A l’automne 1820, Franz Schubert se lance dans la composition, inhabituelle
pour lui, d’un opéra qu’il abandonnera peu de mois plus tard. Il n’existe que
des ébauches de la partition et des fragments qui ont été découverts en 2002 à
la Wienbibliothek im Rathaus par le compositeur danois Kark Age Rasmussen, né à
Kolding en 1947, qui a lui-même écrit plusieurs opéras. Schubert avait été
attiré par le livret proposé par le professeur de physique Johann Philipp
Neumann (1774-1849), qui était aussi bibliothécaire de l’Institut polytechnique
de Vienne et qui s’était inspiré de Kâlidâsa, poète sanskrit classique qui
vécut sans doute dans la seconde moitié du IVe siècle et était un adorateur de
Shiva. La philosophie de cet auteur prônait la beauté de la nature à travers un
langage métaphorique. Le livret de Neumann est perdu et il ne subsiste qu’à travers
les textes de Schubert dans ce qu’il reste de sa partition autographe, comme
l’explique Brigitte Massin dans son Schubert, paru chez Fayard en 1977
(p. 907 à 910). L’œuvre de Kâlidâsa a été traduite en anglais puis en allemand
à la fin du XVIIIe siècle ; c’est sur cette version que Neumann
construisit son livret. Brigitte Massin signale encore que Goethe, Herder et
Schiller furent éblouis par ce sujet oriental, qui apportait à la Vienne
classique une vision d’un autre monde et mettait l’accent sur la magie de la
nature. De la pré-écologie en quelque sorte !
Lorsque Massin écrit sa biographie, elle a accès à l’autographe inédit qui
se trouve en terre viennoise, mais il n’existe alors aucune possibilité
d’entendre un début de réalisation. Cette lacune va être comblée lorsqu’en
2002, Rasmussen va reconstituer en deux actes ce qu’il a découvert. Cette
reconstruction est créée en octobre 2006 au Festival de Bad Urach, localité
d’un peu plus de 12 000 habitants, située en Bade-Wurtemberg, dans
l’arrondissement de Reutlingen, au cœur du Jura souabe. Cette première mondiale,
sous la direction de Frieder Bernius, a heureusement été captée, le 4
octobre de cette même année ; le label Carus (83.509) propose cette prestation
publique dans un coffret de deux CD.
L’intrigue est celle des amours contrariées de Sakontala, née d’une nymphe
et d’un sage. Elle rencontre le roi au cours d’une chasse ; une passion
les unit et le couple se marie secrètement. Dans l’attente de pouvoir
officialiser cette relation, le roi confie à Sakontala un anneau. Mais la jeune
femme est maudite par un religieux errant à qui elle ne donne pas une hospitalité
suffisante. La prédiction se réalise : Sakontala perd son anneau et lorsque,
enceinte, elle se rend à la cour, le roi ne la reconnaît pas. Un pêcheur
retrouvera le bijou dans le ventre d’un poisson, le remettra au roi, ce qui
avivera ses souvenirs. Il retrouvera sa promise et l’épousera en grande pompe.
Sur cette trame féerique, Rasmussen a rebâti une partition d’une durée de 85
minutes où alternent chœurs et airs, de deux à cinq voix. Schubert réutilisera
le premier chœur dans une partie de sa Messe allemande D 872 de 1827. Il
est difficile, sur la base de la reconstitution, de savoir ce que la partition
serait devenue si Schubert l’avait menée à son terme. Rasmussen réussit
cependant à reproduire l’esprit schubertien, fluide et léger, dans lequel on
devine l’amorce de ce que sera le Freyschütz de Weber, dont la première a
eu lieu en 1821 et qui comprend aussi une scène de malédiction. L’orchestration
fait la part belle aux flûtes, aux hautbois, aux clarinettes et aux bassons,
tous par deux, et aux cuivres (trompettes, trombones), avec timbales et cordes.
L’atmosphère générale baigne dans un climat fantastique, parfois même
paradisiaque, qui met en valeur les chœurs et les solistes, les lignes vocales
étant à la fois élégiaques et poétiques. Le plateau vocal de la première de
2006 est de bon niveau, notamment la soprano Simone Nold dans le rôle de
Sakontala. Cette cantatrice a suivi des classes de chant de Dietrich
Fischer-Dieskau et a enregistré sous la direction de chefs comme Philippe Herreweghe,
René Jacobs ou Daniel Barenboim. Ses partenaires défendent l’œuvre avec
conviction. A la tête du Kammerchor Stuttgart qu’il a fondé en 1978, et de la
Philharmonie de Chambre de Brême, Frieder Bernius, né en 1947, spécialiste notamment
de Bach, Haydn ou Zelenka, mène tout ce beau monde avec ardeur afin de faire
revivre une partition qui, même si elle n’est pas tout à fait de Schubert,
mérite le détour pour sa rareté et son parfum orientalisant. Ce document a son
poids d’importance historique.
Jean Lacroix