C’est un cadeau inattendu que nous fait Musique en
Wallonie en associant Eugène Samuel-Holeman, musicien oublié, et trois
écrivains belges, Camille Lemonnier, Maurice Maeterlinck et José Hennebicq,
dans un CD (MEW 1892) à la présentation soignée et à l’iconographie précieuse.
Lien vers le CD |
Pianiste, compositeur et chef d’orchestre, Eugène Samuel est le fils d’Adolphe
Samuel (1824-1898), qui, d’abord attiré par la peinture, fut compositeur et
chef d’orchestre, mais en plus critique musical, pédagogue (directeur du
Conservatoire de Gand à partir de 1871) et organisateur de concerts. Le jeune
Eugène balance lui aussi entre la musique et la peinture, il suit un parcours
universitaire à Gand, en philosophie et en littérature, avant de se décider
pour la musique. Il fait la connaissance de Maurice Maeterlinck dans la cité
des comtes. Une amitié naît entre les deux hommes, au point que l’écrivain sera
témoin de son mariage avec Marguerite Holeman, une artiste peintre. Elle
décédera à l’âge de 32 ans, en 1905. A sa disparition, Eugène Samuel associe à
son patronyme celui de la défunte, et se fera désormais appeler Samuel-Holeman.
Le livret, signé par Valérie Dufour,
nous livre une information différente de celle que Thierry Levaux nous donne
dans son Dictionnaire des compositeurs de
Belgique du Moyen Âge à nos jours (Ohain-Lasne, Ed. Art in Belgium, 2006,
p. 552). Pour Valérie Dufour, Eugène Samuel est né à Ixelles le 30 novembre
1863 et décédé à Woluwe-Saint-Lambert le 25 janvier 1942. Pour Thierry Levaux,
les lieux et les dates sont respectivement : Schaerbeek, le 3 novembre
1863 et Etterbeek, même 25 janvier 1942. Nous n’avons pas vérifié qui avait les
bons renseignements, ils n’ont ici que peu d’importance. Valérie Dufour
précise : « Malgré quelques
dossiers épars comprenant des manuscrits conservés à la Bibliothèque du
Conservatoire de Bruxelles, très peu de documents demeurent : comprendre
et refaire le parcours du compositeur s’apparente désormais pour l’historien.
ne à une quête du moindre détail. » Une mise au point
éclairante ; nous nous en tiendrons aux informations du texte de Valérie
Dufour dont nous nous inspirons, sans négliger les divergences éventuelles.
Celui qui s’appelle encore Eugène
Samuel publie quelques poèmes en 1898, et s’attelle à la rédaction de livrets
d’opéras pour son père (Thierry Levaux en cite cinq, tous antérieurs à la
naissance d’Eugène). Celui-ci est imprégné de la mouvance symboliste belge et,
au-delà de Maeterlinck, fréquente Emile Verhaeren (aussi témoin à son mariage)
et des peintres. Après avoir opté en fin de compte pour la composition, il fait
paraître des articles dans lesquels il reproche au conservatoire les règles imposées
dans le domaine de l’harmonie et du contrepoint. Ses recherches musicales se
traduisent dans une gamme de six tons entiers, dont Valérie Dufour signale que
des proches du musicien auraient suggéré que Debussy et d’Indy s’en seraient
inspirés, mais considère que « c’est
sans doute difficilement défendable ». Elle ajoute toutefois qu’« il existait une compétition, réelle ou
fantasmée, entre Samuel-Holeman et les compositeurs de l’avant-garde
parisienne, Debussy et d’Indy en tête, largement mis en valeur dans les milieux
musicaux bruxellois. »
Le couple Samuel-Holeman
s’établit à Paris dans les années 1890, il y connaît des conditions de vie
difficiles. Eugène travaille aux Concerts Lamoureux, comme interprète et
secrétaire. Mais Marguerite Holeman, artiste au génie « bizarre et hallucinant », est de
santé délicate. On retrouve les époux, sans doute de 1894 à 1901, dans le Midi,
où Eugène est chef d’orchestre, à Grasse, puis à Monte-Carlo, à l’opéra. De
retour en Belgique, il s’adonne à la composition, sans rencontrer un grand
succès. Malgré quelques réussites, il est peu joué, taxé d’avant-gardisme, et
va devoir gagner sa vie en qualité de critique musical et grâce à des
prestations dans des théâtres ou des cinémas de Bruxelles. Isolé, il est oublié
par les institutions nationales belges. De nos jours, il est devenu un inconnu
de notre musique, ce qui rend le présent CD d’autant plus indispensable.
