mercredi 22 mai 2019

"Libre comme Robinson" de Luc Dellisse

Le bonheur de la liberté...

Vers le site de l'éditeur


Il en va de certaines lectures, comme des grandes émotions : elles nous submergent, nous bouleversent et transforment le regard que nous portons à la fois sur nous-mêmes et sur le monde, l’intime et le lointain. Le dernier livre de Luc Dellisse, paru aux Impressions Nouvelles  donne à celui qui s’y immerge cette qualité-là de l’envahissement par la pensée, par l’esthétique et par la poésie d’une prose où chaque phrase vibre d’une clarté énigmatique autant qu’évidente. Nous avons été hypnotisé par le Petit traité de vie privée comme nous ne l’avions plus été depuis tant de rentrées littéraires. Il n’est pas une entrée de la centaine de courts chapitres qui constituent Libre comme Robinson qui ne nous ait effleuré de cette grâce singulière semblable à la démarche qu’adoptait Montaigne lorsqu’il s’observe non pour se comprendre, mais pour tendre à travers la sincérité qu’il s’inflige, un miroir intransigeant sur son prochain. Il y a aussi du Voltaire dans la démarche de Dellisse qui cite le philosophe de Lumières en exergue de son ouvrage : Je ne connais d’autre liberté que celle de ne dépendre de personne . Partant de cette conviction qu’il a mise en pratique dans sa propre vie, Dellisse nous prend par la main et nous entraîne dans le sillage d’un quotidien et d’une pensée qui nous apparaissent , une fois le livre refermé, tels un viatique à prendre en compte dans le chemin qui nous reste pour résister à la paresse de la pensée, au désengagement social, au dédain de l’autre.

Dellisse, nous l’avons évoqué déjà, procède par chapitres courts. Il y alterne des considérations sur le monde et sur l’époque dont il a été depuis chacun des livres qu’il nous a donnés (poésie, nouvelles, romans, essais) le témoin inquiet, et d’autres sur le cheminement d’une vie, faite de voyages, de rencontres, de lecture et d’écriture, d’amours et de … quarante-huit déménagements. Considérant à côté du clavier où nous écrivons cette recension, le volume dont chaque page est recouverte de soulignements et de signaux d’alerte, appelant l’attention, lors d’une deuxième lecture, sur ces phrases qui sont autant d’aphorismes et que nous voudrions ici recopier, pour en garder davantage la mémoire vive et pour la partager plus tard, avec celles et ceux à qui nous dirons « J’aurais bonheur à être moi aussi libre comme ce Robinson-là ».
Du monde le philosophe aborde les grandes inquiétudes, surpopulation, usure des ressources, règne des machines intelligentes et sous-contrôlées, économie mondiale de la dette, pouvoir de destruction intégrale. Il a conscience de ce que nous vivons la fin du monde pour la première fois : c’est ce qui inspire les considérations sur l’aventure humaine dont l’avenir se referme et le passé se fait mensonge.
De sa propre vie, et de ses choix, l’écrivain-poète, nous dit ce qui en fait une démarche et un engagement de résistant, ce point de vue , la résistance, qui permet de mieux distinguer la part de liberté qui nous reste. Dellisse nous entraîne alors dans une double exploration du monde et de soi. De son passé personnel et de l’histoire de la société des hommes, il évoque, en les éclairant d’une lumière singulière, ce qui en a ôté la liberté. Il revendique alors, haut et fort la seule conquête qui en vaille la peine : le bonheur. Il mène avec jubilation cette croisade désarmée et nous donne quelques itinéraires qu’il a arpentés déjà, et quelques instruments dont celui-ci est sans doute le plus universel: L’un des grands attraits de l’existence tient aux couleurs qu’on lui donne, arbitrairement. Il s’ensuit tôt ou tard des effets de réel.
Des recettes de liberté qu’il s’est appliquées à lui-même, l’auteur témoigne sans fards ni prosélytisme. Il témoigne ainsi , en simple lucidité,  d’une pratique individuelle qui ne convient peut-être qu’à lui, et à laquelle il est arrivé après bien des errements (qu’il nous dévoile aussi). Cela nous vaut des pages savoureuses, faites d’humour et de gravité, de mise à distance faussement objective des événements et des circonstances.
Luc Dellisse propose à son lecteur ce qui constitue l’essence même d’une vie dédiée au questionnement du monde. C’est un livre du dévoilement – ce que l’auteur a expérimenté – et un guide de survie, une formidable boîte à outils dont le mode d’emploi est lumineux : (..) j’ai compris (…) que le but véritable, l’expérience véritable était la poésie : une sorte d’ajustement du regard, qui fait voir avec acuité ce qui était caché par sa banalité même. L’urgence, la beauté et la peur se combinent alors, et le monde sort de ses limbes. Les outils proposés sont accessibles à chacun: il suffit de vouloir en faire usage dans les choix de vie, au quotidien et au long cours. Le livre alors se déploie comme une carte marine. A chacun de nous, au gouvernail de nos existences, revient le choix de la route. 


Il faudrait citer chacun des chapitres pour rendre compte de la vision kaléidoscopique de l’auteur qui interroge notre mode de vie aussi bien à travers un Eloge paradoxal des hôtels Ibis que par le biais de la Reconstruction d’une bibliothèque.  De ces deux espaces, Dellisse fait un poste d’observation du contemporain, en interrogeant la vanité du besoin de confort matériel, autant que la régression de la langue telle qu’il la déplore dans les traductions nouvelles d’œuvres littéraires qui n’en sont que des appauvrissements délibérés.

Avec ce livre, l’envie nous vient de pratiquer la discipline que Dellisse décrit en fin de volume : la bibliothèque mentale, dont nous laisserons au lecteur de ces lignes la découverte de ce réflexe de lecteur organisé, qui porte en lui, comme des histoires d’amour, des impressions de voyage ou de combat, le souvenir de moments d’absolus.
De cette bibliothèque mentale, il cite quelques titres aux côtés desquels nous nous apprêtons à glisser son Petit traité de la vie privée, des livres dont nous savourons déjà de prochaines retrouvailles (Adolphe, Le chien des Baskerville, Une saison en enfer) ou la complicité ancienne (Les Essais de Montaigne), mais aussi l’énigme de celui-ci, qui peut-être est d’application pour Libre comme Robinson et dont Dellisse ne croit pas utile de préciser l’auteur (Charlie Chaplin, Casanova, George Sand, Taos Amrouche…ou celle de chacun de nous ?) : Histoire de ma vie .


Jean Jauniaux, 22 mai 2019

Sur le site des Impressions Nouvelles, la quatrième de couverture:

" Le monde est en train de changer radicalement. Nos mœurs, notre langue, notre espace, notre vécu, nos machines, subissent des transformations inouïes. L’effet le plus insidieux de ce grand bouleversement est la réduction croissante de la liberté individuelle. Il suffit d’ouvrir les yeux pour le constater, autour de nous, et même en nous. 
Tout n’est pas joué pour autant. Une part de notre avenir et de notre destin dépend de nous. À condition de ne pas se payer de mots et d’agir là où nous avons une vraie marge de manœuvre : dans nos vies privées. Ce livre impertinent fait l’état des lieux et propose une série de solutions à la portée de chacun, tant en matière de logement, de famille, de relations amoureuses, de vie professionnelle et sociale, que de gestion de son temps, de son argent, de son réseau et de sa conscience. 
Le souvenir de Robinson, aménageant son île pour résister aux périls qui l’entourent, fournit un modèle mythique à cette réinvention du quotidien."