mardi 16 avril 2019

Sous le règne de Louis XV, la pittoresque guerre des Te Deum


Sous le règne de Louis XV, la pittoresque guerre des Te Deum

Le lien vers le CD


Nous sommes en 1745, à Versailles. Louis XV a hérité de son bisaïeul Louis XIV une cour parmi les plus magnifiques de l’Europe du temps. Un univers dont le fonctionnement a été organisé en fonction de services où les effectifs sont nombreux. Parmi ces services, figure la Chapelle dont font partie les officiers ecclésiastiques responsables du domaine de la religion auprès du Roi. A sa tête, le grand aumônier de France, le cardinal de Rohan. Parmi les diverses fonctions honorifiques, on trouve le premier aumônier, qui est souvent un évêque, le maître de l’Oratoire qui a autorité sur le clergé, le confesseur du Roi, qui est par tradition un jésuite, et le maître de la Chapelle-Musique, en général un évêque. C’est lui qui a la responsabilité administrative. L’aspect musical est confié à des sous-maîtres, qui servent par quartiers. Leur mission consiste à composer à destination des offices et à diriger les nombreux musiciens. Delalande cumule tous les quartiers de sous-maître  jusqu’en 1722, moment choisi par le Régent pour lui en retirer une partie et les confier à Campra, Bernier et Gervais. Après eux, les responsabilités incomberont à Mondonville, à l’abbé Blanchard, puis à l’abbé Madin. Mais la musique du Roi ne se limite pas à la Chapelle. Il y a aussi la Maison civile dont dépend la Chambre du Roi, avec à sa tête le Grand Chambellan. Elle est composée des premiers gentilshommes de la Chambre, du Grand-maître de la Garde-robe, du Cabinet du Roi, du Garde-meuble de la couronne, des Officiers de santé, mais aussi de la Musique de la Chambre, dirigée par deux surintendants qui servent par semestre. Delalande, Destouches, Colin de Blamont, Rebel, Francoeur, Dauvergne ont été chargés de la fonction, qui comporte aussi la direction ou l’inspection de l’Opéra. Ils sont à la tête des chanteurs et des chanteuses, dont certains sont aussi rattachés à la Chapelle, et des instrumentistes (1).
En 1745, Esprit-Joseph Antoine Blanchard (1696-1770) est sous-maître de la Chapelle Royale de Versailles depuis sept ans. François Colin de Blamont (1690-1760) a été nommé dès 1719 Surintendant de la Musique de la Chambre du Roi. Un amusant et original conflit va surgir entre eux au lendemain de la bataille de Fontenoy, une victoire pour Louis XV en ce 11 mai. Le livret du CD qui nous occupe ici (Château de Versailles CVS007), signé par Laurent Brunner, nous apprend que  pour cette occasion glorieuse, Blanchard voulut faire entendre le lendemain de la bataille un Te Deum, comme c’était souvent le cas, dans la Chapelle du Roi. Il fit donc distribuer les partitions aux musiciens. Mais c’était sans compter sur le Surintendant Colin de Blamont ! La coutume voulait en effet que le titulaire de cette fonction dirige le Te Deum à la Chapelle. Colin de Blamont tenta de remplacer les partitions de Blanchard par celles de son Te Deum, mais il s’y prit trop tard : la Reine étant arrivée, Blanchard officiait déjà et sa musique était lancée. La suite est savoureuse. Colin de Blamont, vexé, se plaignit au duc de Richelieu qui écrivit une verte remontrance à Blanchard et exigea que le Te Deum de Colin de Blamont soit exécuté pour honorer la victoire de Tournai du 23 mai de la même année. Mais la Reine s’y opposa subtilement : le Te Deum de Colin de Blamont fut chanté à la Messe du Roi, celui de Blanchard fut rejoué à la Messe de la Reine. D’autres occasions importantes s’offrirent à Colin de Blamont pour faire entendre son Te Deum. La victoire finale lui revint donc, sur le long terme.
Cet épisode rocambolesque montre bien les rivalités qui régnaient à la Cour de Versailles, jusque dans le domaine de la musique. L’idée de réunir les deux partitions sur un seul CD est bien plus qu’une initiative heureuse, c’est une découverte de premier ordre et un régal pour l’oreille. Ces œuvres fastueuses révèlent en effet deux talents inspirés, et bien malin qui pourrait aujourd’hui marquer une préférence pour les pages de Blanchard ou pour celles de Colin de Blamont. Ce serait faire renaître de manière stérile un conflit qui n’a plus lieu d’être de nos jours. Quand on est à un tel degré de qualité, on écoute et on s’incline. Ce programme de haut niveau s’inscrit dans une collection de CD qui regroupe des « spectacles », au sens large du mot, qui se sont donnés à Versailles. Charpentier, Campra, Rousseau ou Cavalli  en ont déjà été les bénéficiaires. C’est l’ensemble baroque Stradivaria qui officie ici, sous la direction de Bernard Cuiller ; ils comptent à leur actif un autre remarquable Te Deum pour le label Alpha, celui de l’abbé Madin. Le Chœur Marguerite Louise est de la partie, dirigé par Gaétan Jarry, ainsi que la soprano Michiko Takahashi, les hautes-contre Romain Champion et Sebastian Monti et la basse Cyril Costanzo. Cela nous vaut des interprétations brillantes, colorées et enthousiastes, servies par des solistes très engagés, un chœur inspiré et des instrumentistes virtuoses ; tout ce beau monde est emporté par le dynamisme et le geste généreux de Bernard Cuiller, qui fut premier violon de l’orchestre des Arts Florissants de William Christie jusqu’en 1986, avant de devenir le directeur de Stradivaria. Les Te Deum de Blanchard et Colin de Blamont, dont la notice dit avec finesse qu’il s’agit d’une « véritable guerre des partitions à violons mouchetés », ont été enregistrés lors d’un concert à la Chapelle Royale du Château de Versailles le 30 juin 2018. Inutile de dire que l’on enrage de ne pas y avoir assisté ! Heureusement, ce CD splendide permet de se les repasser en boucle, ce qui, avouons-le, est bien plus qu’une consolation : un bonheur sonore à disposition perpétuelle…

Jean Lacroix

(1) Pour cet indispensable descriptif préalable, nous nous sommes largement inspiré de l’excellente biographie de Louis XV, écrite par Michel Antoine, qui fut conservateur aux Archives nationales. L’ouvrage est paru aux éditions Fayard en 1989. L’auteur écrit le nom de Colin de Blamont avec deux « l », graphie que nous n’avons pas retrouvée ailleurs.