Pour la première fois de son histoire
bientôt centenaire (créé en 1921 à Londres...par une femme écrivain,
Catherine Amy Dawson Scott) PEN a élu une femme à sa présidence
internationale. La romancière américaine Jennifer Clement,
présidente internationale de PEN, vit au Mexique où elle n’a de cesse
de dénoncer les meurtres de journalistes et les enlèvements de petites
écolières. Ainsi, pour dénoncer ce dernier fléau dont l’impunité fait
scandale, Jennifer Clement le raconte dans un de ses récents romans
poignants : « Prières pour celles qui furent volées »
Jean Jauniaux, Président de Pen Belgique a interviewé Jennifer Clement en marge du Congrès
international de PEN qui réunissait sa 82 ème session à Ourense, en
Galicie.
L’interview a été enregistrée en anglais, dans un environnement
sonore assez bruyant. Cet entretien est accessible sur espace-livres.
Une version retranscrite en anglais et une
traduction en français sont disponibles ci-dessous.
Si le témoignage de Jennifer Clement vous incite à en savoir davantage sur PEN et son centre francophone belgePEN Belgique, pourquoi ne pas nous rendre visite sur le site ?
Edmond Morrel, le 25 octobre 2016
Interview
Jennifer Clement – Présidente de Pen International
« L’indignation plus forte que la
peur » : interview de l’écrivain Jennifer Clement, Présidente de Pen
International
Le 82ème Congrès de Pen
International, s’est déroulé du 26 septembre au 2 octobre dans la ville
espagnole d’Ourense. En qualité de président du nouveau centre francophone
belge, Pen Belgique, Jean Jauniaux a participé à l’ensemble des travaux de ce
congrès. Au cours de celui-ci, le nouveau Pen Belgique a été formellement
intégré dans le réseau des centres nationaux de PEN lors d’un vote unannime de
l’Assemblée générale. Des missions de représentation de Pen International
seront confiées à Pen Belgique, notamment auprès des institutions européennes
basées à bruxelles et auprès de l’Organisation internationale de la
francophonie (O.I.F.). Pen Belgique a également intégré le Comité des Droits
linguistiques[1]
et le Comité des écrivains pour la Paix[2].
Jean Jauniaux a profité de ce congrès pour
interviewer Jennifer Clement[3],
présidente du Pen International. Dans cet entretien, Jennifer Clement nous
parle des défis qu’elle a rencontré tout au long de son travail au Pen Mexico,
centre duquel elle a été la présidente de 2009 à 2012, ainsi que de certains
des enjeux majeurs auxquels elle est confrontée depuis 2015 en tant que
présidente du Pen International. Par ailleurs, elle aborde également son
travail d’écrivain dans lequel elle applique d’une certaine manière, comme dans
son travail au Pen, cette formule aux allures de maxime : « mon
indignation est plus forte que ma peur »…
Jean Jauniaux :
Jennifer Clement, je suis très heureux de vous rencontrer, dans cette
atmosphère un peu bruyante parce que nous sommes en train de préparer la
clôture du 82ème congrès de Pen International dont vous êtes la
présidente. En 2021 Pen International va célébrer son centenaire, et il a fallu
attendre 2015 pour voir une femme présider Pen International. Pourtant, c’est
une femme qui a créé Pen International…
Jennifer Clement
: C’est vrai, c’est étrange parce que ça a été créé par une femme… Pour moi
c’est un grand honneur, je n’ai jamais imaginé faire cela. J’étais très
impliquée dans les problèmes au Mexique, et en fait en tant que présidente du
Pen Mexico, je devais me consacrer entièrement aux exécutions de journalistes,
je ne pouvais rien faire de littéraire alors que c’est mon activité principale,
mais vous savez, rien que cette année nous avons déjà eu neuf journalistes tués
alors… Mais une des choses qui se s’est passée, même si j’avais toujours cru
très profondément en Pen et j’étais déjà membre de Pen depuis longtemps, et
j’étais à Miami pour la création de centre cubain de Pen en exil, mais j’ai
vraiment senti le pouvoir de Pen parce que nous avons eu un problème très grave
au Mexique, qui a été l’exécution d’un journaliste qui a été un crime d’Etat et
non un crime fédéral, donc ce qui se passait très souvent, c’était que les
criminels investiguaient leurs propres crimes. Il était donc très important que
cette loi change, et même s’il n’y a eu aucun changement avec le changement de
loi, symboliquement ça a été extrêmement important. Donc toutes ces
organisations, comme Article 19, CPG ou Amnesty International, etc. avaient
essayé de changer la loi, et ce qui a réellement provoqué le changement, c’est
quand j’ai décidé de faire une campagne de honte sur le gouvernement, et il y a
une incroyable force de ce type de pression intellectuelle mondiale sur un
gouvernement. Donc immédiatement j’ai eu tous les gagnants du Prix Nobel, les
présidents de chaque centres dans le monde, tous les grands écrivains, les
membres de l’Académie Suédoise, exigeant que la loi soit changée, et cela a été
le catalyseur. J’ai donc pu voir comme Pen peut réellement créer d’énormes changements,
et je suis aussi très émue par cette organisation, car il s’agit probablement
de la seule organisation qui ait duré presque cent ans et où tout le monde
travaille pro bono, et c’est notre
grande fragilité, mais aussi notre grande force.
