mardi 21 mai 2019

Walter Vilain: Les aquarelles du chroniqueur au concours Reine Élisabeth

Walter Vilain: Les aquarelles du chroniqueur au concours  Reine Élisabeth

LIVraisons ouvre volontiers ses colonnes à cette évocation par François-Xavier Lavenne du peintre et musicien Walter Vilain qui avait coutume de saisir à l'aquarelle des instantanés des répétitions et des éliminatoires du concours Reine Elisabeth. Une évocation tout en attention et admiration pour celui qui nous a quitté en janvier de cette année.
Dans d'autres articles de LIVRaisons nous avions rendu hommage à cet artiste aussi attachant que talentueux dans chacun des arts où il excellait, peinture, sculpture, musique...mais aussi, simplement, art de vivre et d'irradier autour de lui une simplicité allègre et bonhomme. Le lien vers interviews se trouve ICI.   Jean Jauniaux 


Le concours Reine Élisabeth a recommencé, mais il manque, cette année, une présence dans la salle. Walter Vilain, qui fut durant vingt ans son chroniqueur patient et passionné, n’est pas là avec sa boîte de peinture et ses pinceaux. Ils sont nombreux les violonistes, les pianistes et les chanteurs des quatre coins du monde qui gardent comme souvenir de leur séjour à Bruxelles pour le concours, une peinture que Walter Vilain leur a donnée en les croisant par hasard dans l’escalier du Conservatoire ou à la sortie de Flagey. Walter rêvait de leur offrir cet instant de leur vie où ils étaient sur scène, seuls avec la musique, transportés par elle. Voici une évocation de l’une des journées qu’il passait au Conservatoire lors des éliminatoires du concours.

