Walter Vilain: Les aquarelles du chroniqueur au concours Reine Élisabeth
LIVraisons ouvre volontiers ses colonnes à cette évocation par François-Xavier Lavenne du peintre et musicien Walter Vilain qui avait coutume de saisir à l'aquarelle des instantanés des répétitions et des éliminatoires du concours Reine Elisabeth. Une évocation tout en attention et admiration pour celui qui nous a quitté en janvier de cette année.
Dans d'autres articles de LIVRaisons nous avions rendu hommage à cet artiste aussi attachant que talentueux dans chacun des arts où il excellait, peinture, sculpture, musique...mais aussi, simplement, art de vivre et d'irradier autour de lui une simplicité allègre et bonhomme. Le lien vers interviews se trouve ICI. Jean Jauniaux
Le
concours Reine Élisabeth a recommencé, mais il manque, cette année, une
présence dans la salle. Walter Vilain, qui fut durant vingt ans son chroniqueur
patient et passionné, n’est pas là avec sa boîte de peinture et ses pinceaux. Ils
sont nombreux les violonistes, les pianistes et les chanteurs des quatre coins
du monde qui gardent comme souvenir de leur séjour à Bruxelles pour le concours,
une peinture que Walter Vilain leur a donnée en les croisant par hasard dans
l’escalier du Conservatoire ou à la sortie de Flagey. Walter rêvait de leur
offrir cet instant de leur vie où ils étaient sur scène, seuls avec la musique,
transportés par elle. Voici une évocation de l’une des journées qu’il passait
au Conservatoire lors des éliminatoires du concours.
Alors
le silence s’est fait. Pas un de ces silences immenses et solennels, lourds,
compacts, aigrelets ou torturés de nerfs ; non, un petit silence creux comme un
coquillage. À peine a-t-on entendu dans la partie supérieure gauche de ce
silence, un léger frottement et personne n’a vu la feuille qui se posait sur le
rebord de velours du balcon.
Une
jeune violoniste, dans le tourbillon jaune de Naples de sa robe, s’est figée.
Elle a échangé un regard avec le chef, la baguette levée, soudain rendu pareil
à l’ange peint par Van der Weyden.
Ce
silence a succédé au bruissement futile et amical, agitation des programmes en
éventail, reconnaissances lointaines de rangs en rangs – tous attendent la note
comme l’instant suprême, le début du concours – un seul y survivra, l’avenir
lui est promis.
Walter
se tient les yeux clos, le pinceau suspendu. Il sait que l’âme va se révéler
dans l’attaque de l’archet sur la corde, du doigt sur l’ivoire de la touche, du
souffle qui emplit le palais – un monde dans une note, il faut savoir sentir
l’émotion qui se voile, le tremblement léger, l’inclinaison d’un charme ou
l’excès de la fougue. Walter cherche le juste poids dans sa main, la pression
exacte du pinceau pour que la musique se prolonge sur la feuille, que le trait
soit au diapason de ce que vit le musicien, de cette magie à fleur de doigts
qui l’ensorcelle.
Chaque
journée du concours suit le même rituel. Dans l’atelier du Sablon, Walter
prépare les fonds – bleus, ocres, jaunes, gris, rarement verts. Ce sont les
tonalités qu’il sent d’instinct dès les premières mesures. Parfois, il prend
dans son carnet une page blanche pour multiplier les esquisses au rythme d’un
scherzo. Le morceau dicte le format de la feuille, les couleurs, l’énergie du
mouvement. La musique est le seul maître, un maître de liberté. Les heures
n’existent plus, elles deviennent abstraites. La musique est le temps – plus lent
ou plus rapide – et ce qui crée l’espace.
Walter
entre toujours le dernier dans la salle. Il ne faut pas qu’un regard se
détourne, qu’une oreille se perde. À couvert, sous les applaudissements, il
plie son matériel, se faufile demi-courbé pour changer d’angle derrière les
spectateurs ou dans les balcons désaffectés. Il a reçu l’autorisation d’être ce
fantôme, fantôme animé seulement de musique, seul à emprunter l’escalier
périlleux interdit au public.