Parmi les œuvres principales de
Samuel-Holeman, on trouve notamment une symphonie, un concerto pour harpe, un
quatuor, des pièces pour piano et des œuvres destinées à la voix. Le CD propose
la prose lyrique La jeune fille à la
fenêtre sur un texte de Camille Lemonnier et trois mélodies pour voix et
piano, l’une sur un poème de Maeterlinck, deux autres sur des poèmes de José
Hennebicq. Entre ces partitions vocales, on découvre un Album de croquis pour piano.
La Côte d’azur. Le long de la rive, édité en 1903 à Gand. C’est la période
« méditerranéenne » du compositeur qui est ainsi soulignée avec
opportunité. Dans le Dictionnaire des
compositeurs de Belgique cité plus avant, Thierry Levaux précise que la
musique de Samuel-Holeman « atteint
dans ses meilleurs moments une grande force d’évocation ». C’est le
cas dans ces cinq courtes pièces sensibles, délicates et pleines de poésie,
dans lesquelles l’attrait du compositeur pour la peinture est révélateur. Il
compose par petites touches essentiellement lyriques et intimistes (Horizon calme, Voile blanche, Rêverie sur
les terrasses, Grisailles du soir) qui ne sont pas sans rappeler l’univers
d’Erik Satie (ce que notait en toute logique un commentaire critique de
l’époque) et sa capacité de concentration des émotions en une durée limitée.
Mais on y respire aussi la grandeur des paysages découverts en terre monégasque
(Le Rocher Grimaldi). Voilà de belles
esquisses pianistiques, qui ne dépareraient pas des affiches de concerts
consacrés à des pages méconnues. Matthias Lecomte en livre une fine
version. Né à Douai en 1983, Lecomte,
après des études locales, est allé au Conservatoire National Supérieur de
Paris, où il a suivi les cours d’orgue avec entre autres Olivier Latry et
d’accompagnement de piano avec France Pennetier. Il se produit en duo (deux
orgues ou deux pianos) avec Thierry Escaich, et a été appelé à jouer avec plusieurs
formations de l’Hexagone, dont l’Orchestre National de Lyon dans la Symphonie n° 3 avec orgue de
Saint-Saëns. Il est titulaire de l’orgue de l’Eglise Saint Romain de Sèvres.
Le même Mathias Lecomte
accompagne la mezzo Pauline Claes dans trois mélodies pour voix et piano qui
clôturent le CD. La première, Et s’il
revenait un jour, sur un poème de Maeterlinck issu des Douze chansons parues en 1896, date de 1898 et est le « premier témoin du catalogue de
Samuel-Holeman », signale Valérie Dufour. Ce bref moment vocal d’une
durée de deux minutes trente secondes rappelle l’amitié qui unissait le
compositeur à l’auteur de Pelléas. Il
est typique du contexte symbolique, les thèmes de l’attente et de la mort sont
présents. Deux autres mélodies, composées sur des poèmes de José Hennebicq,
sont datées de 1909 ; Samuel-Holeman est en Belgique et a perdu sa femme
quatre ans auparavant. José Hennebicq (1870-1941), aussi oublié de nos jours
que celui qui le met en musique, est un avocat, poète, essayiste, conteur et
romancier, auteur notamment de Proses
lyriques (1925), où son attrait pour la Grèce, l’Italie ou l’Orient suscite
des textes pleins de musicalité. Cet aspect, présent aussi dans les deux
mélodies qui sont proposées sur des textes extraits du recueil Le Verbe auroral de 1893, à savoir Les cloches dans la nuit et Adieu,
a sans doute poussé Samuel-Holeman à s’y intéresser. Si les vers ne sont pas
des meilleurs, en particulier ceux des « cloches », la traduction en
notes se déploie dans un univers sombrement nostalgique. Adieu exalte de son côté la relation amoureuse face à la crainte de
la perte par la mort, dans des élans désespérés. Pauline Claes, qui est née en
1982, a étudié le chant au Conservatoire Royal de Bruxelles avec Marcel Vanaud,
Nadine Denize et Christine Solhosse, ce qui ne l’a pas empêché d’étudier le
droit à l’UCL. Elle a aussi une formation en musique ancienne. Elle se produit
en récital et a participé à des projets artistiques autour de Bach, Mozart,
Haydn, Rossini ou Honegger. Elle chante avec toute l’empathie voulue ces
mélodies caractéristiques de leur époque.
