mardi 18 septembre 2018

Le Prince d'Aquitaine: la lettre au père de Christopher Gérard



Voici un livre qui n'a de "roman" que les cinq lettres qui le désignent tel sur la couverture. Roman aussi par  l'écriture  travaillée d'un styliste à qui l'on doit de vrais "romans" (ouvrages de fiction), des essais littéraires, des articles et Aux Armes de Bruxelles ces merveilleuses "flâneries urbaines" que nous relirions aujourd'hui avec un autre regard que celui que nous y portions naguère.
Nous le lirions sans doute avec davantage de gravité, nous y découvririons sans doute, dans la gourmandise et l'épicurisme de l'auteur, des ombres et des fantômes dont avec "Le Prince d'Aquitaine" il nous dévoile les origines telluriques.
"Le Prince d'Aquitaine" est le récit qu'un fils, le narrateur qui est aussi l'auteur, adresse à son père sous la forme d'une missive mémorielle. Au fil de cette exploration du passé familial, surgissent des êtres et des lieux qui ont façonné celui qui, aujourd'hui, se penche sur son histoire familiale et essaie d'en dénouer, en les racontant, les entraves au bonheur. 

"Si je devais encore te faire le moindre reproche, acte ô combien dérisoire aujourd'hui, je dirais ceci. plus grave que l'absence de bonheur, plus douloureuse que cette lente prise de conscience de n'être qu'un gêneur, c'est de n'avoir pas été armé au bonheur qui m'aura le plus abîmé." Cette conscience cruelle d'un destin mis en danger dès l'enfance par un Père cruel, méchant, mais aussi disloqué par son impuissance à vaincre l'alcool et ses démons, Christopher Gérard nous en donne les étapes et le cheminement, en se plaçant à la distance exacte pour les raconter qui nous permet de ne pas en être les voyeurs, mais les témoins étreints de compréhension. Il serait réducteur d'évoquer ici plus en détail les séquences  (enfance, école, université), les géographies (la Mer du nord pourtant et Saint Idesbald) et les personnages (Grand-Mère, Ferdinand Elysée Gérard, dont la photographie en médaillon orne la couverture du livre, survivant invalide de la grande Guerre, la Mère...).  Il faut lire ce récit pour soi, pour y trouver, chacun à notre manière, de quoi nourrir l'écheveau des secrets  qui constituent, au bout du chemin, un homme adulte affrontant ses fantômes.

Mon exemplaire du livre est dédicacé "Pour l'ami Jean, cette confession tragique". L'encre mauve se déploie dans une graphie à l'ancienne qui devait être la première impertinence discrète de l'enfant à qui on promettait tant l'échec qu'il ne crut pas qu'un autre destin pût lui être voué. Le livre est dédié à "L'Aimée", celle dont on lira dans le récit qu'elle sauva le jeune adulte, en lui prouvant  "que l'on pouvait même avec une expérience réduite de la douceur, aimer et être aimé."

Voici le récit d'une résilience dont on devine combien il fut âpre à écrire, puis à  publier, à livrer au public. Au lecteur de lui donner sa place exacte: dans la bibliothèque du coeur et celle des enfances trahies. 

Jean Jauniaux, 18 septembre 2018

Sur le site de l'éditeur Pierre Guillaume de Roux:

 Assoiffé d’une estime qui ne viendrait jamais, je me suis imposé des fardeaux qui n’étaient pas ceux d’un fils en pleine croissance. Interdite, l’insouciance ; obligatoire, la méfiance ; inévitable, l’échec.  Je me doute maintenant que, venant de moi, tu aurais préféré une révolte ouverte, comme celle que tu infligeas à tes parents. Mais je ne voulais pas ajouter du désordre au désordre, ni attiser l’incendie que, dans ton inconscience, tu avais allumé comme par jeu.  Tu n’es jamais parvenu qu’à démanteler ce que ton fils aurait voulu restaurer, ce en quoi tu fus bien l’enfant gâté de ton époque. Ta dégringolade fut celle du paria. En fin de compte, tu auras trahi et l’amont et l’aval, tes parents accablés de désespoir, ton fils couvert de cicatrices et déshérité jusqu’à l’os. »
Un fils s’adresse au fantôme paternel ; il retrace un triple parcours spirituel, esthétique et moral étalé sur un siècle et qui prend sa source à l’automne 1914, quand un obus allemand fracasse le destin de sa lignée. Méditation sur les blessures transgénérationnelles comme sur la faillite d’une époque, Le Prince d’Aquitaine  est un roman à la veine blasonnée et secrète, qui témoigne d'un cheminement douloureux et stoïque pour... le meilleur du talent.
Par Christopher Gérard, auteur, entre autres, d’Aux Armes de Bruxelles (récit couronné par l’Académie royale, Pierre-Guillaume de Roux), Vogelsang ou la mélancolie du vampire (roman, Prix Indications, L’Age d’Homme), Le Songe d’Empédocle (roman, Prix E. Martin, L’Age d’Homme).





