mercredi 3 octobre 2018

L'orgue restauré... "A wake of music" de Benoît Mernier


A lire l'article de Jean Lacroix, une seule hâte nous envahit: celle d'écouter les deux compositions originales, commandées respectivement  par La Monnaie et par Bozar Music,  pour l'inauguration de l'orgue restauré de la salle Henry Le Boeuf. Il est vrai que le chroniqueur développe, avec un talent de véritable écrivain, le fil des émotions qu'engendrent les oeuvres qu'il nous donne à entendre... 

Jean Jauniaux, Bruxelles le 3 octobre 2018


Un CD pour l’inauguration de l’orgue de la SalleHenry Le Bœuf

Il aura fallu attendre presque cinquante ans, depuis l’incendie de 1967 suivi d’un important dégât des eaux, avant que retentisse à nouveau l’orgue restauré de la Salle Henry Le Bœuf du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Pour l’inauguration, deux commandes ont été passées à l’un de nos compositeurs les plus remarquables, Benoît Mernier, né en 1964. Elles ont été créées dans le cadre de l’événement, les 15 et 17 septembre 2017, et font l’objet d’un enregistrement que l’on doit au label Cyprès (CYP4649). On connaît la qualité de la production musicale de Mernier ; on a notamment pu admirer à la Monnaie les deux opéras qu’il a composés.

C’est précisément la Monnaie qui lui a passé commande pour une partition vocale destinée à un chœur de jeunes filles et à un orchestre symphonique. Les sept pièces des « Dickinson Songs » illustrent de manière intimiste et subtile de courts poèmes d’Emily Dickinson (1830-1886), cette poétesse américaine qui vécut une existence solitaire et recluse, toujours revêtue de blanc, mais dont l’inspiration étreint le cœur et l’âme. Il y est souvent question de la nature, mais aussi de la douleur, de la mort et de l’immortalité. Mernier explique dans le livret qu’il n’a pas lu l’intégralité des 1789 poèmes retrouvés après la disparition d’Emily (de son vivant, une part infime a été publiée), mais que son choix s’est fait de manière intuitive selon des thématiques : la mort, la joie, la solitude, la spiritualité « à laquelle renvoie d’ailleurs I’ve heard an Organ talk sometime… choisi en clin d’œil » pour  l’inauguration de l’instrument. Les textes qui composent le cycle sont reproduits dans le livret, mais ils ne bénéficient malheureusement pas d’une traduction. Tout cela est rendu avec pudeur et  émotion par Mernier qui signe une partition dans laquelle il distille une profonde ambiance lyrique. Alain Altinoglu dirige avec finesse l’Orchestre symphonique de la Monnaie et La Choraline, le Chœur des Jeunes de l’institution, préparé par Benoît Giaux. L’ensemble s’inscrit bien dans la volonté de Mernier de « creuser à partir d’un texte dans le sentiment humain. » Et cela incite aussi à se (re)plonger dans l’œuvre d’Emily Dickinson.

L’autre partition de commande, de Bozar Music cette fois, est un concerto pour orgue et orchestre. Organiste lui-même, Mernier signale qu’il s’est mis à composer dans la foulée du dernier poème d’Emily repris dans les « Dickinson Songs », A transport on cannot contain, « en reprenant des éléments typiques de la musique américaine, un peu rock et jazzy ! » L’œuvre est festive, comme le voulaient le compositeur et son prestigieux interprète, Olivier Latry (on rappellera son extraordinaire intégrale de l’œuvre pour orgue de Messiaen chez Deutsche Gramophon, à écouter à genoux), mais elle évite le piège du spectaculaire et de la confrontation entre deux forces colossales, l’orgue et l’orchestre.

C’est donc un dialogue que l’on découvre, d’une « virtuosité ludique, incroyablement périlleuse, qui joue sur la stabilité et la souplesse féline d’Olivier Latry », explique encore Mernier. L’auditeur est comblé : il écoute une œuvre qui combine l’énergie, le faste et la force, mais aussi la fluidité, le respect des masses  et « des accords qui passent de gauche à droite dans l’orchestre et dans l’orgue ». Mernier souligne le fait que le nouvel instrument est adapté à la salle : « il s’étend davantage dans la largeur que dans la hauteur, ce qui permet une spatialisation des différents plans sonores ». Il assimile même sa  présence  à « un personnage de théâtre ». On sent que Mernier a composé cette œuvre avec une grande motivation et une grande joie ; dans ces conditions, l’inspiration ne peut que suivre. C’est le Belgian National Orchestra dirigé par Hugh Wolff qui « rivalise » avec Olivier Latry avec l’intelligence et l’engagement nécessaires pour que les intentions de Mernier soient respectées. Un très beau CD à thésauriser.

Jean Lacroix