A la mémoire de Jacques De Decker
Vers le CD |
C’est d’autant plus interpellant qu’avant cette
œuvre à l’Adagio plus que tourmenté, la soprano interprète
elle-même et en solo, en guise d’introduction à ce qui apparaît comme un
travail sur le deuil, la courte pièce de Nono - cinq minutes - intitulée Djamila Boupacha qui évoque cette jeune femme, membre du Front de Libération National
algérien, arrêtée en 1960 sous l’accusation de tentative d’attentat. Torturée
et violée, elle avoua avant d’être condamnée à mort l’année suivante, après un
procès au cours duquel elle révéla les faits abominables qu’elle avait dû subir.
Son avocate, Gisèle Halimi, soutenue par Simone de Beauvoir, fit de ce procès
un symbole contre les exactions de l’armée. Djamila Boupacha sera amnistiée en
1962, au moment des accords d’Evian. Nono composa la même année un air pour
soprano solo, inspiré par un poème de Jesus Lopez Pacheco, un cri déchirant et
dévastateur, que la cantatrice traduit avec une intensité qui glace l’auditeur.
La symphonie de Haydn vient juste après, comme un chagrin arraché, avec le
Ludwig Orchestra que Barbara Hannigan dirige, formation qui aura bientôt dix
ans d’existence et qui a conduit des projets hors normes en travaillant avec
des spécialistes des neurosciences, afin de saisir les réactions du cerveau
dans les troubles du comportement physiques et mentaux.
L’investissement des
musiciens, comme celui de leur cheffe, dépasse ensuite le cadre de la musique
dans les Quatre chants pour franchir le
seuil de Gérard Grisey, disparu à 52 ans suite à une
rupture d’anévrisme. Ces quatre chants pour quinze instruments et soprano,
composés peu avant le décès de leur créateur, reproduisent, notamment dans le
dialogue entre la trompette et la voix, la présence de l’ange noir, au début et
à la fin de l’oeuvre. Ange noir, rôle que Barbara Hannigan a assigné au
clavecin dans La Passione
de Haydn, en précisant de manière énigmatique dans son texte de la notice
qu’elle lui a demandé « de trébucher et de
tâtonner dans le noir, sur une voie différente de celle des cordes, les ailes
repliées sous son linceul, le corps à moitié mort, et le cœur ignorant l’amour
qu’il a laissé derrière lui ». On pressent toute la
symbolique qui se profile derrière cette approche.
Lorsque la création
posthume de la partition de Grisey a eu lieu en 1999 à Londres, une note du
programme précisait : « Les textes choisis
appartiennent à quatre civilisations (chrétienne, égyptienne, grecque et
mésopotamienne) et ont en commun un discours
fragmentaire sur l’inéluctable de la mort. Le choix de la formation a été dicté
par l’exigence musicale d’opposer à la légèreté de la voix de soprano une masse
grave, lourde et cependant somptueuse et colorée. »
En voici un extrait
d’après Erinna, poétesse grecque du IVe siècle avant Jésus-Christ :
Dans le
monde d’en bas,
l’écho en
vain dérive.
Et se tait
chez les morts.
La voix
s’épand
dans
l’ombre.
L’audition est difficile,
parfois austère, souvent crue et nue ; elle est en tout cas bouleversante,
dérangeante, envoûtante. Et aussi pacificatrice. Barbara Hannigan et le Ludwig
Orchestra y sont tragiques et saisissants, mais aussi révélateurs d’un espace
intemporel qui nous dépasse et nous illumine dans le même temps. On est au cœur
de l’intangible, au-delà du supportable… L’expérience musicale, qui est
sensorielle et presque charnelle, rejoint le mystère de la mort ; elle
l’accompagne jusqu’au creux le plus écorché, mais aussi le plus salvateur, de
nos interrogations.
Les photographies
intérieures du livret, notamment celles de Barbara Hannigan totalement
investie, montrent le degré d’intensité qui a encadré l’enregistrement,
effectué en juin et juillet 2019, aux Pays-Bas, au Muziekcentrum van de Omroep
de Hilversum. En dernière page du livret, une discrète dédicace
(prémonitoire ?) « For Reinbert De Leeuw »,
qui nous a quittés le 14 février dernier, ajoute à l’aspect profondément
émotionnel de ce CD très particulier : ce chef d’orchestre, pianiste,
compositeur et pédagogue, mort à 81 ans, a collaboré avec Barbara Hannigan. Il
a été notamment son partenaire dans un récital grave et intime intitulé « Vienne fin de siècle »,
paru sous le même label.
Jean Lacroix