Le Journal des gestes de Carl Norac que publient les éditions Maelström, nous incite à revenir davantage à la poésie comme instrument d'apprivoisement du désarroi et des combats solitaires. On y trouve de ces formulations éclatantes qui éclairent le chemin où nous nous pensions seul, perdu, éperdu. On y trouve des failles, des questionnements, des éclaircies aussi que nous pouvons partager avec la page qui, comme ici, nous hypnotise par sa musique, son inspiration, sa grâce et sa force.
Nous avons interviewé Carl Norac peu après la parution de cet article. Cet entretien est visible sur Viméo.
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La poésie nous enlace alors d'une consolation, dont les méandres nous hypnotisent, comme celui-ci extrait de Promener un feu, un poème "pour l'anniversaire de Louis Scutenaire"
Mais tant de gens autour de nous
S'éteignent pour un rien aujourd'hui, alors...
Ce texte ouvre le dernier Bookleg en date, paru en début de confinement, dont le format nous est familier. Nous y avons lu tant d'autres "livres de l'instant-livrets de performance" (comme se présente la collection), que nous emportons avec nous, sûr d'y puiser des gestes, des "décoctions" ( à la Chavée) des "copeaux" (à la Hugo).
C'est à ceci, "copeaux" et "décoctions", mais aussi, surtout "geste" que Carl Norac assimile la poésie :"d'abord un geste".
La couverture, comme l'ouvrage, est bilingue. Nora est cette année le poète national de la Belgique bilingue. Mais, la poésie s'écrit-elle dans une langue connue? N'invente-t-elle pas à chaque "geste" sa propre langue, comme une abstraction à laquelle il nous est demandé d'inventer un sens. Comme pour ce tableau, abstrait et gestuel, qui orne la couverture et qui est de Hugo Claus. C'est "au peintre Hugo Claus" qu'il choisit de dédier un poème, Peindre sans ombre, qui s'achève sur ces mots qui semblent une injonction de Cendrars:
La seule trace de l'humain si elle existe, vous le savez,
sera toujours de se jeter dans la beauté.
Un portrait aussi, celui de Billie Holiday, nous touche et nous enchante. Le poète nous invite à l'écouter sur l'air de Let's call the whole thing off que nous allons rechercher sur Youtube, pour lire le texte comme il a été écrit, sans doute, dans le rythme et la voix de Billie Holiday (à laquelle florence Noiville et sa fille Mathilde Hirsch ont consacré une bouleversante biographie il y a quelques mois ) C'est ici moins un portrait de Eunice Waymon (son vrai nom), que l'évocation d'être
entré/ comme par effraction dans (ta) voix/ et l'occasion de dire à l'artiste
mais il y avait cette seconde fatale/
qui traînait derrière chacun de tes refrains/.../
Tu repensais à l'amour cet opiacé de l'éphémère/
L'édition bilingue permet la lecture jusxtaposée et de lire, - faites le à voix haute ou murmurée- , la musique qu'y ajoute Katelijne De Vuyst:
maar er was steeds die fatale tel/
slepend aan het eind van elk refrain/
Le titre de ce long poème est, comme il se doit, poésie: Envoyer tout valser et s'achève comme dans un dernier tremblement d'une note:
ton visage dans la pluie /
devient ce mot que tu cherchais partout.
Il n'est pas lieu ici d'évoquer chacun des poèmes: on devrait alors alterner des commentaires vains sur l'alternance de poésie en vers, et de courtes saynètes en prose, comme "Voyager sans but" (je me surprends à marcher sur l'air) , un texte dédié au poète suédois Harry Martinson, l'auteur du vertigineux poème de science fiction Aniara.
Carl Norac, originaire de Mons s'est installé dans la mouvance des vagues, à Oostende. Il se dit dans Oublier les murs le passant, l'échoué, l'"aangespoelde" . Il évoque ici les
"gens qui aiment les murs", (...) ces adolescents en équilibre sur les mâts très hauts de ces bateaux. ils regardent à distance leur pays contrarié,(...) sans penser qu'il faille fermer, même au lointain, le moindre pli de ce paysage.
On se dit, en refermant le livre, qu'il est encore bien des "gestes" à découvrir dans la bibliographie de Carl Norac, des images du Hainaut et du grand Nord à y aller puiser, des contes pour enfants mais aussi des fenêtres à ouvrir vers d'autres poètes comme il nous y invite par les dédicaces: Paul Snoek, Paul Nougé, le chorégraphe Josef Nadj, la photographe Anne-Sophie Costenoble...
Le mystère de l'écriture reste entier et nous laisse rêveur:
Si c'est un poème, j'attends une femme. Si c'est une prose, j'y attends la pluie.
Jean Jauniaux