samedi 15 septembre 2018

Schumann/Schwabe: la pleine complicité du violoncelle

En guise d'éditorial...
"Délectable dans sa totalité", c'est par cette appréciation que Jean Lacroix achève cette douzième recension de la série "Sans la musique serait une erreur", formule nietzschéenne qu'il confirme ici encore en nous invitant à participer à la complicité intense d'un artiste, d'un compositeur et d'un instrument. 
Jean Jauniaux










Le concerto pour violoncelle et orchestre, composé en 1850, juste avant la Symphonie n° 3, la  « Rhénane », témoigne chez Schumann d’une période féconde sur le plan de la composition.
Ce « tube » de la discographie est une œuvre en trois mouvements enchaînés d’une vingtaine de minutes qui bénéficie d’un climat poétique, mais aussi de traits de virtuosité qui réclament de la part de l’interprète une grande maîtrise de l’instrument, comme un sens du rythme et de la respiration, le tout à combiner avec de la fraîcheur et de l’esprit.

Après les témoignages de grands anciens comme Rostropovitch, Fournier ou Starker, ou plus récemment d’Anne Gastinel ou de Jean-Guihen Queyras, que peut apporter un nouvel enregistrement ?  La réponse se trouve en tout cas du côté de Naxos. Après un beau CD consacré aux concertos de Saint-Saëns, Gabriel Schwabe, à la double origine allemande et espagnole, propose un programme où ce concerto côtoie des partitions de chambre du même Schumann (Naxos 8.573786). On ne peut que s’incliner devant cette réussite : liberté de ton, fantaisie, phrasé de classe, mais aussi concentration et pureté du chant (un superbe instrument italien réalisé à Brescia vers 1600). De quoi se dire que beaucoup de choses peuvent encore être exprimées dans ce concerto pourtant doté d’une impressionnante discographie, aux premiers rangs contemporains de laquelle Schwabe vient s’inscrire. Le Royal Northern Sinfonia, placé sous la direction de Lars Vogt, qui est aussi pianiste, est un partenaire au soutien attentif et chaleureux.

Le reste du programme, réservé au duo violoncelle/piano - il s’agit pour le clavier de Nicholas Rimmer, talenteux chambriste qui a déjà reçu un Diapason d’or et a signé précédemment avec Schwabe, toujours pour Naxos, des sonates de Brahms -,  est alléchant et copieux : ce sont des œuvres de 1849, autre période féconde pour Schumann (les Scènes de la forêt datent de janvier), qui ont été choisies, dont certaines ont été transposées pour le violoncelle par le compositeur ou par Schwabe lui-même pour le présent CD. On débute avec l’enthousiaste et enjoué Adagio et Allegro opus 70 de février, destiné au cor, que suivent les Fantasiestücke opus 73, primitivement pour clarinette, qui alternent un lyrisme intense avec une élégante nostalgie. Suivent les  Cinq pièces dans le ton populaire opus 102 et leurs rythmes de danses stylisées, composées en avril. Quant aux Trois romances opus 94, elles ont été écrites en décembre de cette année fructueuse ; transposées du hautbois par Schwabe, elles conservent le même charme que dans leur version d’origine. Le soliste a ajouté à son programme, en guise de cerise sur le gâteau, un arrangement de l’Intermezzo de la curieuse Sonate F-A-E., pièce collective à laquelle Brahms collabora, offerte en cadeau au violoniste Joseph Joachim. Tout cela, servi par le duo Schwabe/Rimmer avec chaleur et conviction, en vient presque à éclipser la valeur de l’interprétation du concerto. Ce CD, réalisé pour la plus grande gloire de Robert Schumann, est délectable dans sa totalité.

