samedi 19 octobre 2019

Musique en Wallonie ressuscite le compositeur belge Eugène Samuel-Holeman


C’est un cadeau inattendu que nous fait Musique en Wallonie en associant Eugène Samuel-Holeman, musicien oublié, et trois écrivains belges, Camille Lemonnier, Maurice Maeterlinck et José Hennebicq, dans un CD (MEW 1892) à la présentation soignée et à l’iconographie précieuse.
Lien vers le CD
Pianiste, compositeur et chef d’orchestre, Eugène Samuel est le fils d’Adolphe Samuel (1824-1898), qui, d’abord attiré par la peinture, fut compositeur et chef d’orchestre, mais en plus critique musical, pédagogue (directeur du Conservatoire de Gand à partir de 1871) et organisateur de concerts. Le jeune Eugène balance lui aussi entre la musique et la peinture, il suit un parcours universitaire à Gand, en philosophie et en littérature, avant de se décider pour la musique. Il fait la connaissance de Maurice Maeterlinck dans la cité des comtes. Une amitié naît entre les deux hommes, au point que l’écrivain sera témoin de son mariage avec Marguerite Holeman, une artiste peintre. Elle décédera à l’âge de 32 ans, en 1905. A sa disparition, Eugène Samuel associe à son patronyme celui de la défunte, et se fera désormais appeler Samuel-Holeman.
Le livret, signé par Valérie Dufour, nous livre une information différente de celle que Thierry Levaux nous donne dans son Dictionnaire des compositeurs de Belgique du Moyen Âge à nos jours (Ohain-Lasne, Ed. Art in Belgium, 2006, p. 552). Pour Valérie Dufour, Eugène Samuel est né à Ixelles le 30 novembre 1863 et décédé à Woluwe-Saint-Lambert le 25 janvier 1942. Pour Thierry Levaux, les lieux et les dates sont respectivement : Schaerbeek, le 3 novembre 1863 et Etterbeek, même 25 janvier 1942. Nous n’avons pas vérifié qui avait les bons renseignements, ils n’ont ici que peu d’importance. Valérie Dufour précise : « Malgré quelques dossiers épars comprenant des manuscrits conservés à la Bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles, très peu de documents demeurent : comprendre et refaire le parcours du compositeur s’apparente désormais pour l’historien. ne à une quête du moindre détail. » Une mise au point éclairante ; nous nous en tiendrons aux informations du texte de Valérie Dufour dont nous nous inspirons, sans négliger les divergences éventuelles.
Celui qui s’appelle encore Eugène Samuel publie quelques poèmes en 1898, et s’attelle à la rédaction de livrets d’opéras pour son père (Thierry Levaux en cite cinq, tous antérieurs à la naissance d’Eugène). Celui-ci est imprégné de la mouvance symboliste belge et, au-delà de Maeterlinck, fréquente Emile Verhaeren (aussi témoin à son mariage) et des peintres. Après avoir opté en fin de compte pour la composition, il fait paraître des articles dans lesquels il reproche au conservatoire les règles imposées dans le domaine de l’harmonie et du contrepoint. Ses recherches musicales se traduisent dans une gamme de six tons entiers, dont Valérie Dufour signale que des proches du musicien auraient suggéré que Debussy et d’Indy s’en seraient inspirés, mais considère que « c’est sans doute difficilement défendable ». Elle ajoute toutefois qu’« il existait une compétition, réelle ou fantasmée, entre Samuel-Holeman et les compositeurs de l’avant-garde parisienne, Debussy et d’Indy en tête, largement mis en valeur dans les milieux musicaux bruxellois. »   
Le couple Samuel-Holeman s’établit à Paris dans les années 1890, il y connaît des conditions de vie difficiles. Eugène travaille aux Concerts Lamoureux, comme interprète et secrétaire. Mais Marguerite Holeman, artiste au génie « bizarre et hallucinant », est de santé délicate. On retrouve les époux, sans doute de 1894 à 1901, dans le Midi, où Eugène est chef d’orchestre, à Grasse, puis à Monte-Carlo, à l’opéra. De retour en Belgique, il s’adonne à la composition, sans rencontrer un grand succès. Malgré quelques réussites, il est peu joué, taxé d’avant-gardisme, et va devoir gagner sa vie en qualité de critique musical et grâce à des prestations dans des théâtres ou des cinémas de Bruxelles. Isolé, il est oublié par les institutions nationales belges. De nos jours, il est devenu un inconnu de notre musique, ce qui rend le présent CD d’autant plus indispensable.