            Alors le silence s’est fait. Pas un de ces silences immenses et solennels, lourds, compacts, aigrelets ou torturés de nerfs ; non, un petit silence creux comme un coquillage. À peine a-t-on entendu dans la partie supérieure gauche de ce silence, un léger frottement et personne n’a vu la feuille qui se posait sur le rebord de velours du balcon. 
            Une jeune violoniste, dans le tourbillon jaune de Naples de sa robe, s’est figée. Elle a échangé un regard avec le chef, la baguette levée, soudain rendu pareil à l’ange peint par Van der Weyden. 
            Ce silence a succédé au bruissement futile et amical, agitation des programmes en éventail, reconnaissances lointaines de rangs en rangs – tous attendent la note comme l’instant suprême, le début du concours – un seul y survivra, l’avenir lui est promis. 
            Walter se tient les yeux clos, le pinceau suspendu. Il sait que l’âme va se révéler dans l’attaque de l’archet sur la corde, du doigt sur l’ivoire de la touche, du souffle qui emplit le palais – un monde dans une note, il faut savoir sentir l’émotion qui se voile, le tremblement léger, l’inclinaison d’un charme ou l’excès de la fougue. Walter cherche le juste poids dans sa main, la pression exacte du pinceau pour que la musique se prolonge sur la feuille, que le trait soit au diapason de ce que vit le musicien, de cette magie à fleur de doigts qui l’ensorcelle. 
            Chaque journée du concours suit le même rituel. Dans l’atelier du Sablon, Walter prépare les fonds – bleus, ocres, jaunes, gris, rarement verts. Ce sont les tonalités qu’il sent d’instinct dès les premières mesures. Parfois, il prend dans son carnet une page blanche pour multiplier les esquisses au rythme d’un scherzo. Le morceau dicte le format de la feuille, les couleurs, l’énergie du mouvement. La musique est le seul maître, un maître de liberté. Les heures n’existent plus, elles deviennent abstraites. La musique est le temps – plus lent ou plus rapide – et ce qui crée l’espace. 
            Walter entre toujours le dernier dans la salle. Il ne faut pas qu’un regard se détourne, qu’une oreille se perde. À couvert, sous les applaudissements, il plie son matériel, se faufile demi-courbé pour changer d’angle derrière les spectateurs ou dans les balcons désaffectés. Il a reçu l’autorisation d’être ce fantôme, fantôme animé seulement de musique, seul à emprunter l’escalier périlleux interdit au public. 
            Enfant des dunes, il écoutait le concours sur la vieille radio enrouée dans la cuisine de la petite maison, auprès de sa grand-mère. Élève de la Cambre, sa logeuse l’emmène, à 16 ans, pour la finale au Palais des Beaux-Arts. Il a rencontré bien des candidats qui logeaient à Anvers chez Willy et Théa, connu les pianistes belges élèves de Robert Steyaert. Il sait les répétitions sans fin, les journées passées sur une seule mesure. Il est devenu le chroniqueur du concours en 1997 ou 1998 alors que les giornatas, qui avaient incarné sa renaissance après son lymphome, commencent à lui paraître peu à peu tyranniques, avec leur mélange de colle et de peinture, leurs coulées, leurs séchages multiples et leurs écaillements. Walter le dit, il a besoin d’instant. Il n’est pas d’instants plus purs que ceux de la musique. Il lui faut des bouffées de sonates, de pleines bordées de concertos, tant de féeries en cadences pour disperser l’incendie qui a ravagé l’atelier, réduit ses toiles en cendres... Ne plus laisser le temps à la vie d’abandonner le bal… 
Les Reine Élisabeth demandent une disponibilité pour que la musique trace son rêve en soi. Parfois, quelques taches un peu disjointes font surgir par surprise le musicien ; parfois son corps se multiplie, emporté au ballet de lui-même pour n’être que musique. Ailleurs, le déploiement de la mélodie emmène le pinceau musarder dans des sculptures d’espace, des strapontins de rêve. L’architecture de la salle du Conservatoire inspire Walter au point qu’on la sent affleurer, comme par accident, dans les dessins faits à Flagey. Dans le petit théâtre en ruine planent les grandes heures d’autrefois. La fin du siècle pèle des lambris et trouve, on ne sait trop comment, des inédits de grâces, des prodiges d’épuisement. 
            Walter a tracé sur sa feuille le rideau cramoisi ; la loge royale, presque engloutie. Au centre de la scène, la violoniste jaune de Naples rayonne – avec un crayon, il crée un léger relief sur le grain du papier, comme une vibration. Il s’apprête à continuer, mais soudain, le silence se fait, l’aquarelle est finie. 
C’est un silence rond d’émotions en goguette, brutalement soufflées par la bourrasque crénelée des applaudissements. 
            Walter écrit au bas de la feuille le nom de l’interprète. Il relève les yeux, la scène est déjà vide. Il ne reste plus que trois petites notes, vives, espiègles, dans l’air. Elles appellent le peintre, elles veulent elles aussi être sur la feuille. Alors, Walter pose trois points légers sur le dessin. Les notes se voient. Les deux premières sont satisfaites, partent danser à l’autre bout de la salle. 
La dernière note ne se reconnaît pas. Walter la regarde avec douceur. C’est une note boiteuse, foirée dans l’émotion, tapée par erreur au milieu d’un trait – elle n’était pas dans la partition. 
Walter voudrait la consoler. Il estompe la petite tache, l’incurve doucement. La note n’est toujours pas contente ! Walter sait qu’il faut parfois qu’une note soit fausse pour que les autres sonnent plus juste, qu’une touche d’ombre est nécessaire pour que le blanc soit blanc, et que les fausses notes d’aujourd’hui sont les harmonies de demain… 
La note enfle, s’agite. Si des bras lui poussaient, des milliers d’yeux, des serres ? Les diables qui grimpent en barbelés aux pignons de l’église ne sont-ils pas des notes en repentir, celles qu’on a damnées, jamais voulu entendre ? Ces notes délaissées, qui tournent en mineur, vous martèlent les nuits. Il faut les reconnaître, tout au fond du silence, harmoniser ce qui peut encore l’être des bouts stridents de vie. 
La note veut sa place, Walter cherche comment la satisfaire. Il frotte le pinceau sur le rouge le plus vif et le laisse tomber, sec, dans un nuage d’ocre. Ce sera l’imprévu, l’accent qui donne vie à la feuille. Et la petite note, enfin satisfaite, s’est diluée dans l’air. Puis, le crayon a noté quelques phrases au milieu du nuage d’ocre sous la petite tache. 
            Minuit sonne ses coups au cadran de l’église, Walter sort du Conservatoire. Il continue vers le Sablon, vous le voyez descendre avec son chapeau, sa canne, sa boîte de peinture et sa farde sous le bras. Près du cercle des statues, un groupe hésite sur le chemin à prendre dans cette ville que la soirée dilue. Walter s’approche. Il a reconnu la violoniste jaune de Naples, maintenant jeune fille, jeans, T-shirt et baskets. Il ouvre sa farde à même le trottoir, il lui tend la peinture. Elle la glisse dans la caisse de son violon. 
            La lumière s’est allumée dans l’atelier de la rue Bodenbroek, Walter étend sur le sol la moisson du jour. La musique n’a pas fui, elle est là – tous ses instants tendus sur les pages. 
            À la terrasse d’un café, dans l’anse de la place, la violoniste songe à cette note ratée dans le trait final. Elle ne voit plus qu’elle, cette note l’obsède, elle oublie toutes les autres notes jouées ce soir. Elle tire, nerveuse, sur une cigarette. Ce trait devait être son sésame, celui qui ferait se lever d’un bond le public, le jury, et même le Roi, la Reine, les Princesses et le Prince ! Quelques poussières de cendre brûlante s’éparpillent dans le vent et s’éteignent. Autour d’elle, ses amis parlent du programme des demi-finales. Elle ouvre la caisse de son violon, regarde le dessin que lui a donné tout à l’heure cet homme étrange, demande au garçon, qui vient pour les commandes, de lui traduire ce qu’il y est écrit.

