Le Duo Pleyel (Alexandra Nepomnyashchaya et
Richard Eggar) ne pouvait jouer Schubert à quatre mains que sur un piano…
Pleyel, qui date de 1848, donnant à ces splendides partitions un parfum
d’époque non négligeable. Et pour tout dire, ce parfum est des plus subtils, et
souvent enivrant. A côté des sonates et de fabuleuses partitions, telles les Impromptus,
que Schubert nous a léguées, sa musique à quatre mains passe parfois au second
plan, alors qu’elle est riche de plus d’une trentaine d’œuvres, que l’on peut répartir
en deux périodes créatives : fin 1817 à fin 1819, et juin 1824 à juin
1828. Le présent programme donne des échantillons de chaque série. Le Rondo
D 608 de janvier 1818 a un caractère joyeux et léger, tandis que le D 951,
composé dix ans plus tard, en juin 1828 (ce sera sa dernière page à quatre mains),
se déroule dans un climat serein et paisible, qui évoque, comme un curieux
effet du destin, les dernières pièces de Mozart. Lorsqu’ils écrivent ces
morceaux, ces deux immenses compositeurs ne sont pas loin de leur disparition ;
la spontanéité que l’on entend des deux côtés ressemble à un chant d’adieu plein
de mélancolie.
Pour Schubert, les œuvres à quatre mains sont
aussi celles de la fraternité et du partage émotionnel. La Fantaisie en fa
mineur D 940 est significative à cet égard. La beauté formelle et mélodique
est ici d’une absolue perfection, dans une ambiance de confidence. Elle est
dédiée à la princesse Caroline Esterhazy, élève et amie très proche et sans
doute bien plus que cela. Dans sa biographie consacrée à Schubert (Paris,
Fayard, 1977, p. 439), Brigitte Massin évoque un souvenir de son ami Franz
Lachner (1803-1890), compositeur et chef d’orchestre : « Schubert
venait souvent dans mon logement qui se trouvait être à l’époque dans un
pavillon du jardin derrière la maison des Invalides. Là nous jouâmes pour la
première fois sa magnifique Fantaisie en fa mineur pour quatre mains et
beaucoup d’autres œuvres provenant de cette période. » C’était le 9
mai 1828, Schubert n’avait plus que six mois à vivre. Cette sublime partition
d’une vingtaine de minutes englobe des éléments de fatalité, et la mélodie
nostalgique si connue du début de l’œuvre réapparaît en dernière partie, dans
un grand Scherzo développé, de façon touchante, au point de nous broyer
le cœur.
La Sonate D 617, publiée en 1824, mais
écrite six ans auparavant, est une partition d’un lyrisme chaleureux, dont
l’atmosphère se révèle sereine, mais avec une volubilité et une finesse si
légère qu’elle rappelle, par son esprit, d’autres pages, comme le Quintette
« la Truite », et même la démarche de certains lieder, car
l’échange entre les deux partenaires pianistiques prend souvent des allures de
chant. Le duo Pleyel complète ce panorama par l’Allegro en la mineur D 947
« Lebenstürme », de mai 1828, qui donne son titre à ce CD Linn (CKD
593). C’est Diabelli qui a attribué à la partition l’intitulé « Orages de
la vie », lors de sa publication posthume en 1840. Ce grand mouvement de
forme-sonate est proche de la dimension symphonique par son ampleur et par
l’impulsion rythmique que Schubert lui confère, ce qui fait pencher maints
commentateurs pour l’hypothèse d’un travail préparatoire à une future symphonie
que Schubert aurait peut-être composée si le destin lui en avait laissé le
temps. Ici, beaucoup de véhémence, sinon de la violence, des élans grandioses,
de l’audace sonore, des couleurs chatoyantes et une splendeur harmonique qui
confine au drame.
Ce superbe programme est servi de mains de
maîtres par les deux partenaires. Née à Moscou en 1986, Alexandra Nepomnyashchaya
a étudié dans sa ville natale, mais aussi à Amsterdam et à Munich. Elle s’est
distinguée dans plusieurs compétitions internationales. Elle travaille depuis
plusieurs années avec l’Anglais Richard Eggar, né en 1963, qui est aussi chef
d’orchestre ; dans ce dernier domaine, ses versions de partitions de Bach
ou de Haendel ont été applaudies par la critique. Ce duo soudé, homogène et
complice, s’est déjà produit dans des pages de Hummel ou Dussek, mais aussi de Fauré,
Debussy ou Ravel. Dans le présent CD Linn, enregistré avec un bel espace sonore
aux Pays-Bas en février 2019, en la Chapelle ‘t Rijsselt, à Eefde, localité
située entre Zutphen et Deventer, il propose un paysage schubertien parcouru avec
beaucoup de justesse, soulignant idéalement les nuances et les contrastes comme
les diverses atmosphères variées qui donnent à ces partitions leur part de
génie.
Jean
Lacroix