Jean Lacroix  

Eternité de la musique ...Artyomov

Jean Lacroix nous donne ici la onzième  recension de la série dont il emprunte le titre à Nietzsche "Sans la musique, la vie serait une erreur", adage que nous adoptons de plus en plus volontiers au fil des découvertes que nous donne à partager le critique, à la fois érudit et accessible dans ces initiations à l'actualité discographique. Voici comment il évoque "The way to Olympus" dans le paragraphe final de cet article : "Au fil du temps, Artyomov s’est inscrit résolument dans la tradition postromantique, qui a encore de beaux jours devant elle. La notice signale qu’il préfère ne pas nommer sa musique du terme indéfini de « contemporaine », mais qu’il l’inclut dans une démarche qualifiée de musica perennis (musique éternelle). A chacun de considérer, après écoute, si le terme est adéquat." 
Bonne lecture, bonne écoute.
Jean Jauniaux




Dans le domaine de la critique musicale, univers subjectif s’il en est, André Tubeuf, spécialiste de la voix et du chant lyrique, est, à nos yeux, une compétence du plus haut  niveau, qui peut se targuer d’une qualité d’écriture reconnaissable dès les premiers mots. Certains la considèrent comme sophistiquée ; d’autres, c’est notre cas, la vivent comme dynamique, inventive et, surtout, enrichie d’harmonies et de « contrepoints ». André Tubeuf est l’auteur de nombreux articles en revues spécialisées et de quelques ouvrages qui font date. Dans l’un d’entre eux, il écrit ceci : « Et on se dit alors qu’on a bien fait de beaucoup écouter et tâcher d’apprendre, pour faire écouter à son tour. » (1) Cet acte de foi, voilà déjà quelques années que nous l’avons pris à notre compte, en partageant avec des mélomanes notre propre bagage patiemment assimilé au fil de découvertes incessantes, parfois décevantes, souvent enthousiasmantes. Le CD qui va nous occuper ici arrive à point nommé pour illustrer le but fondamental de « faire écouter à son tour » qui guide notre action.

Le nom de Vyacheslav Artyomov n’éveille sans doute guère de souvenirs dans la mémoire des mélomanes, même les plus patentés. Il faut donc le situer de manière précise. Faisons appel pour cela au critique musical et conférencier Frans C. Lemaire, né à Montigny-le-Tilleul en 1927. Il est l’auteur d’études respectées sur la musique russe, parues aux éditions Fayard. Du volume intitulé La musique russe du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques, nous empruntons, extraites de la partie biographique de cette somme, les précisions qui suivent.  Né à Moscou en 1940, Artyomov étudie les sciences physiques tout en apprenant la musique au Conservatoire de la capitale soviétique. Attiré par les œuvres de Prokofiev, Strawinski, Hindemith, Jolivet ou de l’avant-garde polonaise, mais aussi par Honegger et sa Symphonie liturgique, il fait moisson de thèmes folkloriques caucasiens ou d’Extrême-Orient, dont il collectionne des instruments de musique, et fonde, avec Goubaïdoulina et Sousline l’ensemble Astreïa, qui se lance dans l’improvisation. Après un passage aux éditions Muzyka en qualité de rédacteur, il se consacre entièrement à la composition ; au départ, il n’est pas dans les grâces du régime soviétique. Ses compositions, comme celles de bien d’autres créateurs, sont jugées « inappropriées ». Son Requiem de 1988 est cependant acclamé à Moscou, ce qui le réconcilie avec le pouvoir, d’autant plus que sa renommée s’étend très vite au-delà des frontières. Rostropovitch lui passe commande d’œuvres qu’il créera dans les années 1990, et qui assureront sa notoriété. Pourtant, il semble qu’Artyomov demeure chez nous un méconnu, sinon un inconnu.

