Le poignant Stabat mater de Pergolèse l’est
sans doute encore plus quand on en connaît les circonstances : il s’agit de la
dernière partition d’un jeune homme de vingt-six ans, qui va être emporté en
1736 par une tuberculose foudroyante. Couplé avec deux pages rares, un Salve
regina de Porpora et un Beatus vir de Leonardo Leo dans un nouveau CD Alpha
(449), il constitue un exemple parfait de cette école napolitaine du XVIIIe
siècle qui a engendré tant de chefs-d’œuvre. Il y a une vingtaine d’années,
Christophe Rousset avait enregistré pour Decca, avec Barbara Bonney et Andras
Scholl, une version du Stabat mater d’une belle expressivité, qui est une
référence majeure. Cette fois, Rousset dirige ses Talents Lyriques, dans un
contexte de profondeur encore plus sensible, avec la soprano française Sandrine
Piau, que l’on ne présente plus, tant sa présence coule de source, et le
contreténor américain Christopher Lowrey, dont la beauté du timbre est
reconnue. Tout est ici porté au sublime : l’imploration, le drame, la sobriété
face à l’inéluctable, l’intensité de la prière, la variété des climats qui
exposent autant la force de l’intimité que celle du partage de l’émotion. Les
deux solistes sont au diapason de cette évocation sacrée, la mise en place est
impeccable, les duos en état de grâce, le tempo mesuré à sa juste dimension ;
cela vaut des moments de lisibilité vocale et instrumentale absolue, les
partenaires étant tous à l’écoute attentive et équilibrée les uns des autres.
Vers le CD |
Même impression dans un Salve regina de Nicola
Porpora qui peut être daté des années 1730, période où celui qui fut le
professeur du futur Farinelli était maître de chapelle à Venise. Dans cette
page destinée à une soprano, Sandrine Piau déploie tout son art du chant
baroque, dans des alternances de contrepoint, d’airs à tendance opératique ou
de style dansant ou intimiste, le tout bien significatif de ce maître dont on
découvre de plus en plus de merveilles. Le programme est complété avec bonheur
par le Beatus vir de Leonardo Leo, dévolu au contreténor. La notice explique
qu’il n’existe qu’un seul manuscrit autographe de cette partition non datée
inspirée par le psaume 111, d’une durée d’un peu plus de douze minutes. Leo,
qui mourut en 1744, âgé de cinquante ans, exerça la plupart du temps à Naples
et eut notamment Jommelli pour élève. Sa production est abondante : nombreux
opéras, sérénades, cantates, drames sacrés, oratorios… Ce Beatus vir est
destiné à une voix d’alto et salue les qualités de l’homme qui honore Dieu.
Christopher Lowrey fait ici une démonstration d’intensité fluide, confirmant le
grain souple d’une voix capable d’envolées comme de la plus dense musicalité.
Rousset et les Talents Lyriques distillent les accents amples qui conviennent à
Pergolèse, comme à Leo et à Porpora. Enregistré en juillet 2018 dans l’église
Notre-Dame de l’Assomption d’Auvers-sur-Oise, immortalisée par Vincent Van
Gogh, ce CD représentatif de l’art sacré de l’école de musique napolitaine,
dont l’existence spécifique a fait l’objet de discussions historiques bien
explicitées en fin de notice, est à thésauriser.
Le célèbre film Tous les matins du monde,
tourné par Alain Corneau en 1991 (trente ans déjà !), a permis la découverte ou
l’approfondissement d’un musicien à l’immense talent. Né et mort à Paris
(1656-1728), Marin Marais a étudié la basse de viole avec Monsieur de Sainte
Colombe et la composition avec Lully. Il fit partie de l’orchestre royal. Ce
virtuose de la viole de gambe a servi son instrument de façon spectaculaire en
créant de nouvelles techniques de jeu et en améliorant sa sonorité. Il a laissé
une œuvre abondante, aussi bien dans le domaine de l’opéra, de la musique de
chambre que de son instrument fétiche. Le label Alpha, dont on saluera la soif
perpétuelle de défricher les territoires multiples de la musique baroque,
propose un nouveau CD intitulé Le secret de Monsieur Marais (ALPHA453) qui
alterne des pièces pour viole de gambe issues de plusieurs recueils et de la
musique instrumentale, selon un schéma d’enregistrement fascinant qui ne permet
à aucun moment à l’auditeur de relâcher son attention. Le meneur de jeu de
l’aventure est Vittorio Ghielmi, lui-même gambiste. Dans l’intéressante notice
jointe, ce virtuose met en cause la manière dont les interprètes de la
génération des années 1970 ont abordé les partitions de l’époque baroque, la
considérant comme inadéquate. On lira, avant découverte du contenu musical, les
arguments qu’il apporte à sa thèses, basée sur des documents découverts et
déchiffrés dans le cadre d’un travail de recherche au Mozarteum de Salzbourg,
où Ghielmi est directeur de l’Institut de musique ancienne. Il y est question
d’annotations imprimées et manuscrites qui permettent de saisir le « système »
créé par Marin Marais et ses élèves autour d’ « un vocabulaire technique et
musical d’une variété et d’une complexité sans précédent ». Ceci concerne
notamment le travail de l’archet, la description des expressions et
l’esthétique du geste : « Chaque note devient une syllabe avec ses consonnes et
ses voyelles avec son épaisseur sonore qui en définit le caractère, l’affect.
».
Sur la vingtaine de pièces que comporte cet
enregistrement, une dizaine, dont deux premières mondiales, sont réservées à la
viole de gambe, que Ghielmi joue avec un grand souci du détail et de
l’expressivité, accompagné par Luca Pianca à l’archiluth et au théorbe. La
communion entre eux est totale, et sert ces pages sensibles ou animées avec un
parfait goût esthétique. Les pièces instrumentales sont jouées par l’ensemble Il
Suonar Parlante Orchestra, groupe d’une douzaine de partenaires, fondé en 2007
par Ghielmi avec la soprano argentine Graciela Gibelli. Ces instrumentistes
s’attardent sur une série de pièces, qui suivent la même approche que les deux
solistes, à savoir la recherche du rythme interne et spécifique de chaque page,
révélant, selon l’expression même de Ghielmi , un « swing très différent »,
notamment dans une Polonaise, mais aussi dans une savoureuse et bondissante
Petite Suite des matelots, une Gigue ou une délicieuse Simphonie du sommeil
aussi brève qu’évanescente, ou une Tempeste débridée qui ouvre un programme
magnifique, attirant une fois de plus l’attention sur ce créateur exceptionnel
qu’était Marin Marais. La qualité sonore de l’enregistrement, réalisé en
Autriche en mars et mai 2019, au Schloss Zell an der Pram, participe au bonheur
éprouvé.
Jean Lacroix