Le label Melodiya recèle
une infinie richesse d’archives dont un grand nombre mérite d’être mis à la
disposition des mélomanes. Parmi ces trésors, figure un enregistrement
exceptionnel d’un opéra féerique en un acte de Rimsky-Korsakov, Katscheï
l’immortel, créé le 25 décembre 1902 à Moscou. Le sujet est tiré d’un conte
populaire d’Alexandre Afanassiev (1826-1871), qui, à travers un autre récit,
sera à l’origine du futur Oiseau de feu de Strawinsky. Dans l’opéra, il
s’agit de la recherche par le Prince Ivan de sa fiancée, une princesse aux
mains du magicien néfaste Katscheï, qui ne peut mourir que le jour où sa fille
pleurera de douleur ou d’amour. L’action se passe sur une île déserte, où vit
la fille du magicien, protégée par un glaive. Le Prince Ivan la découvre, elle
tombe amoureuse de lui, mais il la repousse. La fiancée, prise de pitié par
l’échec de sa rivale, lui témoigne sa compassion en l’embrassant : une
larme coule, la malédiction est rompue. Rimsky-Korsakov a écrit sur ce thème une
partition dynamique d’un peu plus d’une heure, au cours de laquelle les accents
wagnériens sont perceptibles, de même qu’une atmosphère impressionniste. Comme
toujours chez ce compositeur inspiré, champion de l’orchestration, le chant et
la musique sont d’une qualité remarquable, d’une grande inventivité, avec des
bois par trois et de fines lignes mélodiques qui n’empêchent pas un formidable
épisode de tempête de neige, aux couleurs à la fois sombres et rythmées. Au
début des années 1990, le label Le Chant du monde en proposa une version de
l’Orchestre du Bolchoï placé sous la direction d’Andréi Tchistiakov, avec une
distribution maison.
C’était une belle
démonstration vocale et orchestrale, mais tout le monde savait que dès 1949,
toute concurrence avait mise hors course par l’Orchestre symphonique de la
Radio de Moscou, placé sous la direction du légendaire Samuel Samosud
(1884-1964), créateur des opéras Le Nez et Lady Macbeth de Mzensk
ainsi que de la Symphonie n° 7 « Leningrad » de Shostakovitch,
ou d’Alexandre Nevski et Guerre et Paix de Prokofiev, avec des
chanteurs tout aussi légendaires. Melodiya nous rend ce miracle musical, pour
la première fois en CD, à l’occasion du 175e anniversaire de la
naissance de Rimsky-Korsakov (MEL 10 02605). C’est un enregistrement studio
dont la qualité technique étonne, même si, après septante ans, elle n’est logiquement
pas aux normes actuelles. Le son mono est très présent, avec peu de saturation
des voix, chœurs de la Radio russe compris, les parties orchestrales sont bien
rendues, la palette de couleurs ne déçoit pas. Quant aux chanteurs, on est face
à un plateau de rêve : le ténor Pavel Pontryagin en KatscheÏ, la mezzo
Lyudmila Legostayeva dans le rôle de sa fille et l’impressionnant baryton Pavel
Lisitsian en Prince Ivan sont impeccables. Le dernier nommé a été soliste au
Bolchoï pendant vingt-cinq ans et s’est fait acclamer dans les grands rôles du
répertoire russe et international. Mais l’autre voix de ce CD, c’est la soprano
Natalia Rozhdestvenskaya (1900-1997), épouse et mère de chefs d’orchestre. Elle
est bouleversante dans le rôle de la Princesse. Grâce soit rendue au label
Melodiya pour nous avoir rendu ce précieux témoignage historique, qui est aussi
le témoin d’un âge d’or du chant russe au milieu du XXe siècle.
Après ce trésor lyrique,
pourquoi ne pas se divertir avec un CD de musique de salon jouée par Die Dresdner
Solisten, à savoir Joachim K. Schäfer à la trompette et au cornet, Yuka Inoué à
la contrebasse et Oksana Weingardt au piano ? Ces trois interprètes
signent un programme intitulé « Marches russes » pour le label
Christophorus (CHR 77444). On y trouve une douzaine de courtes pages de six
compositeurs différents : Jules Levy (1838-1903), Julius Nagel (né vers
1900), Oskar Böhme (1870-1938), Vassily Brandt (1869-1923), Anton Arenski
(1861-1906) dans une brillante Valse de concert, et enfin Tchaïkowsky,
dans un arrangement d’une valse du Lac des cygnes. Jules Levy était né à
Londres ; considéré comme « le plus grand cornettiste du
monde », il se fit acclamer aux Etats-Unis et fut le premier à bénéficier
pour son instrument d’un enregistrement sur le phonographe d’Edison. Sa Grande
Fantaisie russe, mélange de mélodies cosaques et d’échos du God save the
King, est savoureuse en ouverture de programme. Quatre pièces de l’Allemand
Böhme, qui a joué pendant 25 ans à Saint-Pétersbourg et trois morceaux du Russe
Wassily Brandt, soliste du Bolchoï, donnent une belle idée de la virtuosité
transcendante de ces deux derniers compositeurs, qui sont un peu, avec Levy, comme
les Paganini de leur instrument. On goûtera cette affiche insolite qui entraîne
l’auditeur dans un univers original, que les Dresdner Solisten servent avec
éclat. Joachim K. Schäfer est éblouissant d’un bout à l’autre du programme.
Jean Lacroix