On retrouve la même cantatrice
dans la pièce maîtresse du CD, en ouverture de celui-ci. La Jeune fille à la fenêtre, prose lyrique pour mezzo, harpe, cor,
hautbois et cordes de 1904, est une collaboration avec Camille Lemonnier,
dont Valérie Dufour retrace la genèse détaillée dans le livret. Ce monologue,
dédié à Judith Cladel, femme de lettres parisienne, avait été lu en public en
1893, avant d’être publié dans le recueil La
petite femme de la mer en 1898. La même année, Lemonnier fait part au
compositeur de son souhait d’une musique accompagnatrice. La version
piano-chant est éditée en 1904 et créée l’année suivante par une cantatrice
réputée, Jane Bathori, âgée de 28 ans et attachée à la Monnaie. Une version
avec orchestre est jouée à Bruxelles en 1906, avec la même artiste, sous la
direction de Samuel-Holeman. L’œuvre sera souvent reprise dans notre capitale
et à Paris, car Jane Bathori l’apprécie. Grâce à elle, la partition sera jouée
aussi par d’autres interprètes jusque dans les années trente.
On est séduit par la longue
introduction instrumentale situant le climat de cette histoire qui met en scène
une dentellière qui fait le constat amer de ses rêves non réalisés. L’effectif
réduit est fascinant. Quant au texte de Lemonnier, il fait partie de cette
époque dite intimiste au cours de laquelle, rappelle Valérie Dufour, sa prose
poétique décrit « les névroses et
autres aliénations », le rattachant au courant dit
« décadent ». C’est touchant, de plus en plus poignant, et la mise en
place de l’effectif réduit qui fait la part belle à l’intrication des
instruments solistes et des cordes avec la voix tisse une toile délicate et
subtile, où l’émotion domine la certitude que le temps n’a laissé que la trace
des souvenirs du passé. Valérie Dufour insiste sur les références à des
compositeurs contemporains, « des
Russes tel Rimski-Korsakov à Fauré, en passant par Wagner », mais
aussi sur les apports personnels de Samuel-Holeman dans l’harmonie. Toute la
partie vocale de cette partition de trois quarts d’heure est bien défendue par
Pauline Claes, à travers une composante d’amertume, de nostalgie, de regrets et
de fatalité, des sentiments qui parlent à l’âme et nous interpellent quant à la
fragilité de la nature humaine. La prestation de l’ensemble Sturm und Drang,
fondé en 2000 par Thomas Van Haeperen et dirigé par ce dernier, est exemplaire.
Voué surtout aux musiques des XIXe et XXe siècles, Sturm und Drang soutient
aussi la création musicale belge. Sa complicité avec Pauline Claes est au
diapason de cette indispensable résurrection.
Ce CD est superbement présenté,
comme c’est toujours le cas chez Musique en Wallonie. Il a été enregistré en
décembre 2018, dans la Salle Philharmonique de Liège. Mais pourquoi ne rien
dire sur les interprètes ? On bénéficie d’une présentation en quatre
langues, d’une iconographie choisie avec soin et de l’intégralité des textes
poétiques, traduits dans les quatre idiomes. Nous conseillons au mélomane de
s’imprégner de leur lecture avant l’audition de cette expérience inédite qui
enrichit avec bonheur notre connaissance du patrimoine musical de notre
pays.
Jean Lacroix