JJ: Jennifer
Clement vous êtes aussi une romancière et une poète. J’aimerais qu’on évoque
aussi cet aspect-là de votre personnalité dans le monde de la littérature.
Qu’apporte le fait d’évoquer par la littérature une problématique comme l’enlèvement
des journalistes ou des petites filles enlevées au Mexique, que vous avez
évoqué dans votre roman Prayers for the
stolen… Le roman ouvre une sensibilité nouvelle chez le lecteur ou chez
l’auteur ?
JC: Chez
l’auteur… Cela prend beaucoup de temps de savoir qui on est. Je veux dire, je
pense toujours à cette citation merveilleuse qui disait « ça prend du temps de se ressembler à
soi-même ». C’est seulement maintenant que je suis capable de réexaminer
mon travail, maintenant que j’ai plusieurs romans et recueils de poèmes, et des
mémoires, que je suis capable de voir que j’ai toujours écrit sur les personnes
non-protégées, c’est toujours dans ce sens-là que je vais. Je ne m’étais pas
rendue compte de ça. Et l’autre chose que j’ai découvert sur moi-même et que je
ne savais pas non plus, je ne le savais pas jusqu’à ce que je sois présidente
de Pen, même si mes enfants disent qu’ils le savaient, c’est que mon
indignation est plus forte que ma peur.
JJ: Ce serait
un slogan formidable pour Pen International : « L’indignation est plus forte que la peur ». Comment
construisez-vous un roman comme Prayers
for the stolen. La recherche documentaire précède l’invention des
personnages comme cette Ladydi, une petite fille de treize ans ? Comment
procédez-vous ?
JC: Je ne
savais pas que j’allais écrire ce livre. Je savais que je voulais écrire un
livre… Je voulais comprendre de quelle manière la violence au Mexique affectait
les femmes. Et nous avons maintenant au Mexique un genre littéraire que nous
appelons la Literatura de narco. Il
s’agit d’une littérature écrite par les hommes et les protagonistes tendent à
être exclusivement des gommes. Les femmes sont en général les prostituées, les
go-go danseuses, les épouses laissées à la maison… des figures très cliché. Au
début, j’ai interviewé pendant presque trois ans des femmes de trafiquants de
drogue. Elles ont pris une place très importante dans mon livre. Une fois que
je me suis rendue compte du sujet du libre, je savais exactement où ces filles
étaient emmenées : les femmes des trafiquants de drogue m’ont tellement
raconté. Alors une chose dangereuse est arrivée : quand mon roman est
sorti un magazine, qui est le plus important magazine d’actualité au Mexique, a
publié comme actualité, pas dans les pages culturelles, pas dans les pages de
critique littéraire ou les pages livres, mais dans l’actualité, ils ont
reproduit mot pour mot mon chapitre sur les ranchs dans le nord du Mexique qui
appartiennent aux trafiquants de drogue. J’ai dû quitter le Mexique. Je suis
partir pendant presque deux mois, parce qu’il était très inquiétant que mon
roman soit traité comme de l’actualité.
Je n’ai jamais
imaginé que ça arriverait. Mais j’imagine que les éditeurs se sont rendu compte
que je savais de quoi je parlais. Le début des recherches, c’était parlé aux
femmes des trafiquants de drogue, mais quand j’ai entendu l’histoire, une mère
me l’a racontée, de comment ils enlevaient des petites filles, des filles
pubères, et comment ces trafiquants, ces trafiquants du commerce sexuel,
roulaient dans la campagne pour chercher des petites filles à voler, et
comment, dans ces endroits très pauvres, les gens creusaient des trous dans le
sol, et quand ils voyaient ces hommes arriver avec leurs grosses voitures et
leurs camions en cherchant des filles, les gens cachaient leurs filles dans le
sol. Pour moi, immédiatement, ça a été d’une part une image d’une tombe
vivante, être enterré vivant, et d’autre part, c’était comme un terrier à
lapins, des lapins sous le sol. Je n’ai pas pu dormir pendant des jours, et
puis j’ai su que ça serait mon histoire, ce qui est logique pour moi puisqu’il
s’agit des personnes les moins protégées et les plus vulnérables du pays. Donc
mon livre s’est fait sur eux.