Enfant
des dunes, il écoutait le concours sur la vieille radio enrouée dans la cuisine
de la petite maison, auprès de sa grand-mère. Élève de la Cambre, sa logeuse
l’emmène, à 16 ans, pour la finale au Palais des Beaux-Arts. Il a rencontré
bien des candidats qui logeaient à Anvers chez Willy et Théa, connu les
pianistes belges élèves de Robert Steyaert. Il sait les répétitions sans fin,
les journées passées sur une seule mesure. Il est devenu le chroniqueur du
concours en 1997 ou 1998 alors que les giornatas, qui avaient incarné sa
renaissance après son lymphome, commencent à lui paraître peu à peu tyranniques,
avec leur mélange de colle et de peinture, leurs coulées, leurs séchages
multiples et leurs écaillements. Walter le dit, il a besoin d’instant. Il n’est
pas d’instants plus purs que ceux de la musique. Il lui faut des bouffées de
sonates, de pleines bordées de concertos, tant de féeries en cadences pour
disperser l’incendie qui a ravagé l’atelier, réduit ses toiles en cendres... Ne
plus laisser le temps à la vie d’abandonner le bal…
Les Reine Élisabeth
demandent une disponibilité pour que la musique trace son rêve en soi. Parfois,
quelques taches un peu disjointes font surgir par surprise le musicien ;
parfois son corps se multiplie, emporté au ballet de lui-même pour n’être que
musique. Ailleurs, le déploiement de la mélodie emmène le pinceau musarder dans
des sculptures d’espace, des strapontins de rêve. L’architecture de la salle du
Conservatoire inspire Walter au point qu’on la sent affleurer, comme par
accident, dans les dessins faits à Flagey. Dans le petit théâtre en ruine
planent les grandes heures d’autrefois. La fin du siècle pèle des lambris et
trouve, on ne sait trop comment, des inédits de grâces, des prodiges
d’épuisement.
Walter
a tracé sur sa feuille le rideau cramoisi ; la loge royale, presque engloutie.
Au centre de la scène, la violoniste jaune de Naples rayonne – avec un crayon,
il crée un léger relief sur le grain du papier, comme une vibration. Il s’apprête
à continuer, mais soudain, le silence se fait, l’aquarelle est finie.
C’est un silence rond d’émotions
en goguette, brutalement soufflées par la bourrasque crénelée des
applaudissements.
Walter
écrit au bas de la feuille le nom de l’interprète. Il relève les yeux, la scène
est déjà vide. Il ne reste plus que trois petites notes, vives, espiègles, dans
l’air. Elles appellent le peintre, elles veulent elles aussi être sur la
feuille. Alors, Walter pose trois points légers sur le dessin. Les notes se
voient. Les deux premières sont satisfaites, partent danser à l’autre bout de
la salle.
La dernière note ne se
reconnaît pas. Walter la regarde avec douceur. C’est une note boiteuse, foirée
dans l’émotion, tapée par erreur au milieu d’un trait – elle n’était pas dans
la partition.
Walter voudrait la
consoler. Il estompe la petite tache, l’incurve doucement. La note n’est
toujours pas contente ! Walter sait qu’il faut parfois qu’une note soit fausse
pour que les autres sonnent plus juste, qu’une touche d’ombre est nécessaire
pour que le blanc soit blanc, et que les fausses notes d’aujourd’hui sont les
harmonies de demain…
La note enfle, s’agite.
Si des bras lui poussaient, des milliers d’yeux, des serres ? Les diables qui
grimpent en barbelés aux pignons de l’église ne sont-ils pas des notes en
repentir, celles qu’on a damnées, jamais voulu entendre ? Ces notes délaissées,
qui tournent en mineur, vous martèlent les nuits. Il faut les reconnaître, tout
au fond du silence, harmoniser ce qui peut encore l’être des bouts stridents de
vie.