François Xavier Lavenne , le 21 mai 2019





Né à Saint-Idesbald en 1938, Walter Vilain y a rencontré Paul Delvaux durant son enfance avant de devenir son élève à La Cambre. Il a peint avec lui la « Carte littéraire de la Belgique », qui se trouve à la Bibliothèque royale. Il a continué sa formation auprès d’Octave Landuyt à Gand, de Johnny Friedlander à Paris et de Marino Marini à Milan. L’une de ses premières œuvres monumentales, une fresque, a été réalisée pour l’Exposition 58. Dans les années 60, il fut l’un des animateurs du groupe Helikon à Hasselt,  où il réalisa une sculpture monumentale « Narcisse ». Il a reçu le Prix de la jeune peinture et a été Président du Conseil national belge des arts plastiques. La pédagogie a toujours occupé une grande place dans sa vie, ce qui l’a poussé à fonder et à diriger l’Académie du Westhoek à Koksijde, ville dont il devint l’ambassadeur culturel. Il fut aussi professeur de dessin et de peinture à l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers avant d’en devenir le directeur dans les années 90. Durant les années 2000, il a donné des cours à la Scuola Internazionale di Graphica à Venise. Il est décédé le 7 janvier 2019 à Bruxelles.


Sculpteur, peintre, compositeur et poète, il laisse une œuvre d’une grande variété : abstraction lyrique, marines, aquarelles des dunes, collages, installations, performances…
Dans ses « Giornatas », il crée des murs du Temps, dans lesquels se croisent les fantômes de Van der Weyden et des fresques du trecento italien… Il a composé des œuvres pour orchestre ainsi que des pièces pour piano et soprano, dont une suite en hommage à Delvaux intitulée « Delvauxiana ». Il cherchait la transposition musicale de la peinture et la transposition de la musique en peinture.