On sait de Jacques De Decker, décédé le 12 avril dernier, qu'il était multiple: écrivain, académicien, journaliste, critique, dramaturge...
Pendant plusieurs années, il enregistra ce qu'il appelait ses "Marges et contre marges" . Elles se déclinaient en trois versions: le texte publié, le texte lu par l’auteur, et la "contre-marge", un commentaire improvisé par Jacques De Decker au micro d’Espace-livres..
Nous publierons d'autres marges dans les jours qui suivent. Une manière de ne pas oublier la voix d'une des figures de proue de la littérature et de la culture en Belgique, en Europe et dans l'ensemble de la francophonie.
Voici une des ces chroniques à lire et à écouter, dédiée à la fois à Roland Beyen et à Michel de Ghelderode. Elle date de décembre 2012.
Voici une des ces chroniques à lire et à écouter, dédiée à la fois à Roland Beyen et à Michel de Ghelderode. Elle date de décembre 2012.
Jean Jauniaux, le 14 avril 2020
Exhumation d’un continent littéraire
Chroniques par Jacques De Decker
"La Marge et la Contre-marge"
C’est probablement la plus vaste entreprise
éditoriale jamais tentée dans la littérature belge. Qu’on en juge : onze
volumes d’en moyenne sept cents pages, douze si on y ajoute l’index, publiés en
plus de vingt ans, mais ayant nécessité de la part d’un chercheur acharné plus
d’un demi-siècle de travail, d’efforts, d’investissement psychique, physique et
financier. D’un point de vue strictement matériel, c’est déjà phénoménal. Du
point de vue intellectuel, c’est l’exhumation spectaculaire de toute une part
d’une œuvre, du continent englouti d’un monde, et de beaucoup plus qu’un
complément d’une activité créatrice qui résiderait principalement ailleurs.
Ghelderode, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est d’abord connu comme
dramaturge, bien sûr. On apprécie de plus en plus le conteur aussi,
principalement pour ses « Sortilèges » que l’on trouve dans la belle collection
« L’Imaginaire » chez Gallimard, où ce recueil occupe très légitiment sa place
auprès des plus grands.
Mais l’on n’ignorera plus désormais que Michel
de Ghelderode est un fabuleux épistolier, un artiste de la correspondance comme
on l’était dans les temps anciens, temps anciens qu’il prolongea jusque dans la
seconde moitié du siècle dernier, c’est-à-dire bien après l’invention du
téléphone qui allait réduire considérablement la rédaction manuelle des
messages, et après l’introduction de la machine à écrire, à laquelle Ghelderode
répugnait à avoir recours. Il préférait tenir la plume, et coucher sur le
papier les arabesques que sa main émaciée y dessinait.
Ghelderode était un égaré historique. Il était
à la fois de son époque et par ailleurs aussi contemporain des temps
christiques que de l’occupation espagnole, un des multiples espaces-temps
révolus où il se mouvait avec la plus désarmante aisance. Son « Barrabas »,
l’une de ses pièces les plus célèbres, est, comme une toile de Brueghel, la
transposition dans le Brabant des quinzième et seizième siècle de l’épisode
narré dans les Evangiles. Ghelderode entreprit de la sorte d’innombrables
voyages dans le passé qui pour lui ne passait jamais. Et il se comportait en
scribe comme on en voit dans les tableaux de Quentin Metsijs, assis à son
établi, et adressant ainsi des missives à des amis proches ou lointains,
traitant avec le même naturel un vieil ami de guindaille du temps de sa
jeunesse et un savant professeur de quelque université américaine.
C’est à un savant professeur que l’on doit ce
monument littéraire sans pareil. Une pure créature du monde intellectuel.
belge, fils de pêcheur westendais, formé à l’université de Leuven, l’une des
plus vieilles d’Europe, élu au sein de l’Académie royale de Langue et de
Littérature françaises de Belgique il y a presque vingt ans, qui a mis tout son
savoir et toute sa passion dans la récolte de milliers de lettres, et dans leur
patient examen critique et scientifique, au point que ces volumes sont, en fait
de texte, de son cru au moins autant que de Michel de Ghelderode lui-même.
Il y a quelque chose de dérisoire à commenter
en quelques mots une œuvre colossale qui en compte des centaines de milliers,
soit frappés au sceau de l’invention, voire du délire dans le chef de Ghelderode,
soit à celui de la rigueur interprétative chez Roland Beyen, véritable auteur
de la performance. Nourrie d’une générosité inouïe à l’égard de l’écrivain
auquel Beyen accorde une nouvelle vie, mais dirigée aussi vers ses disciples
chercheurs à qui il offre une matière d’étude inestimable, cette «
Correspondance » est un jalon monumental au fil de cet improbable phénomène
qu’est la littérature française de Belgique.
Jacques De Decker, le 11 décembre 2012