samedi 6 octobre 2018

Philippe Lekeuche: la visitation poétique... un article de FX Lavenne






           

            En guise d' éditorial...

LIVRaisons ouvre ses colonnes à toutes les formes d'expression artistique. La "culture" et la "liberté d'expression" dont Livraisons se revendique dans le sillage de PENBelgique, avec aujourd'hui près de 90.000 visiteurs, sont ici racontées par des personnalités qui cumulent la connaissance et le goût de partager celle-ci, la curiosité et le besoin de la nourrir sans cesse, l'expertise et la nécessité de la rendre accessible. Jean Lacroix nourrit les pages dédiées à l'actualité musicale, Jean Jauniaux - créateur de ce blog -  s'attache à l'actualité littéraire et à la photographie. Dans ce premier article consacré à Philippe Lekeuche, François-Xavier Lavenne inaugure une série de textes consacrés aux écrivains belges, en particulier aux poètes. 
Spécialiste de Céline, auteur de nombreux articles scientifiques dédiés à la littérature, lauréat du prestigieux Prix de l'Académie royale de Belgique dans le cadre du Concours 2018 de la Classe des Lettres pour son essai intitulé « Céline et le grand temps des mythes. De l’engagement politique à la reconstruction de soi par la poétique », directeur de la Maison-Musée Maurice Carême,  François Xavier Lavenne est aussi administrateur du centre belge francophone de PEN International.Il consacre ici un premier article à Philippe Lekeuche , dont on lira labiographie sur le site de l'Académie royale de langue et littérature françaisesde Belgique, ainsi que le discours qu'il y prononça lors de sa réception en 2017. Cette première recension concerne le recueil "Poème à l'impossible" que le poète présente ainsi:  
"Un jour de mai, sans que je m’y attende, ce poème est venu. Puis, en novembre, il repartit. Il m’avait visité, me rendant plus lucide, ouvert à l’essence de la vie. Ce n’est pas moi qui pensais, c’était lui. Il me parla, me dicta ses strophes et je ne pus que les écrire. Ce fut profond labeur. Après cela, les jours revinrent, avec leur éternisation."

Le recueil paraît au TaillisPré. 

Jean Jauniaux

La visitation poétique


            Poème à l’impossible[1].

Sur la couverture, le singulier du mot poème annonce la singularité du recueil. L’œuvre de Philippe Lekeuche est hantée par le fragment, la fêlure. L’écriture y livre un combat au milieu des mots qui nous brisent, des lignes de fractures qui nous minent et nous construisent, des gouffres qui nous guettent. Elle tente de dépasser ces tensions dans un parcours qui rapproche les contraires, s’acharne à briser leur étau ou à les concilier pour retrouver l’instant d’avant la fracture, le jour avant le jour. Ce trajet soumet cependant l’écriture – et l’être qui s’y risque – au danger de l’écartèlement.

            Si une forme d’unité est proclamée sur la couverture du nouveau recueil de Philippe Lekeuche, elle est mise en mouvement vers un horizon que l’on ne peut atteindre : l’impossible où se perd le poème. Le recueil et son écriture se présentent sous la forme d’une coulée poétique continue inscrite dans un temps strictement défini.

Un jour de mai, sans que je m’y attende, ce poème est venu. Puis, en novembre, il est parti. Il m’avait visité, me rendant plus lucide, ouvert à l’essence de la vie. Ce n’est pas moi qui pensais, c’était lui. Il me parla, me dicta ses strophes et je ne pus que les écrire. Ce fut profond labeur. Après cela, les jours revinrent, avec leur éternisation. (Quatrième de couverture)

            Le temps de la création de ce poème d’une soixantaine de pages est un temps à part ; un temps clos au milieu du reste de la vie perçue comme une éternité vide, un infini de répétition. Ce temps est un temps de travail qui s’apparente au temps du deuil où le traumatisme se rejoue et se dénoue peut-être.

            L’impossible que la poésie rêve d’atteindre est posé dès les premiers vers. Ils disent ce que serait l’unité retrouvée :

Un jour, l’été reviendra

Où tu ne seras pas, je te trouverai
T’ayant trouvé, je serai perdu
Alors perdu, je deviendrai moi
Devenu moi, je serai un autre
Étant un autre, je rejoindrai Toi
Et par ce Toi paraîtra le Nous
                                               (p. 9)

            Ce temps de fusion totale permettrait à l’être de se révéler, de devenir lui-même, tout en s’échappant de lui-même. Il pourrait ainsi communier avec l’autre et former une entité qui les dépasse : le « Nous ». Ce temps n’est pas le futur, il n’est pas le passé, il est un présent qui domine tous les présents. Il est la flèche du temps et cette flèche est la création.