Frans C. Lemaire définit les intentions du compositeur : Pour Artyomov, l’objectif final de la musique est de pénétrer les couches intérieures de la réalité pour accéder à un autre monde. Le chemin est celui de la perfection spirituelle. La musique se veut l’expression de l’âme humaine, de l’âme du compositeur comme manifestation de l’âme universelle. « La musique est un médiateur entre Dieu et le monde » dit Artyomov qui croit en la transfiguration du monde par cet art. De telles ambitions, qui ne vont pas sans périls, rappellent Scriabine : il n’y a pas loin de l’extase à la transfiguration, seuls les mots changent mais la réalité demeure la même, inaccessible. Heureusement Artyomov reste surtout musicien et n’ensevelit pas sa musique sous les commentaires. Les références de sa musique sont surtout latentes : philosophiques (Soloviev, Berdiaev), poétiques (Khlebnikov, Rilke), musicales (Stravinski, Sibelius) et orientales (le zen, le taoïsme). Ambitieuse et protéiforme, l’œuvre d’Artyomov s’exprime aussi bien dans la surcharge orchestrale des symphonies que dans l’économie des moyens, proche d’Arvo Pärt dans les Hymnes ghouriens.  (2)

Le label Divine Art a entrepris la réalisation d’une rétrospective ambitieuse du corpus musical d’Artyomow, riche de très nombreuses partitions ; le projet devrait compter une dizaine d’enregistrements. Celui sur lequel nous nous penchons aujourd’hui (Divine Art dda 25171) peut servir de tremplin aux mélomanes qui, fascinés par une expérience qui sort des sentiers battus, voudraient aller au-delà de ce seul CD/témoignage. L’éventail proposé ici est représentatif de plusieurs genres musicaux. Il s’ouvre par une symphonie qui porte en sous-titre Chemin vers l’Olympe ; elle a fait l’objet d’une gestation entre 1978 et 1984 et est la première d’une tétralogie symphonique de grande ampleur, dont les trois volets complémentaires ont été commandés ou créés par Rostropovitch, devenu chef d’orchestre londonien. L’ensemble complet s’intitule Symphonie du Chemin. Interprétée à Moscou en 1986 par l’Orchestre d’Etat d’URSS dirigé par Timur Mynbayev, cette première partition s’inscrit dans la ligne philosophique du compositeur. En un mouvement d’un peu plus de trente-trois minutes, elle débute par une lente introduction qui, selon des notes d’Artyomov lui-même que l’on peut lire dans le livret (en anglais et en russe uniquement), se veut une aspiration à la perfection pour accéder à l’intégrité de son développement personnel. Méditative, voire contemplative, l’œuvre participe d’un sentiment extatique que des climax contrôlés viennent troubler sporadiquement, avec l’appui de percussions, et qu’un orgue magnifie. On sort de cette œuvre envoûtante, pleine d’échanges mystérieux entre les instruments, avec des paysages intérieurs dans l’âme, mais aussi avec une impression de sérénité. Cette partition met l’auditeur hors du temps et de l’espace et le fait participer à une cosmologie de l’esprit. C’est sans doute le but recherché.

Les Hymnes ghouriens qui suivent sont destinés à trois violonistes et à un orchestre symphonique ; ils durent moins d’un quart d’heure et illustrent de manière spirituelle, à travers l’utilisation de cloches et de percussions, un chant géorgien. L’Orchestre Philharmonique et Académique de Moscou, conduit par Dmitri Kitaenko en 1987, en donne une version qui, comme le disait Frans C. Lemaire, fait penser à la parcimonie d’Arvo Pärt.
L’entrelacement des trois violons avec le son cristallin des cloches crée une atmosphère psychédélique. C’est prenant, et éthéré. La troisième œuvre du programme est la seule partition d’Artymov destinée au piano solo. Elle date de 1981, est confiée à Anton Batagov, et illustre en moins de dix minutes, de manière assez abstraite, trois des Sonnets à Orphée de Rilke, traduits en russe par Valerya Lyubetskaya, l’épouse du compositeur (le texte des poèmes est hélas absent – on sait que le contenu des sonnets de Rilke est souvent métaphorique). Ces Préludes sont dédiés à cette poétesse, qui est aussi membre de l’Académie russe des Sciences naturelles. Elle est l’auteur d’un texte reproduit dans le livret, qui explicite la démarche du Chemin vers l’Olympe. Lyubetskaya assimile la création de son mari à l’aspiration héroïque de l’homme vers un idéal moral, avec un arrière-fond spirituel toujours présent.

