lundi 6 avril 2020

"Lebenstürme", Schubert à quatre mains



Le Duo Pleyel (Alexandra Nepomnyashchaya et Richard Eggar) ne pouvait jouer Schubert à quatre mains que sur un piano… Pleyel, qui date de 1848, donnant à ces splendides partitions un parfum d’époque non négligeable. Et pour tout dire, ce parfum est des plus subtils, et souvent enivrant. A côté des sonates et de fabuleuses partitions, telles les Impromptus, que Schubert nous a léguées, sa musique à quatre mains passe parfois au second plan, alors qu’elle est riche de plus d’une trentaine d’œuvres, que l’on peut répartir en deux périodes créatives : fin 1817 à fin 1819, et juin 1824 à juin 1828. Le présent programme donne des échantillons de chaque série. Le Rondo D 608 de janvier 1818 a un caractère joyeux et léger, tandis que le D 951, composé dix ans plus tard, en juin 1828 (ce sera sa dernière page à quatre mains), se déroule dans un climat serein et paisible, qui évoque, comme un curieux effet du destin, les dernières pièces de Mozart. Lorsqu’ils écrivent ces morceaux, ces deux immenses compositeurs ne sont pas loin de leur disparition ; la spontanéité que l’on entend des deux côtés ressemble à un chant d’adieu plein de mélancolie.
Pour Schubert, les œuvres à quatre mains sont aussi celles de la fraternité et du partage émotionnel. La Fantaisie en fa mineur D 940 est significative à cet égard. La beauté formelle et mélodique est ici d’une absolue perfection, dans une ambiance de confidence. Elle est dédiée à la princesse Caroline Esterhazy, élève et amie très proche et sans doute bien plus que cela. Dans sa biographie consacrée à Schubert (Paris, Fayard, 1977, p. 439), Brigitte Massin évoque un souvenir de son ami Franz Lachner (1803-1890), compositeur et chef d’orchestre : « Schubert venait souvent dans mon logement qui se trouvait être à l’époque dans un pavillon du jardin derrière la maison des Invalides. Là nous jouâmes pour la première fois sa magnifique Fantaisie en fa mineur pour quatre mains et beaucoup d’autres œuvres provenant de cette période. » C’était le 9 mai 1828, Schubert n’avait plus que six mois à vivre. Cette sublime partition d’une vingtaine de minutes englobe des éléments de fatalité, et la mélodie nostalgique si connue du début de l’œuvre réapparaît en dernière partie, dans un grand Scherzo développé, de façon touchante, au point de nous broyer le cœur.

La Sonate D 617, publiée en 1824, mais écrite six ans auparavant, est une partition d’un lyrisme chaleureux, dont l’atmosphère se révèle sereine, mais avec une volubilité et une finesse si légère qu’elle rappelle, par son esprit, d’autres pages, comme le Quintette « la Truite », et même la démarche de certains lieder, car l’échange entre les deux partenaires pianistiques prend souvent des allures de chant. Le duo Pleyel complète ce panorama par l’Allegro en la mineur D 947 « Lebenstürme », de mai 1828, qui donne son titre à ce CD Linn (CKD 593). C’est Diabelli qui a attribué à la partition l’intitulé « Orages de la vie », lors de sa publication posthume en 1840. Ce grand mouvement de forme-sonate est proche de la dimension symphonique par son ampleur et par l’impulsion rythmique que Schubert lui confère, ce qui fait pencher maints commentateurs pour l’hypothèse d’un travail préparatoire à une future symphonie que Schubert aurait peut-être composée si le destin lui en avait laissé le temps. Ici, beaucoup de véhémence, sinon de la violence, des élans grandioses, de l’audace sonore, des couleurs chatoyantes et une splendeur harmonique qui confine au drame.

Ce superbe programme est servi de mains de maîtres par les deux partenaires. Née à Moscou en 1986, Alexandra Nepomnyashchaya a étudié dans sa ville natale, mais aussi à Amsterdam et à Munich. Elle s’est distinguée dans plusieurs compétitions internationales. Elle travaille depuis plusieurs années avec l’Anglais Richard Eggar, né en 1963, qui est aussi chef d’orchestre ; dans ce dernier domaine, ses versions de partitions de Bach ou de Haendel ont été applaudies par la critique. Ce duo soudé, homogène et complice, s’est déjà produit dans des pages de Hummel ou Dussek, mais aussi de Fauré, Debussy ou Ravel. Dans le présent CD Linn, enregistré avec un bel espace sonore aux Pays-Bas en février 2019, en la Chapelle ‘t Rijsselt, à Eefde, localité située entre Zutphen et Deventer, il propose un paysage schubertien parcouru avec beaucoup de justesse, soulignant idéalement les nuances et les contrastes comme les diverses atmosphères variées qui donnent à ces partitions leur part de génie.

Jean Lacroix