            Il existe des temps sans flèche, des temps de stagnation dont l’écrasante ritournelle fait sentir à l’homme la lente négation vers laquelle il est conduit.

Moi, je suis sur la terre, dans le Temps
Dans la finitude, je suis fait, je suis
vaille que vaille
Et j’ose à peine dire : Je suis
                                               (p. 21)

            Le sujet est alors réduit à être le spectateur du drame que le temps lui impose. Il est son jouet et se voit transformé en un étranger qu’il ne peut reconnaître.

Sans répit, le Temps nous malaxe
Au miroir trompeur, il me grime
De sa griffe, il sculpte figure
Et me démasque
                                   (p. 49)

            Les hommes sont les pions d’une étrange partie, la vie, sans savoir qui en tire les ficelles. Le monde est-il un jeu sans joueur ? Un jeu absurde soumis à des lois arbitraires, à des mouvements aléatoires ?

Le Monde est le jeu d’un enfant
Mais derrière le masque
du jeu du Monde
Il n’y a personne
Nous sommes un jeu
sans aucun joueur
                                                           (p. 36)

            À ce drame, qui est celui de la condition humaine, s’ajoutent les souvenirs d’un temps troublé, le chaos d’une vie qui s’abîme dans les convulsions d’un monde à la dérive. Le poète le contemple en étranger ; il voit les hommes s’agiter telles « des fourmis sans cesse affairées » qui veulent se dissoudre elles-mêmes (p. 35). Par la tension de chaque instant que crée le geste poétique, le poème incarne, à l’opposé de l’abandon à la destruction, la tentative de réinsérer un mouvement humain dans le temps inhumain.

            L’homme qui écrit n’est cependant pas le maître du poème et encore moins celui de la poésie. Tout au long du recueil, la poésie est décrite comme une « visitation » (p.15). L’utilisation de ce terme replace la démarche poétique dans une quête mystique. Cette visitation n’est pas ce qu’on appelle communément l’inspiration. Elle est ce qui arrache l’homme à lui-même, l’habite à son corps défendant et le jette dans une transe, le faisant basculer sans fin du « Très Haut » à « l’abysse d’angoisse ». Dans l’acte d’écriture, le poète se sent parfois étrangement passif. « Des vers me venaient » (p. 9), constate-t-il, mais il ne peut savoir d’où ils viennent ni où ils le mènent. Il est moins celui qui travaille le poème que celui qui est travaillé par lui et sent qu’à chaque instant, le fil ténu de la poésie pourrait se briser dans le néant.

            Mon Dieu, faut que Poésie revienne ! (p. 11)

            Au milieu de la crise de toutes les croyances[2], la Poésie recèle l’espoir d’un absolu qui n’est peut-être qu’une illusion. Chaque poème isolé est, pour Philippe Lekeuche, une incarnation de la Poésie, un avatar possible de l’impossible (p. 24). La Poésie n’apparaît alors pas comme une question de mots – les mots sont seconds, ils manquent souvent, ils tendent des pièges ; ils sont les traces d’une expérience métaphysique, ses séquelles parfois.

            La conception de l’écriture comme visitation poétique est étroitement liée à la figure du poète maudit. Elle fait apparaître la malédiction non comme un mode de vie ou une posture sociale, mais comme l’essence de la poésie, ce à quoi elle exige que le poète consente.

Pour mon heur et pour mon malheur
M’a frappé l’étoile Poésie.
Jusqu’à mon ventre descendue
Implose continûment là
L’air de rien, je vaque à la prose
                                               (p. 32)

            Si la poésie est la damnation, elle est une damnation nécessaire, qui empêche l’homme de se satisfaire des leurres de la tranquillité. Elle est une expérience de fracas qui ramène le sujet à ses failles sans lui permettre de feindre ou de les ignorer. Seule une syntaxe heurtée peut alors exprimer le chaos dans lequel la vie semble s’être éparpillée pour ne plus être qu’une somme de contradictions, loin de l’unité idéale :

Je n’ai qu’une arme, et c’est toi
                                               fragment, toi
Et que suis-je, sinon vous, morceaux
                                                           épars
Et chacun de vous, je suis le Tout
                                                           l’éclaté
                                               (p. 57)

            Le Poème à l’impossible retentit comme un cri de douleur ; il est aussi un cri à la vie. La douleur a une fulgurance qui la rapproche de la vie et de la poésie. Elle surgit du désastre – elle est le désastre et ce qui résiste encore à s’y dissoudre. Dans l’univers, la mort est la raison et la vie n’est, pour Philippe Lekeuche, qu’une erreur, un accident, une folie.

