On sait de Jacques De Decker, décédé le 12 avril dernier, qu'il était multiple: écrivain, académicien, journaliste, critique, dramaturge...
Pendant plusieurs années, il enregistra ce qu'il appelait ses "Marges et contre marges" . Elles se déclinaient en trois versions: le texte publié, le texte lu par l’auteur, et la
"contre-marge", un commentaire improvisé par Jacques De Decker au
micro d’Espace-livres..
Voici une des ces chroniques à lire et à écouter, dédiée à Hubert Nyssen. Elle date de décembre 2012.
Nous publierons d'autres marges dans les jours qui suivent. Une manière de ne pas oublier la voix d'une des figures de proue de la littérature et de la culture en Belgique, en Europe et dans l'ensemble de la francophonie.
Jean Jauniaux, le 13 avril 2020
Pour écouter les enregistrements sonores, cliquer
PURGATOIRE ? CONNAIS PAS…
Il y a quelque chose d’émouvant à voir
paraître un livre d’un auteur qui ne fait plus, depuis peu, partie du règne des
vivants. Comme si le rêve littéraire par excellence s’exauçait, celui de
prolonger la présence de l’écrivain au-delà de sa mort physique. Cela se passe,
ces temps-ci, avec des livres de Henri Bauchau, qui aura manqué de si près
d’atteindre le siècle, qui fait l’objet de quantités d’hommages en ce début
d’année, hommages conçus pour saluer le doyen des lettres belges, et qui
deviennent, du fait de sa disparition, des célébrations du centenaire de sa
naissance. Il se passe quelque chose de comparable avec Hubert Nyssen, qui fut
l’éditeur de son ami Bauchau, qui lui permit de se déployer, l’aida à atteindre
la plénitude de son talent, puisque quelques-uns de ses maîtres-livres, «
Antigone » pour commencer, parurent à l’enseigne de Actes Sud, la maison qu’il
avait fondée.
Mais le Nyssen qui s’adresse à nous
aujourd’hui, c’est l’écrivain, celui qui fut par trop occulté par les services
qu’il rendit au talent des autres, et qu’il était pourtant avant tout. Et ce
salut de l’au-delà nous vient sous la forme d’un recueil de textes méconnus ou complètement
inédits, dans cette collection à laquelle il s’était particulièrement consacré
lorsqu’il avait transmis les rênes de son entreprise à sa fille, et qu’il avait
appelée « Un endroit ou aller ». De l’endroit où il s’en est allé, il nous
adresse ces « Dits et inédits » qui n’ont rien de fonds de tiroir, bien au
contraire, qui pourraient bien être quelques noyaux de son édifice littéraire,
dont on sait combien il est cohérent, se déployant, comme j’ai pu le dire
lorsque que j’ai eu l’honneur de l’accueillir à l’Académie Royale de Langue et
de Littérature Françaises de Belgique, en une fascinante arborescence. Le livre
est composé de deux volets. D’abord une « Imagerie délicieuse », autobiographie
précoce, écrite vers l’âge de vingt ans, qui sera une source inappréciable pour
les chercheurs qui déjà se penchent sur son œuvre, surtout depuis que ses
archives, à l’initiative de Pascal Durand, ont été réunies à l’université de
Liège. Ensuite une dizaine de nouvelles dont certaines peuvent figurer parmi ce
qu’il a écrit de plus admirable. Il s’y montre un maître du genre, que j’ai la
tentation de rapprocher de Henry James, à qui l’on doit quelques tours de force
inégalés en la matière.
L’une, « La force du bleu », qui s’amuse à
montrer comment un retard dans le métro parisien peut faire basculer un destin,
est une superbe démonstration de prescience psychologique tendre et ironique à
la fois. L’autre est si belle que je voudrais l’offrir en guise de cadeau de
Noël aux fidèles de la « Marge » et la « Contremarge ». Elle témoigne de la
passion du théâtre qui était peut-être ce qui nous rapprochait le plus, de la
fascination qu’à juste titre les comédiennes exerçaient sur lui, et de la
connaissance intime qu’il avait de l’alchimie littéraire. Nyssen a mis deux fois
des actrices au centre d’un roman, c’est le cas d’ « Eleonore à Dresde » et des
« Ruines de Rome ». Nancy Huston, écrivain bien sûr, mais aussi comédienne,
elle aussi éditée par Hubert Nyssen, a bien défini la place de la femme dans
son univers. « Il savait qu’il avait mille choses à apprendre tant du corps des
femmes que de leur esprit », écrivit-elle. Les quinze pages de ce « Miroir
invisible » en donnent une superbe illustration.
Bons vœux et bonne écoute.
Jacques De Decker, 19 décembre 2012