mardi 12 mai 2020

Un article de Jean Lacroix: Mikalojus Ciurlionis et Peteris Vasks, deux compositeurs baltes à l’honneur

       



Vers le CD
La Lituanie peut s’enorgueillir de compter parmi ses gloires nationales Mikalojus Konstantinas Ciurlionis (1875-1911), qui s’est révélé un artiste de premier plan dans le domaine de la musique, mais aussi de la peinture. Né dans le sud du pays, Ciurlionis étudie la composition au Conservatoire de Varsovie, puis à Leipzig avec Carl Reinecke, célèbre pédagogue qui eut le soutien de Mendelssohn, connut Schumann et compta parmi ses élèves Grieg, Albeniz, Stanford, Max Bruch ou Janacek. Mais la peinture attire aussi le jeune artiste : Ciurlionis s’inscrit à l’Ecole des Beaux-Arts de Varsovie en 1904 et s’y consacre de plus en plus. De retour à Vilnius en 1907, il œuvre dans les deux domaines : il dirige un chœur, compose (orgue, piano, orchestre en nombre limité, musique de chambre et pièces pour la voix) et s’impose peu à peu comme un défenseur de l’identité nationale. Mais isolé, accablé par les difficultés matérielles et de santé fragile, il décède en Pologne en 1911, des suites d’une pneumonie. Il n’a qu’un peu plus de trente-cinq ans. Dans le domaine pictural, il laisse environ 300 tableaux, souvent d’inspiration musicale, dans la mouvance symboliste et de l’Art Nouveau ; il est considéré de nos jours comme l’un des précurseurs de la modernité. Enfin reconnu dans son pays natal, le Musée National de Kaunas porte aujourd’hui son nom et détient un grand nombre de ses toiles, en partage avec le Musée de Vilnius. Le Musée d’Orsay lui a consacré une exposition au début de notre siècle.


Il existe un certain nombre d’enregistrements de ses compositions musicales, dont Messiaen avait un jour vanté les qualités, notamment chez Naxos et chez Ondine. Ce dernier label (ODE 1344-2) rend justice à ses partitions orchestrales et en propose trois d’entre elles, dont les fastueux poèmes symphoniques Dans la Forêt (1900-1901) et La Mer (1903-1907), que l’on peut considérer comme des œuvres picturales mises en musique, tant leur côté descriptif est en adéquation avec le sujet traité. Elles sont présentées ici dans leur version originale. A l’audition, on découvre une vaste ampleur instrumentale et une orchestration raffinée, à dominante romantique, qui présente des analogies avec Richard Strauss, dans un climat souvent poétique et bucolique très séduisant. L’expressivité est de rigueur. Le poème symphonique La Mer est quasi contemporain de la partition de Debussy, qui date de 1905. Mais chez Ciurlionis, cette vaste page de plus de trente minutes, très évocatrice, fait appel à un orgue, à la manière d’Also sprach Zarathustra de Richard Strauss, créé en 1896, et que le compositeur lituanien put entendre à Varsovie sous la direction de Strauss lui-même. On pense parfois aussi à Sibelius pour les grandes envolées qui font passer l’auditeur des éléments déchaînés à la poésie des vagues apaisées. En complément, la subtile ouverture Kestutis de 1902, ici en première mondiale discographique, a fait l’objet d’une révision orchestrale et a été jouée pour la première fois en l’an 2000. Un CD à découvrir afin de mieux appréhender l’apport d’un artiste au double talent, d’autant plus que l’Orchestre Symphonique National de Lituanie est conduit de main de maître par son directeur musical en fonction, Modestas Pitrenas.
Vers le CD

De la Lituanie, on passe à la Lettonie avec le compositeur Peteris Vasks, né en 1946, qui a étudié la contrebasse et a été musicien d’orchestre, tout en se lançant dans l’écriture de partitions. Après une phase que l’on peut qualifier de tendance avant-gardiste, Vasks est revenu à la tonalité, en mettant l’accent sur les aspects de transparence, mais en utilisant de forts contrastes qui correspondent à sa conception d’un monde à la fois violent mais aussi capable de spiritualité. Dans son œuvre, les oiseaux et la nature sont des références de premier ordre. La qualité essentielle de cette musique inspirée est sa capacité d’envoûtement, comme un récent Concerto pour alto et orchestre à cordes de 2014-2015 vient encore de le démontrer (BIS-2443). Cette partition fascinante est dédiée à l’altiste ukraino-britannique Maxim Rysanov, qui en est l’interprète en soliste et à la tête de la Sinfonietta Riga, en couplage avec la Symphonie pour cordes « Voix » qui a été créée en 1991. Le début de l’écriture de cette œuvre emblématique correspond au moment où les citoyens des pays baltes se révoltaient contre les chars soviétiques. Ici, la texture des cordes, proche de l’univers d’Arvo Pärt, évoque tour à tour, au fil des trois mouvements, le silence, la vie et la conscience, à travers des évocations nerveuses ou lumineuses de la nature, au cœur de mélodies graves ou jaillissantes, qui prennent souvent l’auditeur à la gorge, tant la charge émotionnelle est intense, voire insupportable. Dans le Concerto pour alto, la passion est sans cesse présente à travers les accents mélancoliques de l’instrument qui exprime avec ardeur, chant exalté ou exubérance, cet accès à la lumière que préconise le compositeur. Ces deux partitions, et plus encore les « Voix », sont très éprouvantes sur le plan sensible ; elles s’adressent au plus profond de l’intimité de l’auditeur, dans un espace-temps en suspension.  L’interprétation est superlative.

ll est possible d’aller plus loin dans la découverte de ce compositeur de premier plan avec un autre CD BIS-2352, qui comprend notamment le Concerto pour violon et cordes « Lumière au loin » de 1996-97, dédié à Gidon Kremer, joué par Vadim Gluzman avec l’Orchestre Symphonique de la Radio finlandaise dirigé par Hannu Lintu. C’est une expérience quasi métaphysique à affronter, qui apporte la preuve que la musique est là pour nous atteindre au plus profond de nous-mêmes. Les compositeurs des pays baltes sont eux aussi des porteurs de messages transcendants !

      Jean Lacroix