samedi 15 décembre 2018

Drumming, de Steve Reich


Drumming
, de Steve Reich : la stupéfiante performance de Kuniko
Drumming


Après un séjour au Ghana qui combinait musicologie et ethnologie, Steve Reich composait en 1970-1971 Drumming, une partition impressionnante pour ensemble de percussions et voix (une soprano et une alto), construite sur un seul motif rythmique de huit notes jouées à des hauteurs différentes et en fonction de timbres diversifiés. Créée au Brooklyn Academy of Music, à New Yok, le 3 décembre 1971, elle a été enregistrée dans la foulée par le compositeur lui-même et quelques instrumentistes pour la firme Deutsche Gramophone. L’ensemble Ictus en a laissé une version chez Cyprès en 2002. C’est ce groupe qui, avec  la compagnie Rosas, accompagnait la chorégraphie d’Anna Teresa De Keersmaeker au Kaaitheater de Bruxelles en avril 2012, spectacle auquel nous avons assisté, suscitant en nous à la fois fascination et agacement, malgré l’énergie déployée et le soin apporté aux corps et à leur expressivité. Cette version s’étalait sur un peu plus de cinquante minutes ; il faut savoir que Reich a laissé une liberté de tempo aux interprètes, leur donnant ainsi la possibilité d’augmenter ou de diminuer la durée de leur prestation. La fascination s’expliquait par la répétition quasi obsessionnelle du motif rythmique dispersé parmi les percussions présentes, par l’attrait visuel de ces mêmes percussions et par la qualité de la danse, l’agacement venant de l’impression qu’en fin de compte, cette répétition était peut-être un peu vaine et « facile ».

Et puis, en cette année 2018, événement ! Les 26 et 28 janvier, sur la scène de l’Aichi Prefectural Arts Theater de Nagoya au Japon, la percussionniste Kuniko Kato, qui n’utilise que son prénom pour ses prestations, s’approprie la partition et lui donne une autre dimension. Et pas de n’importe quelle manière : en première mondiale, elle se produit seule, oui, absolument seule, dans ce même Drumming. Elle joue tous les instruments et interprète aussi les deux voix prévues. Elle ose ainsi un pari qui paraît insensé face aux quatre paires de bongos, aux trois marimbas, aux trois glockenspiels, et autres sifflement et piccolo qu’elle va manier pendant plus de 70 minutes époustouflantes avec une invraisemblable dextérité, dans un rythme insensé, accomplissant ainsi une performance stupéfiante que nous offre le label Linn (CKD 582) ; celui-ci a déjà inscrit Kuniko à son catalogue, notamment dans Xenakis, mais aussi dans des adaptation de Bach. Et voilà que cette fois, la fascination revient, totale, émerveillée, envoûtée par des sonorités déferlantes ou distillées avec légèreté, finesse ou sens poétique. Et sans support visuel, ce qui laisse la place au rêve… Cette artiste hors du commun, qui a été formée à Tokyo par la référence du marimba, Keiko Abe, a poursuivi sa formation au Conservatoire de Rotterdam, a gagné plusieurs concours et a résidé en Europe avant de s’installer aux USA. En 2006, elle créait le torrentiel concerto pour percussions de Takemitsu. Dans la partition de Reich, elle atteint sans doute un sommet de sa carrière, car elle s’engouffre dans chacune des quatre parties de l’œuvre en lui insufflant une énergie folle, dans une débauche de couleurs et de sonorités. Sa capacité technique est spectaculaire et sans limites, on le constate à chaque instant et peut-être encore plus dans le mouvement final, sorte d’apothéose sous forme d’ivresse ou d’orgie au cours de laquelle tous les instruments sont utilisés dans une frénésie qui s’arrête soudain, laissant le temps se situer « hors du temps ». Voilà une expérience sensorielle, musicale et ludique à découvrir toutes affaires cessantes. Ce CD est sans doute au nombre de ceux dont on ne sort pas intact et dont on garde longtemps au fonds de soi le côté dévastateur.

                                                                                                                   Jean Lacroix