À l’origine
La vie a surgi
D’une erreur
                        des lois
De la nature
                        déchirée
S’ouvrant en elle
Et contemplant
Sa propre Folie

Car la vie est un délire de la Nature
C’est pour cela qu’il y a la mort
                                               (p. 41)

            La mort norme la vie ; elle la met au pas. Mais la vie est un délire qui ne prétend pas se laisser arrêter. La douleur, qui mène au délire, l’accompagne. Elle force le sujet à sentir à la fois ce qui manque et ce qu’il reste de vie en lui[3]. Elle peut éveiller la poésie qui est, elle aussi, une folie au point que le poète est, pour Philippe Lekeuche, « le plus fou des hommes ». La poésie apparaît ainsi, dans son jaillissement, le grand oui nietzschéen à la vie.

            Dans un univers infini qui paraît dépourvu de centre et de sens, l’homme crée, par sa seule présence, des centres et peut faire advenir des nœuds de sens.

On dit que l’Univers
                        n’a pas de centre
Qu’il erre partout
Moi je vous dis :
Là où se trouve un homme
Fût-il le plus simple
Le centre a lieu
                        (p. 28)

            C’est vers cette conscience qu’ouvre le geste poétique. La visitation poétique suppose une disponibilité, une ouverture qu’elle va creuser. En maintenant l’homme dans un travail intérieur, l’écriture du poème le rend plus sensible à l’essence de la vie. La poésie fait en effet retentir un appel au plus profond de lui. Elle incarne l’aspiration à la pureté, à l’idéal. Elle est ce qui écarte de l’état de guerre dans lequel s’enferment les hommes et le monde.

La haine et l’enfer qui sont dans le monde
Tout ce Mal plombe
Le Poète au cœur pur
Colombe est sa blessure

La mort du coup mourante
Implore grâce prise
Dans les feuilles d’or
De ma plume

Les piaillants oiseaux
Fabriquent
Cieux et arbres
Réveillent mon âme
Plus puissants
Pour faire exister
Que la guerre
                        (p. 27)

            Au milieu du désastre, le travail poétique est un travail de deuil dans lequel « le Temps [est] blessure et pansement » (p. 11). Il peut mener à une « décantation », voire à un apaisement. La poésie crée en effet un déplacement intime au gré duquel chaque sentiment est susceptible de s’inverser.

Oui, la douleur dans la Beauté s’apaise
Devenue joie, tout le malheur aussi
                                                           (p. 12)

            Même si le poète sait que le bonheur recouvre toujours « un gouffre caché » (p. 10), il se laisse surprendre par la révélation de la joie qui rayonne au détour d’un instant. L’émerveillement saisit l’homme quand il ne s’y attend plus ; il détache le présent des ombres du passé et du poids du futur. Il donne la sensation fulgurante d’un monde qui serait sans cesse à éprouver pour la première fois.

Hier, au soir, à la limite du crépuscule
Quand la clarté n’est ni la nuit
                                               ni le jour
En auto passant par le sous-bois
Celui qui mène au château, ma maison 
Les grands bouleaux sombres, debout
Formant un couloir
Lumière rose, ardente, coulant
sur leurs troncs
Aura baignant mon passage
Comme si – oui, comme si – c’était le Bonheur
                                                                      (p. 48)

            Il semble exister dans le mouvement que crée la visitation poétique des miracles éphémères[4], des moments de « catastrophe merveilleuse » (p. 57). Dans l’instant de la création, le poète a parfois la sensation de dominer les temps dispersés de sa vie et d’avoir tous les âges.

Le poète n’a pas d’âge, l’homme, lui vieillit
Mon âge, je le vois à distance de moi
                                                           (p. 38)

            Par le poème, il tente de « forer le néant », d’y imposer un centre et un sens pour peut-être parvenir à détourner le mouvement du temps ; à faire de la fin, un commencement.

C’est ainsi : quand le poème semble fini
Il commence
Quand nous sommes au bout de l’Être
Nous forons le néant
                                   (p. 36)

            La parole poétique a en effet une propriété temporelle troublante : ce n’est que lorsqu’on croit le poème terminé qu’il commence vraiment. Le poème peut certes mourir par la faute d’une mauvaise lecture ou d’une rature (p. 19) ; il peut aussi se mettre à irradier de significations insoupçonnées. Le poème n’est, en somme, jamais fini – sans que l’on sache s’il est impossible ou s’il est ce qui permet d’approcher au plus près l’impossible.

François-Xavier Lavenne

           




[1] http://espace-livres-creation.be/livre/poeme-a-limpossible/
[2] « Ce matin, me revoilà encore athée » (p. 25).
[3] Tremblent mes souvenirs
Ne sont pas morts
À vif me percent
Flashes qui souvent font mal
Tant la chose perdue demeure (p. 16)
[4] Mais cependant m’appelle
– Imperceptiblement
Ce matin clair de mai
Le frôlement léger, l’Esprit (p. 16)