Le CD s’achève par le Concert des 13, écrit pour vents, piano et percussion en 1967. Cette œuvre de jeunesse, servie en 1978 par des solistes de l’Orchestre d’Etat d’URSS menés par Gennady Rozhdestvensky, est une pièce énergique et haute en couleurs, qui combine un groupe de treize instruments dans un jeu endiablé d’un peu plus de treize minutes, défini par Artyomov lui-même comme un show. Les combinaisons sont variées, les effets recherchés : deux flûtes, deux clarinettes, deux bassons, deux trompettes, un hautbois, un trombone et un piano confié à Piotr Meschaninov (plus un glockenspiel ou un célesta), entremêlent leurs sonorités particulières auxquelles se joignent des percussions (trois instrumentistes).

Au fil du temps, Artyomov s’est inscrit résolument dans la tradition postromantique, qui a encore de beaux jours devant elle. La notice signale qu’il préfère ne pas nommer sa musique du terme indéfini de « contemporaine », mais qu’il l’inclut dans une démarche qualifiée de musica perennis (musique éternelle). A chacun de considérer, après écoute, si le terme est adéquat.


                                                                                                                             Jean Lacroix

(1) André Tubeuf, Je crois entendre encore…, Paris, Plon, 2013, p. 152. 
(2) Frans C. Lemaire, La musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques, Paris, Fayard, 1994, p. 375. A noter que Lemaire écrit le nom du compositeur avec un « i » à la place du « y » de la pochette du CD ; nous avons pris la liberté de cette correction pour demeurer en synergie avec cette dernière.


L'Homme de la Mancha au KVS: bouleversant!

La modernité du spectacle du KVS donne une démonstration éclatante, de ce qui nous élève, nous éclaire et nous enchante : le rêve, l’idéal, l’humanisme, la bonté, l’incessante nécessité du combat contre la médocrité, l’absolue nécessité de l’Amour, cette quête enfin, qui fait de Cervantès, de Don Quichotte et de Brel des frères d’âmes. Nos frères.