Parmi les œuvres principales de Samuel-Holeman, on trouve notamment une symphonie, un concerto pour harpe, un quatuor, des pièces pour piano et des œuvres destinées à la voix. Le CD propose la prose lyrique La jeune fille à la fenêtre sur un texte de Camille Lemonnier et trois mélodies pour voix et piano, l’une sur un poème de Maeterlinck, deux autres sur des poèmes de José Hennebicq. Entre ces partitions vocales, on découvre un Album de croquis pour piano. La Côte d’azur. Le long de la rive, édité en 1903 à Gand. C’est la période « méditerranéenne » du compositeur qui est ainsi soulignée avec opportunité. Dans le Dictionnaire des compositeurs de Belgique cité plus avant, Thierry Levaux précise que la musique de Samuel-Holeman « atteint dans ses meilleurs moments une grande force d’évocation ». C’est le cas dans ces cinq courtes pièces sensibles, délicates et pleines de poésie, dans lesquelles l’attrait du compositeur pour la peinture est révélateur. Il compose par petites touches essentiellement lyriques et intimistes (Horizon calme, Voile blanche, Rêverie sur les terrasses, Grisailles du soir) qui ne sont pas sans rappeler l’univers d’Erik Satie (ce que notait en toute logique un commentaire critique de l’époque) et sa capacité de concentration des émotions en une durée limitée. Mais on y respire aussi la grandeur des paysages découverts en terre monégasque (Le Rocher Grimaldi). Voilà de belles esquisses pianistiques, qui ne dépareraient pas des affiches de concerts consacrés à des pages méconnues. Matthias Lecomte en livre une fine version.  Né à Douai en 1983, Lecomte, après des études locales, est allé au Conservatoire National Supérieur de Paris, où il a suivi les cours d’orgue avec entre autres Olivier Latry et d’accompagnement de piano avec France Pennetier. Il se produit en duo (deux orgues ou deux pianos) avec Thierry Escaich, et a été appelé à jouer avec plusieurs formations de l’Hexagone, dont l’Orchestre National de Lyon dans la Symphonie n° 3 avec orgue de Saint-Saëns. Il est titulaire de l’orgue de l’Eglise Saint Romain de Sèvres.
Le même Mathias Lecomte accompagne la mezzo Pauline Claes dans trois mélodies pour voix et piano qui clôturent le CD. La première, Et s’il revenait un jour, sur un poème de Maeterlinck issu des Douze chansons parues en 1896, date de 1898 et est le « premier témoin du catalogue de Samuel-Holeman », signale Valérie Dufour. Ce bref moment vocal d’une durée de deux minutes trente secondes rappelle l’amitié qui unissait le compositeur à l’auteur de Pelléas. Il est typique du contexte symbolique, les thèmes de l’attente et de la mort sont présents. Deux autres mélodies, composées sur des poèmes de José Hennebicq, sont datées de 1909 ; Samuel-Holeman est en Belgique et a perdu sa femme quatre ans auparavant. José Hennebicq (1870-1941), aussi oublié de nos jours que celui qui le met en musique, est un avocat, poète, essayiste, conteur et romancier, auteur notamment de Proses lyriques (1925), où son attrait pour la Grèce, l’Italie ou l’Orient suscite des textes pleins de musicalité. Cet aspect, présent aussi dans les deux mélodies qui sont proposées sur des textes extraits du recueil Le Verbe auroral  de 1893, à savoir Les cloches dans la nuit et Adieu, a sans doute poussé Samuel-Holeman à s’y intéresser. Si les vers ne sont pas des meilleurs, en particulier ceux des « cloches », la traduction en notes se déploie dans un univers sombrement nostalgique. Adieu exalte de son côté la relation amoureuse face à la crainte de la perte par la mort, dans des élans désespérés. Pauline Claes, qui est née en 1982, a étudié le chant au Conservatoire Royal de Bruxelles avec Marcel Vanaud, Nadine Denize et Christine Solhosse, ce qui ne l’a pas empêché d’étudier le droit à l’UCL. Elle a aussi une formation en musique ancienne. Elle se produit en récital et a participé à des projets artistiques autour de Bach, Mozart, Haydn, Rossini ou Honegger. Elle chante avec toute l’empathie voulue ces mélodies caractéristiques de leur époque.
