samedi 15 décembre 2018

Masaaki Suzuki: Les cantates profanes de Bach

Masaaki Suzuki clôture son cycle de cantates profanes de Bach


En 2014, Maasaki Suzuki, à la tête du Collegium Japan, mettait un terme à une imposante intégrale des cantates de Bach en 55 CD, enregistrés patiemment pour la firme Bis sur une période d’à peu près vingt ans. Au fil des parutions, cette plongée dans l’univers du Cantor n’a cessé d’être encensée, de recevoir des distinctions et d’être admirée par la critique pour sa qualité intrinsèque, son investissement et le choix des chanteurs. Aujourd’hui, elle est disponible dans un gros boîtier, à un prix assez élevé (tout est relatif), qui n’arrêtera pas les passionnés. Elle tient la dragée haute aux autres audacieux qui se sont lancés dans l’aventure (Rilling, Leonhardt/Harnoncourt, Koopman, Gardiner…). Mais Suzuki ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Il a remis sur le métier une série de cantates, notamment dans un ensemble de volumes consacrés aux cantates profanes, dont le dixième et dernier volet, enregistré en juillet 2017, est paru (Bis-2351). Ce dernier numéro est consacré aux cantates BWV 30a et 204 et a pour sous-titre « cantatas of contentment ».

Contents, nous le sommes au-delà de l’expression, car ce CD est magnifique et prouve, si c’était encore nécessaire, que Suzuki a encore beaucoup à apporter à la discographie de Bach. En tout cas, c’est la fête dans la cantate Angenehmes Wiederau, freue dich in deinen Auen  BWV 30a (« Agréable Wiederau, réjouis-toi dans les prairies »), qui date de 1737 et est destinée à honorer l’acquisition par un haut fonctionnaire du château de Wiederau, au sud de Leipzig. Elle a été créée sur place le 27 septembre de cette année-là. Le texte est de la main du librettiste Picander. Comme le dit avec opportunité l’intéressant livret du CD, on ne peut s’empêcher d’évoquer un rapprochement avec l’esprit de la Cantate BWV 212, dite « Cantate des paysans ». Les cordes dialoguent avec les hautbois, les flûtes, les timbales et les trompettes dans l’atmosphère endiablée que l’on devine, circonstances obligent. Chaque voix est porteuse d’un symbole : le Bonheur pour le contreténor Robin Blaze, le Destin pour la basse Dominik Wörner, le Fleuve Elster qui coule non loin de Wiederau pour le ténor Makoto Sakurada. Avec comme cerise sur le gâteau, la soprano Carolyn Sampson, représentant le Temps, dans une forme vocale éblouissante. Elle nous enchante par la qualité de son expression, la pureté d’un timbre souple et délicat et une finesse incessante. Les autres protagonistes sont convaincants. On a parfois reproché à Suzuki le choix de Robin Blaze, dont une certaine instabilité dans la voix incite à la critique, mais ici, il est au-dessus de tout soupçon. Quant aux chœurs, ils sont en grande forme et en pleine allégresse. On soulignera la qualité de la prononciation allemande de ces artistes japonais, qui seront tout aussi à l’aise dans la suite du programme.

Et quelle suite ! L’autre perle de ce CD à marquer d’une pierre blanche est la Cantate BWV 204, Ich bin in mir vergnügt, qui date de 1726 ou 1727, mais dont on ignore les circonstances qui ont motivé son écriture. Bach a indiqué lui-même dans la partition « cantate du contentement » ; cela signifie-t-il qu’il lui accordait une portée philosophique ou personnelle particulière ? Le livret explique qu’à cette époque, le mot n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui et était attribué à l’humilité ou à la simple satisfaction de vivre. Une partie du texte provient du poète Hunold qui publia en 1713 à Halle-sur-Saale un recueil portant le même titre, les autres strophes provenant d’un auteur non identifié. Destinée aux cordes, à la flûte, à deux hautbois, cette cantate met surtout en évidence la soprano, ici seule soliste. On nage en plein bonheur, une fois de plus : en pleine possession de son art, Carolyn Sampson rayonne, elle officie dans la beauté de l’inspiration de Bach en grande prêtresse de l’instant suspendu. Rappelons que la très sérieuse revue anglaise de musique classique Gramophone lui a déféré le titre de « best British early music soprano by quite some distance », c’est-à-dire « de loin la meilleure ». Il n’y a plus qu’une chose à faire : on se précipite, on admire, on savoure. On se surprend alors à intégrer au plus profond de soi et de son propre ravissement la traduction du titre de la cantate : « Je suis content de mon sort. »


Jean Lacroix