La note veut sa place, Walter
cherche comment la satisfaire. Il frotte le pinceau sur le rouge le plus vif et
le laisse tomber, sec, dans un nuage d’ocre. Ce sera l’imprévu, l’accent qui
donne vie à la feuille. Et la petite note, enfin satisfaite, s’est diluée dans
l’air. Puis, le crayon a noté quelques phrases au milieu du nuage d’ocre sous
la petite tache.
Minuit
sonne ses coups au cadran de l’église, Walter sort du Conservatoire. Il
continue vers le Sablon, vous le voyez descendre avec son chapeau, sa canne, sa
boîte de peinture et sa farde sous le bras. Près du cercle des statues, un
groupe hésite sur le chemin à prendre dans cette ville que la soirée dilue.
Walter s’approche. Il a reconnu la violoniste jaune de Naples, maintenant jeune
fille, jeans, T-shirt et baskets. Il ouvre sa farde à même le trottoir, il lui
tend la peinture. Elle la glisse dans la caisse de son violon.
La
lumière s’est allumée dans l’atelier de la rue Bodenbroek, Walter étend sur le
sol la moisson du jour. La musique n’a pas fui, elle est là – tous ses instants
tendus sur les pages.
À
la terrasse d’un café, dans l’anse de la place, la violoniste songe à cette
note ratée dans le trait final. Elle ne voit plus qu’elle, cette note l’obsède,
elle oublie toutes les autres notes jouées ce soir. Elle tire, nerveuse, sur
une cigarette. Ce trait devait être son sésame, celui qui ferait se lever d’un
bond le public, le jury, et même le Roi, la Reine, les Princesses et le Prince !
Quelques poussières de cendre brûlante s’éparpillent dans le vent et
s’éteignent. Autour d’elle, ses amis parlent du programme des demi-finales.
Elle ouvre la caisse de son violon, regarde le dessin que lui a donné tout à
l’heure cet homme étrange, demande au garçon, qui vient pour les commandes, de
lui traduire ce qu’il y est écrit.
François Xavier Lavenne , le 21 mai 2019
Né à
Saint-Idesbald en 1938, Walter Vilain y a rencontré Paul Delvaux durant son enfance
avant de devenir son élève à La Cambre. Il a peint avec lui la « Carte
littéraire de la Belgique », qui se trouve à la Bibliothèque royale. Il a
continué sa formation auprès d’Octave Landuyt à Gand, de Johnny Friedlander à
Paris et de Marino Marini à Milan. L’une de ses premières œuvres monumentales,
une fresque, a été réalisée pour l’Exposition 58. Dans les années 60,
il fut l’un des animateurs du groupe Helikon à Hasselt, où il réalisa une sculpture monumentale « Narcisse ».
Il a reçu le Prix de la jeune peinture et a été Président du Conseil national
belge des arts plastiques. La pédagogie a toujours occupé une grande place dans
sa vie, ce qui l’a poussé à fonder et à diriger l’Académie du Westhoek à
Koksijde, ville dont il devint l’ambassadeur culturel. Il fut aussi professeur
de dessin et de peinture à l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers avant d’en
devenir le directeur dans les années 90. Durant les années 2000, il a
donné des cours à la Scuola Internazionale di Graphica à Venise. Il est décédé
le 7 janvier 2019 à Bruxelles.
Sculpteur,
peintre, compositeur et poète, il laisse une œuvre d’une grande variété :
abstraction lyrique, marines, aquarelles des dunes, collages, installations,
performances…
Dans ses « Giornatas », il crée des murs du Temps, dans lesquels
se croisent les fantômes de Van der Weyden et des fresques du trecento italien…
Il a composé des œuvres pour orchestre ainsi que des pièces pour piano et soprano,
dont une suite en hommage à Delvaux intitulée « Delvauxiana ». Il cherchait la
transposition musicale de la peinture et la transposition de la musique en
peinture.