On retrouve la même cantatrice dans la pièce maîtresse du CD, en ouverture de celui-ci. La Jeune fille à la fenêtre, prose lyrique pour mezzo, harpe, cor, hautbois et cordes de 1904, est une collaboration avec Camille Lemonnier, dont Valérie Dufour retrace la genèse détaillée dans le livret. Ce monologue, dédié à Judith Cladel, femme de lettres parisienne, avait été lu en public en 1893, avant d’être publié dans le recueil La petite femme de la mer en 1898. La même année, Lemonnier fait part au compositeur de son souhait d’une musique accompagnatrice. La version piano-chant est éditée en 1904 et créée l’année suivante par une cantatrice réputée, Jane Bathori, âgée de 28 ans et attachée à la Monnaie. Une version avec orchestre est jouée à Bruxelles en 1906, avec la même artiste, sous la direction de Samuel-Holeman. L’œuvre sera souvent reprise dans notre capitale et à Paris, car Jane Bathori l’apprécie. Grâce à elle, la partition sera jouée aussi par d’autres interprètes jusque dans les années trente.
On est séduit par la longue introduction instrumentale situant le climat de cette histoire qui met en scène une dentellière qui fait le constat amer de ses rêves non réalisés. L’effectif réduit est fascinant. Quant au texte de Lemonnier, il fait partie de cette époque dite intimiste au cours de laquelle, rappelle Valérie Dufour, sa prose poétique décrit « les névroses et autres aliénations », le rattachant au courant dit « décadent ». C’est touchant, de plus en plus poignant, et la mise en place de l’effectif réduit qui fait la part belle à l’intrication des instruments solistes et des cordes avec la voix tisse une toile délicate et subtile, où l’émotion domine la certitude que le temps n’a laissé que la trace des souvenirs du passé. Valérie Dufour insiste sur les références à des compositeurs contemporains, « des Russes tel Rimski-Korsakov à Fauré, en passant par Wagner », mais aussi sur les apports personnels de Samuel-Holeman dans l’harmonie. Toute la partie vocale de cette partition de trois quarts d’heure est bien défendue par Pauline Claes, à travers une composante d’amertume, de nostalgie, de regrets et de fatalité, des sentiments qui parlent à l’âme et nous interpellent quant à la fragilité de la nature humaine. La prestation de l’ensemble Sturm und Drang, fondé en 2000 par Thomas Van Haeperen et dirigé par ce dernier, est exemplaire. Voué surtout aux musiques des XIXe et XXe siècles, Sturm und Drang soutient aussi la création musicale belge. Sa complicité avec Pauline Claes est au diapason de cette indispensable résurrection.
Ce CD est superbement présenté, comme c’est toujours le cas chez Musique en Wallonie. Il a été enregistré en décembre 2018, dans la Salle Philharmonique de Liège. Mais pourquoi ne rien dire sur les interprètes ? On bénéficie d’une présentation en quatre langues, d’une iconographie choisie avec soin et de l’intégralité des textes poétiques, traduits dans les quatre idiomes. Nous conseillons au mélomane de s’imprégner de leur lecture avant l’audition de cette expérience inédite qui enrichit avec bonheur notre connaissance du patrimoine musical de notre pays.              

Jean Lacroix