Depuis la publication de la première des deux parties du roman de Cervantès, en 1605, « Don Quichotte de la Mancha » inspira des centaines d’adaptations. Au début du livre second, paru dix ans après le premier, les deux protagonistes évoquent d’ailleurs les mauvaises imitations dont ils ont été l’objet. Le succès fulgurant des pérégrinations du Chevalier et de don écuyer expliquait pour partie la multiplication des plagiats et autres déclinaisons de maigre qualité des aventures de Quijana et Pança.
Le roman de Cervantès inspira aussi des adaptations dont les auteurs () voulurent exalter et explorer le chef d’œuvre. Le modèle devenu universellement connu, les personnages devenus des mythes, il fallut aux cinéastes, dramaturges, romanciers, librettistes et autres aborder avec leur génie propre les figures imaginées dans sa cellule de prison algéroise par un soldat blessé et mutilé à la bataille de Lépante.
Le roman donna lieu à des films notables (dont ceux réalisés par Gérard Philippe, Grigori Kozintsev, Orson Welles, et le bouleversant opus réalisé par Terry Gillian qui fit l’ouverture du festival de Cannes cette année), à des opéras (Jean Richepin) et même à un roman policier paru dans la Série Noire … ! Mais aucune de ces déclinaisons n’atteignit la force éblouissante de la comédie musicale « Man of La Mancha », tirée de la pièce de théâtre homonyme de Dale Wasserman, créée en 1968 . Lorsque Jacques Brel assiste à une représentation et entend pour la première fois la chanson « The impossible dream », interprétée par Richard Kiley (Don Quichotte) et  Joan Diener (Dulcinea), il n’a de cesse d’acquérir les droits d’adaptation de la comédie musicale américaine, (ce qu’il obtient après avoir dû passer une audition pour démontrer sa capacité à interpréter le rôle !) , et de la traduire. Deux ans plus tard, le 4 octobre 1968, le rideau de la Monnaie à Bruxelles s’ouvre sur le décor d’une prison de l’Inquisition à Madrid où Cervantès/Don Quichotte/Brel bouleverse une salle enthousiaste, bouleversée et émue aux larmes par cette vision humaniste, exaltée, brelienne du Chevalier à la Triste Figure qui depuis lors est à jamais attachée au visage, à la voix, à la silhouette du Grand Jacques.Aujourd’hui, c’est la même émotion qui vous étreint le cœur dans la salle du KVS où, dans une coproduction avec La Monnaie, se donne une nouvelle série de représentations de l’Homme de la Mancha. Tout dans ce spectacle est éblouissant de force, de fantaisie, de folie, de rythme. L’étonnante ressemblance de Philip Jordens avec le Grand Jacques est bien vite estompée : il incarne Quichotte avec une telle force et une telle invention, une telle énergie dans la démence et la fabulation de son personnage, qu’il fait oublier la similitude dans le timbre de voix et dans la physionomie, pour sublimer de Brel, l’émotion, la rudesse, la désespérance des rêves fracassés sur le réel. Il est à la fois le fou et le fougueux, encadré par une distribution au plus haut niveau de l’art. 
Pour que Jordens ne soit pas écrasé par le fantôme de son prédécesseur, il fallait qu’il fut porté par son incroyable talent mais aussi par une mise en scène inspirée et irréprochable (Michael De Cock et Junior Mthombeni) et une direction musicale magistrale et multiple (Bassem Akiki) qui inscrivent l’œuvre dans le XXI ème siècle. Le rythme du dispositif, le recours au slam et à la vidéo, l’inventivité de la scénographie (Eugenio Szwarcer), le recours spectaculaire à la video, sont autant d’élements qui ont littéralement subjugué le public de la première représentation, qui a salué, debout , cette production exceptionnelle. Jacques Brel aurait, à n’en pas douter, salué lui aussi la force du jeu et du chant des compagnons de route du Chevalier :
Sancho Pança (sublimé par  la fantaisie et la drôlerie grave de Junior Akwety), Dulcinéa (la soprano Ana Naque, bouleversante dans la tentation du rêve à laquelle elle finit par céder ), le curé et le barbier (émouvant et profond Pierre Derhet), et enfin L’Aubergiste et le Duc (étonnant Bertrand Duby). Tous sont portés au plus haut de leur talent par l’Ensemble de musique de Chambre de La Monnaie que dirige Benoît Giaux.
Outre l’émerveillement qu’il procure « Lhomme de la Manche »  nous dit aussi l’universalité du roman de Cervantès, son acuité contemporaine que Brel avait immédiatement ressentie en 1968 et que confirme, s’il le fallait encore, cette nouvelle version du mythe surgi à l’aube de la Renaissance. L’œuvre nous parle encore aujourd’hui comme naguère, et la modernité du spectacle du KVS en donne une démonstration éclatante, de ce qui nous élève, nous éclaire et nous enchante : le rêve, l’idéal, l’humanisme, la bonté, l’incessante nécessité du combat contre la médocrité, l’absolue nécessité de l’Amour, cette quête enfin, qui fait de Cervantès, de Don Quichotte et de Brel des frères d’âmes. Nos frères.

Jean Jauniaux, le 15 septembre 2018.

L'HOMME DE LA MANCHA

DALE WASSERMAN, MITCH LEIGH & JOE DARION /
JACQUES BREL, MICHAEL DE COCK & JUNIOR MTHOMBENI 

Direction musicale et adaptation BASSEM AKIKI

Mise en scène MICHAEL DE COCK & JUNIOR MTHOMBENI

 

NOUVELLE PRODUCTION du KVS
avec De Munt / La Monnaie & Théâtre de Liège

 
Première 14 septembre 2018 - 20:00
15, 19, 21, 22, 26, 27 & 28 septembre 2018 – 20:00
18 septembre 2018 – 18:00

 

KONINKLIJKE VLAAMSE SCHOUWBURG (KVS)





mercredi 12 septembre 2018

"Lobgesang" de Mendelssohn

Jean Lacroix évoque dans cette dixième chronique, le "Chant de Louanges". La deuxième symphonie de Mendelssohn lui a été commandée par la ville de Leipzig pour célébrer le quatre centième anniversaire d'une invention qui révolutionna le monde: celle de l'imprimerie par Gutenberg. Le livret ne pouvait que s'inspirer de la Bible...
Jean Jauniaux, septembre 2018

