Né en 1969, élève du célèbre chef d’orchestre
et compositeur Manuel Rosenthal, le Français Jean-Luc Tingaud compte à son
actif une série de disques chez Naxos qui ont été favorablement accueillis par
la critique. Il s’agit d’œuvres du répertoire français qui sortent de
l’ordinaire : Symphonie « Roma » de Georges Bizet, Symphonie de Paul Dukas, Les
Biches et Les Animaux modèles de Poulenc, ou encore la Symphonie n° 2 de
Vincent d’Indy, couplée à des pages orchestrales. Toujours pour Naxos
(8.573955), il signe un nouveau CD de musique française (belgo-française diront
certains) : des poèmes symphoniques de César Franck, avec le Royal Scottish
National Orchestra, excellente formation avec laquelle il a déjà gravé les
partitions de d’Indy. Le CD commence par Le Chasseur maudit de 1882,
spectaculaire morceau de près d’un quart d’heure, dont Charles Munch a donné en
son temps une version délirante, avec le Symphonique de Boston. Celle de
Tingaud est, elle aussi, flamboyante, même si certains effets de percussion
sont un peu trop clinquants, mais l’œuvre s’y prête ! Cette histoire
fantastique, inspirée d’un conte de Bürger qui raconte le châtiment d’un
cavalier qui a bravé l’interdiction de chasse le jour du Sabbat, subit les
foudres démoniaques et est condamné à chevaucher à l’infini dans le ciel, est
un morceau de bravoure démonstratif et puissant. Après ce fracassant début,
Tingaud propose le dernier poème symphonique de Franck, achevé en 1887 et dédié
à Vincent d’Indy. Psyché est une vaste composition avec chœurs de trois bons
quarts d’heure, qui évoque en trois parties les amours de la belle princesse
avec le dieu de l’amour Eros. Il lui est interdit de contempler le visage du
bien-aimé. Elle passe outre à l’interdiction et se retrouve au royaume d’Hadès
où une série d’épreuves l’attendent. Happy end : Psyché sera pardonnée et
pourra monter au ciel avec Eros. César Franck a construit sur ce sujet
mythologique une vaste structure fluide, sensuelle et transparente à la fois,
qui exalte le sommeil de l’héroïne et ses rêves d’extase, puis décrit ses
souffrances avant le bonheur final. On ampute souvent cette page de sa partie
chantée, ce qui lui enlève de sa saveur. La présente gravure restitue les
chœurs, ceux des RSC Voices, fondés en 2014 et installés au Royal Conservatoire
Scotland, qui sont ici d’une impeccable souplesse. Une belle réussite, car la
direction de Tingaud met l’accent sur le côté lyrique de cette aventure
amoureuse, avec un soin apporté à la couleur, qui, par certains côtés, devient
parfois d’un esthétisme foisonnant proche de Wagner. Une page de 1857, Les
Eolides, sur des vers des Poèmes antiques de Leconte de Lisle, ouvrage publié
cinq ans auparavant, clôture le CD. Les filles d’Eole qui réveillent la nature
par leur chant sont traduites en musique avec une finesse qui rappelle
Mendelssohn, dans une orchestration légère, mais Wagner n’est pas loin cette
fois encore et on pressent des signes avant-coureurs du futur impressionnisme.
Tingaud mène tout ce programme franckiste avec ferveur, en dose les nuances avec
habileté, et s’inscrit sans peine aux premières places de la discographie
récente.
