A Ferrare où il occupe le poste
d’organiste de l’église de la Confraternité de la Mort depuis trois ans, le
frère franciscain mineur conventuel Bonaventura Aliotti a l’honneur d’assister en
1677 à la création de son oratorio Il trionfo della morte per il peccato
d’Adamo, qui va connaître le succès, être repris plusieurs fois et faire
l’objet de copies multiples, phénomène peu courant à cette époque. Une dizaine
d’années plus tard, à la cour de Francesco II d’Este de Modène, il provoque
l’admiration. Né vers 1640, Aliotti, dont les contours biographiques demeurent
assez peu fournis, est formé à Palerme, chez les frères franciscains mineurs.
Il est l’élève de l’organiste Giovanni Battista Fasolo, qui lui apprend l’art
de jouer du clavier, puis de Bonaventura Rubino, maître de chapelle de la
cathédrale de Palerme, qui lui enseigne les styles de composition en musique
sacrée. On retrouve Aliotti à Padoue au début des années 1670, où il semble
avoir composé un premier oratorio (il en a écrit onze, mais seuls quatre
subsistent), puis à Venise, où il est organiste, avant de se rendre à Ferrare.
Nous l’avons dit : il y crée sa partition sur le péché originel. En 1679,
Aliotti retourne à Palerme, où il est maître de chapelle de plusieurs
institutions, dont la cathédrale. Il aboutit enfin à Modène, où il compose de
nombreuses œuvres très appréciées. Il décède vers 1690.
Le présent oratorio est une belle
découverte musicale, dont les qualités font mieux comprendre l’engouement qu’il
a suscité en son temps. Historiquement, il se situe entre les partitions de
Rossi et de Carissimi, et précède celles de Stradella et de Scarlatti. C’est un
jalon majeur dans l’évolution d’un genre dont Aliotti est l’un des
représentants les plus significatifs, même si sa renommée est moindre aujourd’hui.
D’où l’excellente initiative, qu’il faut saluer, d’un enregistrement moderne.
Le sujet est connu : c’est l’histoire du péché originel, de la
consommation du fruit défendu et de ses conséquences. Aliotti a été inspiré par
ce thème, car il en propose une version musicale pleine d’animation, avec de
belles couleurs orchestrales, une alternance dynamique de brefs airs, duos,
récitatifs et chœurs dont l’audition procure un plaisir permanent, car ils se
renouvellent sans cesse. Au milieu de dialogues un peu conventionnels, Aliotti
ajoute au personnage d’Adam et Eve des figures allégoriques comme la Raison, la
Mort ou la Passion, mais aussi Lucifer, qui sera bientôt banni, et la présence
vocale de Dieu.
L’action est divisée en deux
parties. Dans la première, c’est Adam qui introduit les notions d’amour
admiratif pour Eve, avec des accents expressifs très marqués et très voluptueux.
Eve lui répond avec passion. Mais la Raison rappelle Adam à l’ordre et le met
en garde contre les excès de l’amour profane exagéré ; un Chœur des Vertus
rappelle d’ailleurs que ce penchant est « un récif pour
l’innocence ». La Passion et la Mort s’en mêlent, tandis que Lucifer
lance les menaces qui se concrétiseront sous la forme du serpent. On connaît la
suite, qui va s’accomplir dans la deuxième partie : la tentation d’Adam
par Eve qui a goûté au fruit défendu, les nouvelles mises en garde, la chute,
la damnation, la voix de Dieu qui condamne : « Allez dans les bras
de la Mort,/Voilà le sort de ceux qui se sont rebellés au Ciel. » Mais
l’oratorio s’achève sur une note d’espoir, car les deux derniers mots font
allusion à la repentance et au « Dieu d’Amour ».
C’est le label Accent qui propose
dans un album de deux CD (ACC 24368) cet oratorio magnifique à l’action enlevée
et à la dimension instrumentale dramatique bien construite. Il demande un
plateau vocal investi. Ce qui est le cas : dans le rôle d’Eve, la soprano
Capucine Keller déploie toutes les armes de sa séduction, de l’amour sincère à
l’action tentatrice, avec des aigus chaleureux. Chacune de ses interventions
est un moment de grâce, tant sa fraîcheur agile se manifeste. On comprend
qu’Adam soit ébloui et ne puisse lui résister ! Le ténor Vincent Bouchot
campe avec clarté et aveuglement un Adam touchant, victime de son amour et
conscient de son péché. La soprano Anne Magouët, l’alto Paulin Bündgen et la
basse Emmanuel Vistorky se coulent dans les personnages allégoriques de la
Raison, de la Mort et de la Passion avec un sens très juste de la réflexion
quasi philosophique qui est leur part, et des voix en situation. Renaud
Delaigue apporte sa voix de basse convaincante aux perfidies de Lucifer et en
même temps à Dieu qui châtie. Il y a, au cœur de ce sujet biblique, tout un
contexte finement psychologique, bien souligné, qui indique qu’Aliotti avait
compris, au-delà de la légende, la portée morale que l’on pouvait en retirer. Effectué
en novembre et décembre 2019 au Musée du Hiéron de Paray-le-Monial, surnommée « la
Cité du Sacré-Cœur » et située en Saône-et-Loire, cet enregistrement très
soigné, qui bénéficie d’un joli livret avec des illustrations en couleurs et du
texte de l’oratorio en langue originale, avec traduction en français, est mené
par Etienne Meyer, à la tête de l’ensemble vocal et instrumental Les Traversées
Baroques, fondé en 2008, dont la maîtrise et l’investissement font de cet
oratorio un événement artistique à ne pas rater.
Jean Lacroix