Pendant longtemps, la numérotation des symphonies d’Anton Dvorak (1841-1904), le plus éminent représentant de la musique tchèque, est apparue comme une anomalie. Comme les seules cinq dernières ont fait l’objet d’une publication de son vivant, et que cela ne respectait pas la réelle chronologie de composition, on pouvait voir, à l’époque du microsillon, le numéro 5 être accolé, sur la pochette, à celui de la Symphonie n° 9 « du Nouveau Monde », la plupart du temps entre parenthèses ! Ce phénomène s’est prolongé longtemps, alors que le musicologue Otakar Sourek avait établi la liste réelle depuis 1917 !
De nos jours, la situation est claire : désormais, chaque symphonie est bien à sa place dans la liste. Celle qui fait l’objet d’une gravure récente (SWR 19093), la Symphonie n° 6 op. 60, qui date de 1880 et a été créée à Prague l’année suivante, est la première à avoir été éditée au XIXe siècle. Elle s’inscrit dans le projet d’une intégrale qui en est déjà à son cinquième volume. Elle fait l’objet d’une splendide version de l’Orchestre de la Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Kaiserslautern, placé sous la direction de son chef finlandais Pietari Inkinen, né en 1980. Ce musicien s’est déjà fait remarquer dans une intégrale de Sibelius, des partitions de Prokofiev et dans des pages de Wagner. Il devait diriger à Bayreuth cet été, mais en raison de l’épidémie du coronavirus, sa prestation a été reportée. C’est un chef à suivre dans la génération montante.
Moins souvent jouée en concert que les trois dernières symphonies de Dvorak, la Sixième est significative de ce que l’on a appelé la « période slave » du compositeur. Après un Allegro non tanto au sein duquel plusieurs atmosphères vont se succéder (sérénité, énergie, rythmes de valse), dans une instrumentation soignée, et un Adagio à l’ambiance de nocturne, on entend un irrésistible Scherzo, sous la forme d’un Furiant, danse tchèque d’un dynamisme que Dvorak rend échevelé, et qui aura, lors de la création, un tel impact sur le public qu’il faudra le bisser. On sait que Dvorak et Brahms éprouvaient l’un pour l’autre une grande admiration. La symphonie s’achève dans l’esprit de Brahms, à la fois rustique et chantant, joyeux et d’une grande vitalité. Cette Symphonie n° 6 est une brillante partition, rendue ici par un orchestre très engagé. Les cordes sont souples, les bois et les vents sont en état de grâce instrumental et soulignent toute la dimension bohème inscrite dans la partition. Trois ouvertures, hautes en couleurs, complètent le programme, celles des opéras Vanda (1876) et Coquin de paysan (1878), et l’Ouverture hussite (1883), épique et dramatique. Un CD destiné aux amateurs de pâte orchestrale, dans un son tranchant, mettant bien en valeur les accents et les climats.
Zdenek Fibich (1850-1900) fait partie de ces compositeurs tchèques qui, en dehors de leur pays d’origine, ont pâti chez nous de la prédominance de Dvorak, Smetana ou autres Janacek. Il est très rare que l’une des partitions de ce musicien originaire de Bohême soit à l’affiche de l’un de nos concerts. C’est injuste, car ce représentant du romantisme et d’un lyrisme inspiré s’est illustré avec bonheur dans l’opéra, la musique pour piano et les pages orchestrales. L’infatigable label Naxos s’est lancé dans une nouvelle intégrale de ces dernières, prenant ainsi le relais des références laissées par les grands chefs tchèques du passé, Vaclav Talich ou Karel Sejna, insurpassables lorsqu’ils chantent dans leur arbre généalogique. Cette intégrale Naxos en est déjà, elle aussi, à son volume n° 5 (c’est le dernier de la série), et c’est la Symphonie n° 3 op. 53 de 1898 qui retient ici notre attention (8.574120).
Fibich fit des séjours à Leipzig et à Paris et connut un grand succès dans son pays natal où il a été notamment directeur et chef d’orchestre du Théâtre de Prague. Il a écrit cinq symphonies, dont deux sont perdues. Si la première symphonie de 1883 met en évidence la nature et sa transparence, la deuxième de 1892 est d’essence poétique. Quand il compose la Symphonie n° 3, Fibich se rapproche de Dvorak et de sa Nouveau Monde, écrite cinq ans plus tôt, dont il n’oublie pas la fine utilisation du cor. Il prend aussi pour thèmes récurrents ses propres cycles pour piano, dans un contexte léger, animé par des airs populaires, en particulier dans le Scherzo qui manie avec subtilité un rythme de polka. Fibich n’a certes pas le jaillissement et la spontanéité que l’on découvre sans cesse chez Dvorak, mais l’ombre de ce dernier occulte une partition comme cette Symphonie n° 3, dont les lignes sont bien construites et dont la force d’évocation est convaincante.
A la baguette, c’est Marek Stilek qui officie ;
né à Prague en 1985, où il a effectué toute sa formation, ce chef fait lui
aussi partie d’une génération qui n’hésite pas à sortir des tiroirs des œuvres
peu fréquentées. Dans les quatre premiers volumes de la présente intégrale, il
dirigeait l’Orchestre symphonique national tchèque, fondé en 1993 et façonné
par Libor Pesek, élève de Vaclav Smetacek et Karel Ancerl, références célèbres
pour les enregistrements de maints compositeurs tchèques. Mais cette fois,
c’est une autre formation que Stilek dirige, la Philharmonie Janacek d’Ostrava,
qui se produit depuis 1954 dans la cité du même nom, troisième de Tchéquie en
importance. Le chef et sa formation déploient beaucoup de ferveur et soignent
les couleurs d’une partition dont la découverte vaut le détour. Le programme
est enrichi par des extraits orchestraux de trois opéras de Fibich : Sarka,
La Tempête et La Fiancée de Messine. Leur caractère dramatique en
fait un complément réussi. Même si l’on estimera que le son manque de
brillance, voilà un CD utile, qui ouvre de beaux horizons à parcourir.
Jean
Lacroix