Un autre domaine dans lequel Jean-Luc Tingaud
se distingue est celui de la direction d’opéras. On le retrouve dans maintes
productions de Berlioz, Debussy, Bizet, Gounod, Britten, Poulenc, Donizetti ou
Puccini. Un album de deux DVD (Dynamic 37868) propose la première mondiale en
vidéo de la monumentale partition de Gaspare Spontini (1774-1851) Fernand
Cortez ou La conquête du Mexique, tragédie lyrique en trois actes, sur un
livret de Etienne de Jouy et de Joseph-Alphonse d’Esménard, créée à Paris, au
Théâtre de l’Académie Impériale de Musique le 28 novembre 1809. Napoléon aurait
lui-même décidé du choix de ce thème pour glorifier sa campagne militaire en
Espagne. Lors de la fastueuse première, on ne lésina pas sur la grandeur du
propos : de vrais chevaux furent utilisés. On sait que lorsque Cortez envahit
le Mexique, les habitants avaient été effrayés à la vue de ces animaux qui leur
étaient inconnus. Spontini révisa son œuvre à quatre reprises, la première
version n’ayant eu qu’un succès relatif. L’opéra connut un regain d’intérêt et
des centaines de représentations furent données, y compris à Berlin ou à Naples
avant Milan et, plus tard, les USA. L’intrigue est simple : un groupe de
conquistadors est retenu prisonnier par le roi Montezuma ; parmi eux, le frère
de Cortez. Celui-ci détient en otage une princesse indienne, Amazily, qui est
amoureuse du conquérant, mais est aussi la sœur du général des forces qui
s’opposent à l’envahisseur espagnol ; elle est envoyée par ce dernier pour
négocier la libération. Un conflit surgit entre son frère et elle. Après une
série de péripéties, Cortez décide de prendre d’assaut le palais du roi et ses
troupes remportent la bataille. Dans la foulée, il propose paix et amitié au
peuple mexicain et épouse Amazily. A noter que ce personnage historique n’est
pas une invention pour la scène, mais il est adapté. Une jeune indienne nahua,
nommée La Malinche, a réellement existé : esclave, elle devint la maîtresse de
Cortez, lui donna un fils et servit d’interprète à des moments clefs de la
conquête - voir pour approfondissement la remarquable biographie Cortés, écrite
par Christian Duverger, parue chez Fayard en 2001.
Sur cette trame guerrière, Spontini a composé
une partition grandiose de trois heures, dont la vision est passionnante. Après
Gluck et ses effets déclamatoires, dont le souvenir est encore vivace, l’oeuvre
annonce ce que deviendra l’opéra français, avec de grands mouvements de foule
(très réussis) et un faste décoratif un peu pompeux qui maintient l’intérêt.
Les costumes d’époque (cela devient rare !), une mise en scène classique de
Cecilia Ligorio (ceux qui ne supportent pas les transpositions « modernes »
seront ravis) et des décors sobres, malgré le carton-pâte, rendent assez bien
l’atmosphère tumultueuse de l’action. Celle-ci est visuellement agréable à
suivre, d’autant plus que les ballets prévus ont été conservés et bien
chorégraphiés par la Compagnia Nuova Balletto di Toscana. On est donc sur la
scène du Théâtre du Mai Florentin, et le tout est filmé en public entre le 16
et le 20 Octobre 2019. Le spectacle est parfois un peu sombre, ou plus
exactement les lumières sont contrastées, mais cela ne dérange nullement la
vision. D’autant plus que la distribution est à la hauteur sur le plan vocal.
Chanté en langue originale, le français, ce Cortez ne comporte qu’un seul
chanteur de l’Hexagone, le ténor marseillais Luca Lombardo, très juste dans le
personnage du frère de la princesse. Les autres protagonistes sont
internationaux : nous ne citerons que le ténor argentin Dario Schmunck en
Cortez, vaillant, imposant, à l’aigu bien en place, et la soprano grecque
Alexia Voulgaridou en Amazily touchante, voix pleine aux chaudes couleurs.
Chœurs et orchestre sont bien investis et rendent justice à une partition qui
recèle des moments très réussis.
On reconnaîtra donc à la production de cette
version originale de 1809 maintes qualités esthétiques et le plaisir de la
découverte d’une œuvre rare, dont on peut suivre le texte sans effort, puisque
les sous-titres sont en six langues, dont le français, ceci aidant lorsque l’un
ou l’autre protagoniste montre des limites de prononciation. Ce double DVD est
à conseiller à tout amateur d’art lyrique ; Berlioz admirait ce Cortez, c’est
un avis à prendre en considération ! On notera un idée scénique intéressante :
Gianluca Margheri, qui interprète le bras droit de Cortez, Alvarez, au rôle
limité, est le chroniqueur de cette conquête : il y inclut une réflexion sur le
pouvoir et la volonté des puissants, mais aussi, en filigrane, sur le phénomène
de la colonisation. Dans la situation que nous vivons aujourd’hui, avec la
remise en question mondiale du racisme, ses propos prennent une étonnante
actualité.
Jean Lacroix