mardi 16 avril 2019

Liszt et sa Via crucis par Reinbert De Leeuw


Liszt et sa Via crucis par Reinbert De Leeuw : vers le dépouillement




Le lien vers le cd











Le 15 novembre 1878, de Rome où il effectue un séjour à la Villa d’Este, Liszt écrit à sa fille Cosima : « […] Pendant cette dernière quinzaine, j’ai presque terminé ma Via Crucis – 14 courts morceaux (sorte d’oraisons jaculatoires, «Strossgebete ») pour orgue ou piano. Quoique ce genre de choses ne soit nullement du goût des salons, je publierai mes stations de la croix en même temps que l’Hymne au frère soleil, à sœur lune, sœur eau, et frère vent, du grand pauvre et affolé de Dieu, St François d’Assise. […] » (1)
Cette Via Crucis, partition austère et dépouillée, ne sera créée que cinquante plus tard à Budapest, et sa première publication attendra 1938 ; elle ne correspondait pas vraiment à l’image que le public se fait généralement de cet artiste brillant et virtuose. Mais Liszt était un chrétien sincère et il possédait une foi profonde. Si l’on s’attarde superficiellement à sa production, on peut passer à côté d’un grand nombre de remarquables compositions religieuses (Messe de Gran, Messe hongroise du couronnement, Légende de Sainte-Elisabeth, l’oratorio Christus ou encore le Requiem pour voix d’hommes…). Avec la Via crucis, nous nous trouvons face à une partition de maturité très intériorisée, presque mystique. Le texte est basé sur les Evangiles, des hymnes latins et des chorals allemands, le tout d’une grande sobriété. La souffrance est sans cesse présente, l’émotion est palpable à chaque seconde. Le piano intervient parfois seul, dans un temps comme en suspension. Tout est poignant : la compassion, la contemplation, une sorte d’immobilité respectueuse qui reflète une économie de moyens que Liszt va souvent utiliser au cours de ses dernières années et qui montre à quel point l’homme comme le musicien avaient une riche personnalité intime. La notice du livret écrite par Jean-Jacques Groleau résume bien ce chef-d’œuvre : « Douleur, interrogation, craintes et espoirs, tout le champ de l’affect humain se trouve ici concentré en quelques pages quintessenciées, où le silence semble non pas naître de la musique, mais s’y mêler pour la nourrir. » Les interventions chantées sont souvent saisissantes, qu’il s’agisse du chœur mixte ou des voix solistes ; elles nous touchent au plus profond de nous-mêmes.
C’est Reinbert De Leeuw qui est au piano. Il avait déjà signé une interprétation de la Via crucis en 1986, pour le label Philips. Cette année-là, il accompagnait le Nederlands Kamerkoor et avait été crédité d’un Diapason d’or ; cette fois, pour le label Alpha (390), c’est avec le Collegium Vocale Gent qu’il renouvelle l’expérience. Aujourd’hui âgé d’un peu plus de 80 ans, De Leeuw  entre à nouveau dans la pleine vérité de l’œuvre. Plus encore peut-être qu’il y a trois décennies, sans pathos, en toute humilité et intensité, il touche au plus secret de l’essence lisztienne. C’est fascinant de ferveur. Le Collegium Vocale Gent, dont on connaît les qualités intrinsèques, est en totale osmose, forgée dans une transparence vocale qui enchante par ses accents les plus émouvants. Trois compléments de programme pour chœurs mixtes s’inscrivent dans le même processus d’intériorité religieuse : un Notre Père de 1860, un Ave Verum Corpus de 1871, tous deux accompagnés par l’orgue où officie Marnix De Cat et un Salve Regina de 1885, seule composition a cappella écrite par Liszt au soir de son existence. On ne peut que souscrire à la phrase qui termine le texte du livret : « La puissance émotionnelle de ces pages, quelles que soient les croyances de l’auditeur, l’entraîne immanquablement aux limites de l’ineffable. » Cet enregistrement qui touche au sublime a été réalisé en juin 2017 à l’église Saint-Macaire de Gand, écrin idéal pour cette approche de l’âme lisztienne au plus secret d’elle-même.

       Jean Lacroix

(1) Franz Liszt. Lettres à Cosima et à Daniela, Sprimont, Mardaga, 1996, p. 162. Le mot « Strossgebete » signifie « Oraisons jaculatoires ». Il s’agit donc ici d’une redondance.