lundi 27 avril 2020

Musique orchestrale française de haute volée : Franck et Magnard



On ne reviendra pas ici sur la querelle stérile qui consisterait à se poser la question de savoir si César Franck, né à Liège en 1822 et décédé en 1890 à Paris, où il vécut dès avant ses vingt ans et où il devint titulaire de l’orgue de l’église Sainte-Clotilde, était Belge ou Français. Abrégeons : naturalisé en 1870, il faut considérer César Franck comme un Français d’origine belge, et se réjouir qu’une personnalité musicale aussi remarquable ait vu le jour sur les bords de la Meuse. Un nouveau CD Alpha (561) permet de se souvenir que son corpus orchestral est de haut niveau, ainsi qu’en atteste sa Symphonie en ré mineur, redoutable cheval de bataille pour maints orchestres, car il faut en souligner l’élan impétueux qui la traverse tout entière. Cette œuvre de haute maturité, terminée en 1888, s’inscrit dans le vaste mouvement de renouveau orchestral qui s’installe en France dans la deuxième partie de cette décennie, avec la Symphonie n° 3 avec orgue de Saint-Saëns en 1885, puis celle de Lalo en 1886. Bientôt, ce sera le tour de Chausson, Magnard et Dukas.
La nouvelle publication permet de se poser la question d’une filiation lointaine de César Franck avec le chef qui dirige ici le Philharmonique de Radio France, Mikko Franck. Ce n’est pas le cas : ce dernier est Finlandais, et il est très bien connu chez nous pour avoir été à la tête de notre Orchestre National de 2002 à 2007, poste auquel il a été nommé à l’âge de 23 ans ! Il est directeur musical à Radio France depuis septembre 2015. Sa version de la Symphonie de Franck est engagée et volontaire. Le premier mouvement est pris dans un tempo ample qui respire tout en avançant avec majesté vers une coda imposante. L’Allegretto central, au cours duquel, dans un premier épisode Andante, un cor anglais nostalgique voisine avec la harpe et les pizzicati des cordes, avant un Scherzo poétique, est annonciateur d’un Finale grandiose, d’une éloquence qui se doit d’être magistrale avec sa conclusion triomphante. La concurrence discographique est redoutable (de l’intemporel Furtwängler à un foudroyant Charles Munch ou un brillant Bernstein), et il faut admettre que Franck par Franck nous laisse un peu sur notre faim, car au fil du temps, la fougue, qui devrait s’accentuer à mesure que la partition avance, demeure trop sage et nous prive, à force de recherche d’équilibre, de l’irrésistible souffle qui couronne l’œuvre. Pour cela, le retour s’impose vers la fameuse version de Monteux à Chicago, électrisante, avec une conclusion qui demeure longtemps dans la mémoire, ou à celle de Kondrashin, mystérieux et étincelant, dans un concert de 1980 avec les Bayerischen Rundfunks.

Mais ce CD propose une autre partition symphonique, peu courante, le poème symphonique Ce qu’on entend sur la montagne, composé en 1847 et révisé en 1853, inspiré d’un poème des Feuilles d’automne de Victor Hugo de 1831, que Liszt a aussi illustré musicalement en 1857 d’un geste large et grandiloquent. Chez César Franck, l’accent est plutôt mis sur le côté poétique et expressif, avec des réminiscences d’atmosphères schubertiennes, comme le suggère avec raison la notice, et des sonorités que les altos ou la clarinette mettent en évidence pour répondre à l’aspect méditatif des vers de Hugo qui s’achèvent sur une réflexion sur la destinée humaine. Mikko Franck et le Philharmonique de Radio France sont plus à l’aise dans cette œuvre, dont ils soulignent avec gravité la hauteur de vues. Notre préférence va cependant à l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, qui en 2013, sous la direction de Christian Arming (avec une Symphonie fiévreuse), en avait donné une vision intense et plus creusée.


Le destin tragique d’Albéric Magnard (1865-1914) relève de l’héroïsme : il mourut en défendant contre les troupes allemandes son manoir de Baron-sur-Oise, qui fut incendié. Si son œuvre est peu abondante, elle est cependant riche de trois opéras, dont Guercoeur, de mélodies, de quelques partitions de musique de chambre, de magnifiques symphonies et de pages orchestrales. Un CD Naxos (8.574084) en restitue cinq, qui forment un beau panorama de la création d’un compositeur exigeant, qui souffrit de problèmes de surdité. Le chef d’orchestre Fabrice Bollon, qui a étudié avec Michael Gielen - auquel fut aussi confié notre Orchestre national de 1969 à 1973 - et Nikolaus Harnoncourt, a déjà signé, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Fribourg, et pour le même label (Naxos 8.574082/83), deux superbes CD des quatre symphonies de Magnard, salués par la critique.  Il comprend et intègre cet univers tourmenté, charpenté et plein de vitalité, à l’orchestration puissante et lyrique.

Il le prouve à nouveau dans ce programme qui propose trois pages d’avant 1900 : une Suite d’orchestre dans le style ancien, écrite en 1888 mais révisée quatre ans plus tard, où se succèdent cinq brefs mouvements de danse, l’émouvant Chant funèbre de 1895, dédié à la mémoire de son père, qui était directeur du Figaro et avec lequel les relations furent difficiles en raison du suicide de la mère de Magnard lorsque ce dernier avait quatre ans et l’Ouverture de la même année 1895, qui oscille entre la joie et le rêve. Mais l’essentiel du CD est dévolu à deux partitions qui rappellent que la justice et l’amour étaient les préoccupations premières du compositeur. L’Hymne à Vénus de 1904 est un hommage lumineux et poétique aux quatre femmes de sa vie : sa mère trop tôt disparue, son épouse, à laquelle la partition est dédiée, et ses deux filles. Quant à l’Hymne à la Justice de 1902, il rappelle que Magnard fut un ardent défenseur de Dreyfus et qu’il avait soutenu Emile Zola dans son combat contre l’inique sentence qui avait frappé l’officier. Achevée six mois avant le décès de l’auteur des Rougon-Macquart, cette page solennelle et à portée universelle salue la victoire de l’intégrité contre l’oppression. Un superbe CD, servi avec brio par une phalange et un chef, engagés et investis.

Jean Lacroix