mardi 17 mars 2020

A la russe, féerie et divertissement…

    


Le label Melodiya recèle une infinie richesse d’archives dont un grand nombre mérite d’être mis à la disposition des mélomanes. Parmi ces trésors, figure un enregistrement exceptionnel d’un opéra féerique en un acte de Rimsky-Korsakov, Katscheï l’immortel, créé le 25 décembre 1902 à Moscou. Le sujet est tiré d’un conte populaire d’Alexandre Afanassiev (1826-1871), qui, à travers un autre récit, sera à l’origine du futur Oiseau de feu de Strawinsky. Dans l’opéra, il s’agit de la recherche par le Prince Ivan de sa fiancée, une princesse aux mains du magicien néfaste Katscheï, qui ne peut mourir que le jour où sa fille pleurera de douleur ou d’amour. L’action se passe sur une île déserte, où vit la fille du magicien, protégée par un glaive. Le Prince Ivan la découvre, elle tombe amoureuse de lui, mais il la repousse. La fiancée, prise de pitié par l’échec de sa rivale, lui témoigne sa compassion en l’embrassant : une larme coule, la malédiction est rompue. Rimsky-Korsakov a écrit sur ce thème une partition dynamique d’un peu plus d’une heure, au cours de laquelle les accents wagnériens sont perceptibles, de même qu’une atmosphère impressionniste. Comme toujours chez ce compositeur inspiré, champion de l’orchestration, le chant et la musique sont d’une qualité remarquable, d’une grande inventivité, avec des bois par trois et de fines lignes mélodiques qui n’empêchent pas un formidable épisode de tempête de neige, aux couleurs à la fois sombres et rythmées. Au début des années 1990, le label Le Chant du monde en proposa une version de l’Orchestre du Bolchoï placé sous la direction d’Andréi Tchistiakov, avec une distribution maison.

C’était une belle démonstration vocale et orchestrale, mais tout le monde savait que dès 1949, toute concurrence avait mise hors course par l’Orchestre symphonique de la Radio de Moscou, placé sous la direction du légendaire Samuel Samosud (1884-1964), créateur des opéras Le Nez et Lady Macbeth de Mzensk ainsi que de la Symphonie n° 7 « Leningrad » de Shostakovitch, ou d’Alexandre Nevski et Guerre et Paix de Prokofiev, avec des chanteurs tout aussi légendaires. Melodiya nous rend ce miracle musical, pour la première fois en CD, à l’occasion du 175e anniversaire de la naissance de Rimsky-Korsakov (MEL 10 02605). C’est un enregistrement studio dont la qualité technique étonne, même si, après septante ans, elle n’est logiquement pas aux normes actuelles. Le son mono est très présent, avec peu de saturation des voix, chœurs de la Radio russe compris, les parties orchestrales sont bien rendues, la palette de couleurs ne déçoit pas. Quant aux chanteurs, on est face à un plateau de rêve : le ténor Pavel Pontryagin en KatscheÏ, la mezzo Lyudmila Legostayeva dans le rôle de sa fille et l’impressionnant baryton Pavel Lisitsian en Prince Ivan sont impeccables. Le dernier nommé a été soliste au Bolchoï pendant vingt-cinq ans et s’est fait acclamer dans les grands rôles du répertoire russe et international. Mais l’autre voix de ce CD, c’est la soprano Natalia Rozhdestvenskaya (1900-1997), épouse et mère de chefs d’orchestre. Elle est bouleversante dans le rôle de la Princesse. Grâce soit rendue au label Melodiya pour nous avoir rendu ce précieux témoignage historique, qui est aussi le témoin d’un âge d’or du chant russe au milieu du XXe siècle.

Après ce trésor lyrique, pourquoi ne pas se divertir avec un CD de musique de salon jouée par Die Dresdner Solisten, à savoir Joachim K. Schäfer à la trompette et au cornet, Yuka Inoué à la contrebasse et Oksana Weingardt au piano ? Ces trois interprètes signent un programme intitulé « Marches russes » pour le label Christophorus (CHR 77444). On y trouve une douzaine de courtes pages de six compositeurs différents : Jules Levy (1838-1903), Julius Nagel (né vers 1900), Oskar Böhme (1870-1938), Vassily Brandt (1869-1923), Anton Arenski (1861-1906) dans une brillante Valse de concert, et enfin Tchaïkowsky, dans un arrangement d’une valse du Lac des cygnes. Jules Levy était né à Londres ; considéré comme « le plus grand cornettiste du monde », il se fit acclamer aux Etats-Unis et fut le premier à bénéficier pour son instrument d’un enregistrement sur le phonographe d’Edison. Sa Grande Fantaisie russe, mélange de mélodies cosaques et d’échos du God save the King, est savoureuse en ouverture de programme. Quatre pièces de l’Allemand Böhme, qui a joué pendant 25 ans à Saint-Pétersbourg et trois morceaux du Russe Wassily Brandt, soliste du Bolchoï, donnent une belle idée de la virtuosité transcendante de ces deux derniers compositeurs, qui sont un peu, avec Levy, comme les Paganini de leur instrument. On goûtera cette affiche insolite qui entraîne l’auditeur dans un univers original, que les Dresdner Solisten servent avec éclat. Joachim K. Schäfer est éblouissant d’un bout à l’autre du programme.


Jean Lacroix