Une nouvelle version de la Symphonie-cantate« Lobgesang » de Mendelssohn


Le corpus symphonique mendelssohnien est riche de cinq partitions, dont « l’Ecossaise » et « l’Italienne » figurent parmi les chevaux de bataille du répertoire ; la n° 5 « Réformation » est souvent ajoutée sur disques comme complément de l’une de ses soeurs. Par contre, les deux premières symphonies sont moins enregistrées, et rarement programmées en concert. En ce qui concerne la n° 2, « Lobgesang » (Chant de louanges), c’est peut-être une question d’effectifs à mobiliser, mais c’est une injustice profonde. Cette vaste composition de plus d’une heure a des similitudes quant à sa structure avec la Neuvième de Beethoven : trois parties instrumentales, suivies d’une immense partie vocale au cours de laquelle interviennent deux sopranos, un ténor et un chœur. Comme beaucoup d’oeuvres de Mendelssohn, elle est inspirée, animée par un puissant sentiment d’exaltation, comme il se conçoit dans la circonstance pour laquelle elle a été écrite, à savoir le quatre centième anniversaire de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Il s’agissait d’une commande de la ville de Leipzig, où Mendelssohn était à la tête de l’orchestre du Gewandhaus. Les textes choisis s’inspirent de la Bible, premier ouvrage sorti des presses de l’illustre inventeur.

Cette partition, créée par le compositeur lui-même dans la Thomaskirche le 25 juin 1840, avec un effectif monumental de cinq cents chanteurs et instrumentistes, peut se révéler un piège pour les chefs d’orchestre, car elle exige un véritable investissement et un sens absolu de l’équilibre et de la gradation vers l’hymne final. Claudio Abbado, Riccardo Chailly ou Christoph von Dohnanyi en ont laissé des visions superbes, portées par un enthousiasme communicatif, mais c’est sans doute Karajan, en 1972, qui a marqué les esprits à travers une version flamboyante, exaltée de bout en bout par un souffle grandiose, avec un Philharmonique de Berlin chauffé à blanc et des solistes impériaux : Edith Mathis, Liselotte Rebmann et Werner Hollweg. On est happé dès la Sinfonia initiale par une dynamique qui n’est jamais prise en défaut et un sens de la grandeur qui s’achève en apothéose. Une des plus grandes réussites de la discographie de Karajan, à n’en pas douter.

Le chef d’orchestre anglais Andrew Manze, qui a longtemps œuvré dans l’univers baroque, est à la tête de la NDR Radiophilharmonie depuis 2014 ; il boucle avec ses musiciens une intégrale des symphonies de Mendelssohn par cette « Lobgesang » enregistrée à Hanovre en juin 2017 et proposée en CD par le label Pentatone (PTC 5186 639). Ce chef avait convaincu la critique allemande lorsque les quatre autres symphonies ont été publiées, sentiment plus mitigé en ce qui nous concerne. Face aux références citées plus haut, ces versions ne créaient pas l’évidence. Cette fois, un malaise surgit dès l’introduction. L’élan initial est timide et compassé, à la limite de l’introversion, et peu à peu la monotonie s’installe, car la densité sonore est souvent absente ; les cordes semblent avoir du mal à conserver la tension indispensable que nécessite la progression instrumentale vers la grande séquence au cours de laquelle les voix interviennent. Manze a-t-il voulu alléger le propos (souvenirs du baroque ?), l’a-t-il estimé en risque de boursouflure ? Il laisse en tout cas l’auditeur sur sa faim. Il faut attendre près de vingt-cinq minutes et le début de la partie vocale pour que se mérite ce fameux « Chant de louanges » composé par Mendelssohn. Alors et alors seulement, les qualités de l’enregistrement apparaissent, à travers les deux chœurs concernés (WDR Rundfunkchor et NDR Chor) qui ouvrent enfin des perspectives satisfaisantes dans l’expressivité et le lyrisme. Les solistes (les sopranos Anna Luisa Richter et Esther Dierkes, et le ténor Robin Tritschler) ne subissent pas de reproche, ils servent leurs parties respectives avec honneur. Le chœur final, point d’orgue, n’atteint pas non plus cette dimension cosmique que Mendelssohn lui a conférée. Une version en demi-teinte, donc, qui rappelle que les grandes références d’un passé pas si lointain demeurent prioritaires.


Jean Lacroix