JJ : Avant
de revenir à l’activité littéraire de poète cette fois-ci, j’aimerais qu’on
évoque le congrès qui vient de se terminer. Parmi les points à l’ordre du jour figuraient
le droit d’auteur, the copyright
manifesto, et les droits linguistiques. J’aimerais que vous évoquiez ces
deux aspects qui sont peut-être les moins connus de l’activité de Pen.
JC: C’est très
important pour moi de faire des choses. Ça ne m’intéresse pas d’être présidente
et de ne rien faire, et au moins si les choses ne changent pas, on en parle.
Donc pour moi, en fait, à la première réunion que j’ai eue avec mon directeur
exécutif, j’ai dit tu sais, une des premières choses que je pense que, en tant
qu’association d’écrivains, la plus ancienne et la plus grande dans le monde,
nous devons régler la question du droit d’auteur, parce que nous sommes dans
une époque très vulnérable, d’un côté on peut reproduire des millions de copies
et l’auteur pourrait ne jamais le savoir, mais encore pire, les copies peuvent
être censurées et l’auteur ne le saurait jamais. Ton livre peut être censuré et
tu peux ne jamais l’apprendre. Et l’autre chose, évidemment, est que ces
énormes entreprises comme Google ou Facebook ou Amazon, elles sont capables de
payer des lobbyistes pour aller au Congrès des Etats-Unis, à l’Union
Européenne, au Parlement du Royaume-Uni, et faire du lobby pour affaiblir le
droit d’auteur. J’ai donc trouvé que c’était très important pour nous, en tant
qu’organisation, de défendre le droit d’auteur et de créer un document. La
raison pour laquelle c’est dans ce format est que ça devait être un document
qui ait cette gravité, qui puisse être utilisé dans un tribunal n’importe où,
et même comme plaidoyer. Il aurait ces deux côtés. Je suis très heureuse qu’il
soit passé, je pense que c’est un grand moment pour Pen. Beaucoup de gens qui
défendent le droit d’auteur vont être très heureux, parce que souvent les gens
disent que les auteurs s’en fichent de ça. Mais ce n’est pas vrai. En ce qui
concerne les droits linguistiques, c’est une partie très importante de Pen,
parce que tellement de langues sont en train de disparaître, et vous savez, la
langue fait partie du fait d’avoir une voix, d’être capable de s’exprimer, dans
sa propre langue. Historiquement, ça a toujours été une part importante de Pen,
mais elle devient de plus en plus grande et de plus en plus forte.
JJ: Votre
activité littéraire est aussi centrée sur la poésie. À quel moment sensibilité
vous conduit-elle à écrire de la poésie plutôt qu’un roman ?
JC: Depuis que
je suis petite fille, j’écris de la poésie et j’ai toujours été passionnée par
la poésie. Je dis toujours que la poésie est ma religion, dans le sens où c’est
là où je trouve la réponse au mystère des choses, à ce que je fais ici, c’est
ce que j’aime vraiment. J’essaie toujours, même dans mes romans, d’entrer par
les portes de la poésie. Je veux dire, les critiques sur mon travail sont
toujours… les critiques littéraires tournent toujours autour du fait que mon
travail se concentre sur une intention poétique.
JJ: Vous avez
une double culture : américaine, puisque vous êtes née aux Etats-Unis,
mais enfant vous avez vécu très vite au Mexique, vous avez suivi votre famille,
votre père travaillait là. Qu’est-ce-que ça apporte d’être métissée
culturellement dans l’écriture et dans votre engagement ?
JC: J’ai
déménagé au Mexique quand j’avais six mois, et comme vous le dites, de parents
américains. Et à ce moment-là, le Mexique n’avait pas vraiment un système
d’éducation à proprement parler. Tout le monde essayait d’aller soit à l’école
suisse, soit à l’école française, ou à l’école anglaise, ou à l’école américaine,
ou à l’école allemande. J’ai été à l’école anglaise, j’ai donc eu une éducation
anglaise très très stricte. Par exemple, les enfants de Gabriel García Márquez
ont été à cette école, et ils ont aussi eu une éducation anglaise très stricte.
Il est intéressant de remarquer que DBC Pierre, qui est probablement le seul
auteur anglais qui ait gagné tous les prix – le livre du Commonwealth, le prix
Joyce, et je ne sais plus, d’autres encore… Il était mon grand ami, on a grandi
ensemble au Mexique, et il est aussi allé à l’école anglaise, c’est donc un
parfait testament de l’école, quelle parfaite éducation anglaise on a eu. Donc
je n’ai pas vraiment eu d’éducation hispanophone. Maintenant mes enfants ont
été à la même école, mais c’est une école bilingue maintenant. Et après j’ai
été à l’Université de New York, j’ai habité à New York, et c’est là que plus
tard j’ai écrit les mémoires Widow
Basquiat qui racontent ces années à New York, et d’ailleurs le livre vient
de sortir en France.
