mercredi 24 octobre 2018

Mendelssohn: Milstein, Siranossian, deux approches du Concerto pour violon

Deux approches du Concerto pour violon de Mendelssohn...

Nathan Milstein

Le 25 août 1938, Arturo Toscanini inaugurait la première édition du Festival de Lucerne qui, au fil des ans, allait prendre une ampleur artistique considérable et devenir un lieu de référence pour la musique. De nombreux concerts de haut niveau, dont des témoignages subsistent, l’ont montré à foison. Le label Audite (95.646) propose des enregistrements extraits de deux prestations publiques qui se sont déroulées dans la cité suisse au cours des années 1950. Le soliste était à chaque fois le fabuleux violoniste Nathan Milstein (1903-1992). Né à Odessa, élève du légendaire Léopold Auer, Milstein avait quitté la Russie en 1925 avec son ami Vladimir Horowitz pour une tournée européenne. Il décida de ne pas retourner dans son  pays. A Bruxelles, en 1926, il reçut quelques leçons d’Ysaÿe qui constata qu’il n’avait plus rien à lui apprendre. Il entama une carrière américaine dès 1929 et devint très vite l’un des archets les plus prestigieux du XXe siècle. Dès 1945, il jouait sur un Stradivarius de 1716, le « Goldman » qu’il rebaptisa « Maria Teresa » en l’honneur de son épouse et de sa fille et pour lequel il avait une prédilection, même s’il acquit aussi le « Dancla » de 1703. La perfection technique de Milstein était immense ; il avait une obsession absolue pour l’articulation des notes, la sobriété, la clarté et la rigueur, il ne cédait pas aux effets faciles ni au spectaculaire. Son implacable virtuosité était totalement maîtrisée, et sa recherche de nouveaux doigtés, incessante. Le dépouillement du jeu était une caractéristique de son art que l’on découvre dans les compositions de la période romantique dans laquelle il excellait. Ses disques publiés sont éloquents et demeurent de grandes références, sans cesse rééditées. Les deux concertos que l’on découvre ici sont des habitués de son répertoire. Mais ils permettent d’avoir accès à des versions dirigées par des chefs d’orchestre que l’on ne retrouve pas dans sa discographie officielle. C’est dire leur intérêt. Le concerto de Dvorak (joué le 6 août 1955), avec Ernest Ansermet à la tête de la phalange du Festival, est marqué par « la sonorité incandescente » du violoniste, selon la belle formule du livret, mais surtout par une entente avec l’orchestre qui, mené par le chef suisse avec une flamme qu’il ne s’accorde pas toujours en studio, entretient une vigueur qui entraîne tout sur son passage. On connaît d’ardentes versions de studio avec Steinberg ou Frühbeck de Burgos, mais celle-ci vit d’une plus value scénique qu’il faut admirer. Que dire alors du Mendelssohn, enregistré le 12 août 1953, avec Igor Markévitch à la baguette ? Ici aussi, la tension est palpable, le compositeur est loin de l’image raffinée, subtile et élégante dont beaucoup d’interprètes l’affublent. Du début à la fin, Milstein, soutenu par un orchestre souverain, déploie un jeu vigoureux, sans affectation, il va droit au but, tambour battant. Une version qui va de l’avant, sans détour, qui « sonne comme celle d’un homme en fuite », précise justement l’excellent livret. Milstein a enregistré le Mendelssohn en studio à plusieurs reprises (Walter, Abbado, Kurtz, Steinberg…), mais cette version de Lucerne est l’une des plus engagées. On saluera la qualité de la prise de son de ces soirées des années 1950 ; leur apport à l’histoire de l’interprétation du violon est indiscutable.



Le hasard des publications veut que paraisse simultanément un CD Alpha (410) sur lequel, aux côtés de l’Octuor de Mendelssohn, figure ce concerto pour violon opus 64. C’est la Française Chouchane Siranossian, qui s’est spécialisée dans le domaine de l’interprétation historique et de la musique contemporaine, qui officie, soutenue par l’ensemble Anima Eterna Brugge, dirigé par Jakob Lehmann, en public, en novembre 2016.  On entre dans un univers totalement différent, d’abord parce que la version choisie est l’originale de 1844, exempte des quelques embellissements en termes de virtuosité audacieuse et des mesures complémentaires que Mendelssohn y apporta sur les conseils d’un ami. Ce retour aux racines est vu par les interprètes comme « un aperçu dans l’atelier » du compositeur. Il intègre aussi un mélange des deux versions, notamment dans la cadence, ce qui fait apparaître l’ensemble comme assez mince, dans une conception étriquée, dont la flamme est absente. La volonté de rajeunissement provoque une impression de projet inabouti, le final étant par ailleurs assez confus au niveau de son ambiance. L’Octuor qui complète le CD est joué lui aussi dans sa version originale, celle de 1825, qui est plus longue. La soliste et ses sept comparses, au nombre desquels figure le jeune et talentueux Jakob Lehmann parmi les violons, en signent une version enthousiasmante : les dynamiques sont soulignées avec élan, les pupitres sont en parfaite harmonie, la structuration du discours, qui prend souvent une dimension symphonique, emporte l’adhésion. Une réussite en demi-teinte donc pour ce CD dont l’ambition était une approche différente de Mendelssohn. On l’aura compris, notre préférence reste acquise à Milstein pour le concerto.

Un petit clin d’œil pour terminer. On trouve souvent dans les biographies de Milstein l’indication « 1904 » comme date de naissance. C’est une fausse affirmation, comme il le dit lui-même dans son autobiographie « De la Russie à l’Occident », écrite à quatre mains avec Solomon Volkov et publiée par Buchet-Chastel en 1991. Aux pages 8 et 9 de ce volume, Milstein précise : « Je suis né le dernier jour de 1903. Vingt-deux ans plus tard, quand avec mon ami du même âge que moi, le pianiste Vladimir (« Volodya ») Horowitz, nous nous préparâmes à quitter la Russie pour l’Occident, nous dûmes l’un et l’autre nous rajeunir d’une année, sinon nous n’aurions pas été acceptés à l’étranger. C’est pourquoi beaucoup d’ouvrages de référence indiquent 1904 comme année de naissance pour Horowitz et moi-même, mais c’est faux. » Le livret du CD Audite présenté ici commet l’erreur signalée par Milstein. Son autobiographie, épuisée depuis longtemps, a  reparu en avril 2018 chez le même éditeur. Une lecture qui s’impose pour approfondir la connaissance d’un artiste incomparable.

Jean Lacroix