuba. Quant à la percussion, on y découvre des timbales, un glockenspiel, un célesta (instrument récent à l’époque), des cloches graves, des cloches de vaches, un xylophone, la grosse caisse, le triangle, le marteau… Dans ses souvenirs, Alma, la veuve de Mahler, raconte que le compositeur, à l’approche de la première en public qu’il devait diriger, était de plus en plus angoissé. Le sujet de son oeuvre - la solitude au sein de la nature et la confrontation de l’homme avec la mort dans une lutte perdue d’avance - évoquait en lui des sentiments de peur. Etait-ce la prémonition des terribles événements de 1907, à savoir le décès de sa fille aînée, Putzi, à peine âgée de cinq ans, et le diagnostic de son incurable maladie cardiaque jumelés à son départ de l’Opéra de Vienne suite aux attaques d’une presse antisémite déchaînée ? Cette symphonie en quatre mouvements, qualifiée de « tragique » par Mahler lui-même, est une immense fresque sonore, qui plonge l’auditeur dans un chaos eschatologique dès le début du premier Allegro, chaos qui se poursuit dans un Scherzo échevelé. Seul l’Andante moderato apporte une plage de relative sérénité avant l’effervescence rythmique et le déferlement de l’Allegro final, ponctué par les coups du destin, symbolisé par le marteau dont la puissance finit par avoir raison de l’homme, anéanti. Cet absolu chef-d’œuvre, dont la portée psychologique et philosophique est considérable, est l’une des partitions les plus spectaculaires dédiées à l’orchestre et une expérience musicale hors du commun. Ceux qui l’ont vécue en salle de concert savent ce que nous voulons dire.

La discographie de la 6e Symphonie est gigantesque. On ne compte plus les enregistrements depuis celui de Charles Adler à la tête des Wiener Symphoniker en 1952, avant même que Leonard Bernstein n’entreprenne son intégrale révélatrice avec le Philharmonique de New York dans les années 1960, renouvelée à Vienne en live en 1976 (DVD, à voir !) puis encore en CD en 1988. Les versions qui datent d’avant l’an 2000 sont sans doute les plus représentatives quant à l’option conceptuelle  défendue par le chef d’orchestre. On a ainsi le choix entre la grandeur dramatique de Barbirolli (1967, New Philharmonia, 84 minutes), l’engagement physique de Bernstein (1967, New York, 78 minutes), la lisibilité exempte de pathos de Kubelik (1968, Bayerischen Rundfunks, 74 minutes), la noirceur tragique de Karajan (1977, Berlin, 82 minutes), le romantisme exacerbé de Tennstedt (Londres, studio 1983, 88 minutes), l’expérience pathologique de la lenteur à la limite de la suffocation de Sinopoli (Philharmonia, 1987, 93 minutes) ou la froideur résignée de Boulez (1995, Vienne, 79 minutes). Avec d’incroyables différences de durée globale qui interpellent : entre Kubelik 74 minutes et Sinopoli 93 minutes, il y a un gouffre… Mahler a indiqué sur sa partition : « Nicht schleppen ! » - « ne pas traîner ! »).

Un nouveau CD paru chez SWR Classic (SWR19416CD) vient bousculer tout ce beau monde. Il s’agit d’une bande de la radio allemande jusqu’ ici inédite, enregistrée en studio et en stéréo les 13 et 15 janvier 1981 à Baden-Baden dans un son remarquable. Le Südwestfunk-Orchester local est dirigé par Kirill Kondrashin. Moins de deux mois plus tard, ce chef russe réfugié en Occident depuis décembre 1978 devait mourir le lendemain d’un concert au cours duquel il avait interprété une autre symphonie de Mahler, la Première, sous-titrée « le Titan ». Pesons les mots : sa version de la 6e symphonie est hallucinante, d’une urgence constante et d’une qualité instrumentale confondante. Elle remet en question toutes nos valeurs quant à cette partition volcanique. Kondrashin avait déjà enregistré les 5e, 6e et 7e symphonies de Mahler, pour Melodiya. En mai 1978, pour la 6e, il était à la tête de la Philharmonie de Leningrad, la phalange que son titulaire Mrawinsky tenait d’une main de fer. Il la bouclait en un peu plus de 65 minutes, près de dix minutes de moins que Kubelik. La critique avait relevé avec intérêt cette passionnante interprétation, quelque peu dénaturée par une prise de son métallique et par la dureté typique des instruments russes de l’époque : cuivres criards, trompettes grinçantes… On se sentait d’ailleurs, tradition oblige, parfois plus proche de Chostakovitch que de Mahler.

Cette fois, à Baden-Baden, on est face à ce que l’on n’entend nulle part ailleurs : une course à l’abîme, qui prend à la gorge dès les premières mesures dans un tempo insensé qui ne perdra pas un seul instant son équilibre, son influx rythmique, sa fougue, ni le parcours de l’insoutenable plongée vers le désastre final voulu par Mahler. Kondrashin boucle sa vision qui ressemble à un rouleau compresseur en un peu plus de 68 minutes. Sa 6e s’achève pratiquement au moment où Sinopoli va lever sa baguette pour entamer l’Allegro final ! C’est dire l’angoisse permanente et destructrice du climat instauré. On a la sensation d’écouter le tempo idéal, sans le moindre trompe-l’œil, d’autant plus que l’Andante moderato n’est pas figé ni immobile comme chez tant d’autres ; il est d’une fluidité annonciatrice du combat final que l’homme va livrer ensuite, dans un final suffocant, sans répit, qui conduit tout droit à l’enfer. Il faut découvrir l’art avec lequel, dans ce dernier mouvement, Kondrashin entraîne ses musiciens, chauffés à blanc, dans un monde où le corps à corps est devenu oppressant. Laissez-vous emporter par le torrent qui s’ouvre devant vous dans ce Final à partir de 18’ 30. Les cinq minutes qui suivent vous plongeront dans une folie apocalyptique qui laisse pantois, avant de sombrer dans une brève plage de fatalisme sans issue et d’espoir désespéré, presque jusqu’au silence, avant de s’achever par le sec couperet terminal. C’est foudroyant, fulgurant, puis glaçant… et physiquement épuisant pour l’auditeur. La presse internationale ne s’y est pas trompée, en tout cas. Ce CD a obtenu récemment un Diapason d’or. 

Avouons-le sans ambages : les symphonies de Mahler feraient partie de notre bagage si nous étions en partance pour l’île déserte. Si une seule nous était accordée, ce serait certes une  punition cruelle, mais ce serait sans hésitation la 6e de Kondrashin à Baden-Baden.


Jean Lacroix