JJ: La Veuve de Basquiat…un roman consacré
au peintre Basquiat. La dernière question que j’aimerais vous poser concerne
votre prochain roman Gun Love. Quand
peut-on l’attendre et quel en est le thème?
JC: J’ai écrit
des articles de journaux, sur les armes. Pour le premier article que j’ai
écrit, j’étais allée aux quartiers généraux du NRA[5] et j’ai visité le
musée qu’il y a aussi là-bas. J’ai écrit mon premier article sur les armes en
2009, c’est donc quelque chose que j’ai suivi de très près. Et ce roman est un
diptyque à Prayers for the Stolen.
Dans mon roman, les armes sont présentes. Il y a un personnage dont ils parlent
qui s’arrête dans un des villages. Ils disent tous qu’elle est une jeune fille
américaine, et c’est donc son histoire. C’est un diptyque, mais ça parle
des armes qui arrivent au Mexique, et de la façon dont la violence liée aux
armes affecte une mère et sa fille aux Etats-Unis. Pour moi, ça pourrait être
mon côté plaidoyer, parce que je suis contre les armes, mais en tant
qu’écrivain, pour ce qui est de ma part littéraire, ça a été un gros défi de
déterminer comment parler des armes avec la poésie. C’est ça qui était vraiment
intéressant pour moi. Donc j’espère que je l’ai fait.
JJ: J’en suis
sûr… En 1921, Catherine Amy Dawson Scott, une poète anglaise, crée Pen Club
International. En 2021, une femme, grand écrivain, américaine-mexicaine sera la
présidente qui va célébrer le centenaire. Comment voyez-vous cette célébration
du centenaire ? Comment peut-on l’utiliser pour en faire un nouvel
instrument de promotion de Pen et de ses idéaux ?
JC : Dans
ce monde, ce dont les gens ne se rendent pas compte, et je ne pense pas que
nous avons été capable de bien faire passer le message, ce sont peut-être trois
choses. En premier lieu, c’est que Pen n’est pas comme n’importe quelle autre
ONG. Les gens doivent comprendre que c’est un groupe de personnes qui ont
travaillé pendant presque cent ans parce qu’ils ont une vocation, et c’est très
inhabituel, vous savez, dans ce monde, nous sommes tellement matérialistes que
c’est difficile de penser qu’il est possible d’avoir 140 centres qui pendant
cent ans ont travaillé parce qu’ils croient en ce pour quoi ils travaillent.
C’est extraordinaire. Et ça le rend très unique. Et je ne pense pas que les
gens se rendent compte de ça, les gens me demandent toujours « tu es la
présidente, tu es bien payée ? » et je dis « je ne suis pas
payée du tout » et ils sont choqués, ils disent « mais pourquoi tu le
ferais ? ». Mais si on a une vocation, c’est très différent. L’autre
chose, c’est que tristement, très tristement, cette liberté d’expression fait
face à une époque très difficile, et nous luttons pour trouver un équilibre
entre liberté d’expression et les discours haineux. Donc peut-être que oui on
peut avoir des discours haineux, oui on peut s’insulter les uns les autres,
mais il est possible qu’on se blesse aussi les uns les autres, et il est
possible d’appeler d’autres personnes pour blesser les autres… Il est très
difficile de définir ce que l’on peut faire par rapport à ces problèmes. Donc
je pense que Pen est une partie importante de la discussion dans le monde.
C’est une époque intéressante pour Pen.
JJ: Je
voudrais former un vœu maintenant, pour clôturer cet entretien, c’est que vous
continuiez à écrire et que Pen ne dévore pas cette part là de votre travail qui
est celui d’écrire. En écrivant vous nous donnez aussi un extraordinaire
témoignage de ce que peuvent, et la solidarité, et l’empathie, et l’attention à
l’autre, en particulier, en ce qui vous concerne, à ceux qui sont victimes des
systèmes dans lesquels ils sont nés par hasard. La littérature, c’est sans
doute cela le troisième point auquel vous faisiez allusion…Merci Jennifer
Clement, c’était un bonheur de vous rencontrer pendant une semaine lors du
Congrès et de vous rencontrer maintenant.
JC: Merci
beaucoup. La littérature était effectivement le troisième point…
Interview: Jean Jauniaux Président
de Pen Belgique
Transcription: Marie Gustot,
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