Le Festival de Salzbourg aurait dû, en cet été 2020, briller de tout l’éclat de sa programmation éclectique. Pour les raisons sanitaires que l’on connaît, il aura bien lieu, mais avec une affiche réduite et des dispositions liées aux circonstances. La sortie d’un CD (BIS-2287) nous donne l’occasion d’un retour en arrière et de rêver que nous étions présents dans la cité de Mozart, le 20 juillet 2018, lors du concert inaugural du Festival. Ce soir-là, l’Orchestre Symphonique de Montréal s’y produisait pour la première fois, dans une des partitions les plus emblématiques du XXe siècle, la Passion selon Saint-Luc de Krzysztof Penderecki (1933-2020), en présence du compositeur (en photographie avec l’orchestre en milieu de pochette), dont c’était l’année de ses 85 ans. On le sait : Penderecki est décédé le 29 mars dernier, après une longue maladie. Nous ne reviendrons pas ici sur cette exceptionnelle carrière musicale, située entre avant-garde (parfois extrême) et tradition, mais aussi entre inspiration profane et mysticisme. Si l’on observe bien l’ensemble de l’œuvre de Penderecki, on y constate que les partitions à tendance sacrée y figurent en grand nombre. En réalité, le compositeur, né en 1933, a vécu pendant longtemps sous le régime communiste, mais n’a jamais cessé d’affirmer sa foi et ses convictions religieuses, l’expression de ses certitudes dans ce domaine se concrétisant par des pièces aux titres évocateurs : Credo, Canticum canticorum, Magnificat, Te Deum, Requiem polonais… En 1966, la cathédrale de Munster célébrait son 700e anniversaire ; à cette occasion, Penderecki, encore jeune compositeur, a écrit sur commande sa Passion selon Saint-Luc, créée dans le majestueux édifice le 30 mars de la même année, sous la direction de Henryk Czyz (il existe un enregistrement avec l’Orchestre de la radio de Cologne).
Destinée à un grand orchestre avec solistes et trois chœurs mixtes, cette Passion, à la fois sombre, voire lugubre, puissante et déchirante, utilise des récits en latin de Saint-Luc, des versets de Saint-Jean, des lamentations de Jérémie et des Psaumes de David dans un contexte où l’on retrouve des structures sérielles, des dissonances ou des clusters traités en mélodies de timbres. L’œuvre est très spectaculaire, à forte composante émotionnelle (elle rappelle aussi l’horreur de la seconde guerre mondiale) et ses séquences narratives, ses airs et ses chœurs, tout en contrastes, sont une expérience musicale stupéfiante. Il en existe une version de 2002 chez Naxos que nous affectionnons pour sa force incantatoire, dirigée par Antoni Wit à la tête des forces de la Philharmonie de Varsovie, de solistes et de chœurs polonais très investis.
A Salzbourg, où l’Orchestre Symphonique de Montréal se produisait donc pour
la première fois en ce 20 juillet de l’an dernier, c’est le chef japonais Kent
Nagano qui officiait, avec les chœurs de la Philharmonie de Cracovie, qui
chantent dans leur arbre généalogique, un récitant (Slawomir Holland) et des
solistes du chant émouvants et pleins de ferveur : la soprano chaleureuse Sarah
Wegener, le baryton Lucas Meachem, au timbre séduisant, et la basse Matthew
Rose. Penderecki et l’Orchestre de Montréal, c’est une histoire d’amitié :
le compositeur, qui était aussi chef d’orchestre, l’a souvent dirigé et des
liens se sont tissés au fil des années. Quant à Kent Nagano, Américain
d’origine japonaise né en 1951, il a créé un grand nombre d’œuvres
contemporaines (Adams, Rihm, Eötvös, Saariaho…). Il emmène les forces
orchestrales et chorales de cette aventure à l’impact sonore impressionnant
dans un élan qui, au-delà de la part de la modernité assumée de la partition relie
celle-ci au passé et, inévitablement à Bach, pour le message délivré et pour
l’expression de la foi, qui s’engage autant sur le terrain de la souffrance du
Christ que sur celui de la détresse humaine. Comme toujours chez BIS, livret
exemplaire, y compris en français. Une grande version en public, qui a
rencontré un succès mérité à Salzbourg. La captation en direct ajoute une
dimension de participation, mais elle n’est pas toujours d’une qualité maximale.
Une version complémentaire à celle d’Antoni Wit chez Naxos, dont les tempi sont
pris dans une respiration plus large et que l’on qualifiera de tragique ;
elle demeure prioritaire pour cette Passion.
Dans un tout autre registre, on ne peut passer sous silence, sous label
Tactus (TC 871804), un disque consacré à des œuvres pour piano à quatre mains
d’Ottorino Respighi (1879-1936). Ce compositeur italien est d’abord connu pour
son triptyque où il évoque la capitale de son pays : Les Pins de Rome,
Les Fontaines de Rome et les Fêtes romaines. Des partitions
superbement orchestrées, hautes en couleurs et en sensations sonores, qui sont
de véritables démonstrations des qualités instrumentales de ce créateur né à
Bologne. Il n’est pas inutile de rappeler qu’il s’est rendu en Russie vers
1900, a été alto solo dans l’Orchestre impérial de Saint-Pétersbourg et a travaillé
avec Rimski-Korsakov, ce qui explique la richesse de sa palette. Sur le présent
CD, on retrouve deux de ces pages : Les Pins de Rome (1924) et les Fontaines
de Rome (1916) dans leur version à quatre mains due au compositeur. Ce sont
de bien agréables moments, sous les doigts de Gabriele Baldocci et Francesco
Caramiello (dont on se souviendra qu’il a signé les deux rares concertos de
Martucci avec Francesco d’Avalos, disponibles chez Brilliant), deux pianistes
qui soulignent les nuances, les finesses et les saveurs de ces partitions. Même
si l’on conviendra que l’orchestration sied mieux aux partitions dans leur
paysage aux parfums incomparables, le voyage vaut le déplacement en termes de
subtilité. C’est le cas aussi pour les Six petites Pièces et pour les
deux suites des Danses antiques et Airs anciens, d’après des morceaux
des XVIe et XVIIe siècles, dont les réminiscences anciennes ont un parfum léger
et parfois badin. Un CD de fraîcheur, gravé en septembre 2016, à Ercolano (commune
au pied du Vésuve où se trouvent les ruines de la cité d’Herculanum), dans la Villa
Caramiello, qui date du XVIIIe siècle. Un lien avec l’un des deux pianistes,
qui porte le même nom et est né à Naples ?
Jean Lacroix