On a parfois tendance à résumer la musique estonienne de notre temps à la
figure d’Arvo Pärt. Ce serait dommage de ne s’arrêter qu’à lui, car il existe
d’autres créateurs importants, dont les noms sont moins connus chez nous, mais
dont la qualité de l’œuvre est indiscutable. Parmi eux, Erkki-Sven Tüür
s’inscrit au premier plan. Né en 1959 à Kärdla, sur l’île estonienne de
Hiimuaa, il étudie la percussion et la flûte au Conservatoire de Tallinn avant
de se lancer dans la composition. En 1979, il fonde un groupe de rock avec
lequel il travaille pendant quatre ans, avant de se consacrer entièrement à la création.
L’une de ses partitions les plus attachantes est un opéra de 2001, Wallenberg,
qui évoque la figure héroïque de ce diplomate suédois qui sauva de nombreux
Juifs hongrois pendant la seconde guerre mondiale avant de mourir dans un camp
d’internement soviétique à une date imprécise.
Vers le CD |
Attiré avant tout par la musique instrumentale, Tüür est l’auteur de neuf
symphonies, de partitions diverses pour grand orchestre ou pour cordes, de plus
d’une dizaine de concertos et de musique de chambre. La notice du livret fait
état d’une réflexion de Tüür quant à sa démarche fondamentale, qu’il résume en
une formule claire : « La musique doit tout avoir - puissance
irrésistible, lumière éclatante, douceur infinie, et obscurité la plus
profonde, fureur, douleur, remords. Tout ce qui nous rend humains, et la tendre
touche de l’amour rédempteur. » Un nouveau CD Alpha (595) confirme cet
acte de foi à travers trois pages récentes, dont l’audition relève de la
subjugation. Il faut savoir que, depuis ses études, le compositeur est lié
d’amitié avec le chef d’orchestre Paavo Järvi, qui a été notamment directeur
musical de l’Orchestre de Paris. Järvi a fondé en 2011 l’Estonian Festival
Orchestra, dont les qualités élevées ont été reconnues très vite par la
critique internationale, et qui a effectué des tournées dans le monde entier.
On a pu le découvrir à Bruxelles en 2018, lorsque la phalange est venue avec
son chef fondateur donner en concert une commande du gouvernement estonien pour
célébrer le centième anniversaire de la république d’Estonie, en l’occurrence
la Symphonie n° 9 « Mythos » de Tüür, dont le compositeur
explique lui-même la genèse dans la notice : « Les processus qui
conduisent à l’essor d’une conscience nationale et à l’indépendance sont
toujours enracinées dans un abondant fonds mythologique, et c’est à ces strates
sous-jacentes que j’ai voulu faire allusion dans ma composition. D’où le titre.
Bien entendu, j’ai pensé aux divers récits de la création, y compris les mythes
de la création de l’oiseau aquatique des tribus finno-ougriennes. La symphonie
part de rien, d’une sombre étendue d’eau avant la création, ou d’un chaos
primitif antérieur même au Big Bang, si l’on veut. » Cette page de
près de trente-cinq minutes est fascinante par les univers sonores qu’elle exploite,
dans un mélange de complexité instrumentale qui fait appel à toutes les
ressources d’un orchestre scintillant. C’est une plongée dans un monde à la
fois mystérieux et irradiant de lumière, ponctué par des percussions
impressionnantes qui rappellent la formation initiale de Tüür. L’auditeur
traverse cette partition avec le sentiment d’avoir vécu la gestation
progressive de sa propre construction vitale. Une des plus belles symphonies de
notre temps, assurément.
Suit une courte pièce, Incantation of Tempest, qui date de 2015,
équivalent d’une ouverture de concert, au cours de laquelle les forces
orchestrales s’entrechoquent et s’entremêlent dans un contexte de fureur et de
tension électrique. Elle révèle le goût de Tüür pour la puissance contrôlée. On
découvre encore Sow the Wind… (« Semer le vent »), page
orchestrale créée à la Philharmonie de Paris en 2015 par Paavo Järvi, qui fait
allusion à un verset du chapitre VIII du Livre d’Osée « Ils sèment le
vent, ils récolteront la tempête. » et aux bouleversements de notre
planète en termes de changements climatiques, de migrations humaines ou de
montées des extrémismes. C’est une partition plus lancinante, que Tüür qualifie
de « poème symphonique à programme », au cours de laquelle il
transporte l’auditeur d’un univers menaçant à séquences parfois répétitives
vers des progressions dynamiques qui vont peu à peu amener la masse
orchestrale, à travers différentes strates, à un développement apocalyptique
avant de se dissiper dans un bref silence. Très impressionnant et très
saisissant !
Les enregistrements de ces partitions envoûtantes ont été réalisés lors de
trois concerts différents, entre juillet 2016 et juillet 2019. Paavo Jârvi et
l’Estonian Festival Orchestra font ici une démonstration exemplaire de leurs
qualités interprétatives. La remarquable prise de son rend justice à cet
univers à la fois dramatique et sensible, dont la réflexion philosophique liée
à la musique s’impose comme une évidence. C’est en tout cas une découverte qu’aucun
amateur de matière orchestrale ne peut négliger.
Jean Lacroix