mardi 27 février 2018

"Liberté" de Guy Walch

"Liberté" de Guy Walch

A l'occasion de la parution chez L'Harmattan, dans la collection "Ouverture philosophique" de l'essai "Liberté", nous avons enregistré une rencontre entre l'écrivain Jacques De Decker et le philosophe.

Un entretien érudit, complice et accessible s'est immédiatement entre les deux humanistes, que nous vous proposons d'écouter sur la webradio espace-livres en cliquant ICI ou sur Soundcloud


Jean Jauniaux, Lasnes le 27 février 2018.






Sur le site de GuyWalch, figurent de multiples indications sur le livre, sa genèse, ses prolongements. Le site est nourri des multiples pistes que continue d'explorer le philosophe.

Spinoza reconnait que l’état et les perspectives d’évolution de la société, soumise à ce point aux passions négatives, excluent d’envisager, dans un horizon temporel crédible, l’instauration d’une société de sages, d’individus libres au sens où il l’entend. C’est-à-dire au sens où le degré de liberté est fonction directe du degré de connaissances adéquates et du degré de libération de la servitude des passions négatives.
Il constate en revanche que ce sage doit plutôt vivre dans une cité policée, respectant la liberté d’expression et d’opinion de tous, que d’essayer de survivre en marge. Il doit contribuer solidairement au bien de tous et en conséquence œuvrer avec les diverses composantes idéologiques ou religieuses de la société et les institutions pour parfaire le mieux possible l’état commun.
Cette solidarité se fonde sur l’amour intelligent des autres, base en principe partagée par toutes les religions ou courants d’idées, à la seule exception des institutions tyranniques et des formations microfascistes. Spinoza pense dès lors que l’accord de tous au principe de l’amour universel suffit à garder à distance les diverses tyrannies nourries de ces vérités uniques qui dégradent les religions (et aujourd’hui les idéologies) en laissant libre cours aux jeux de pouvoir…
Liberté s’inscrit pleinement dans ces propositions. Ce n’est pas seulement par défaut de l’humain que l’injonction de l’amour universel s’impose. Elle est beaucoup plus fondamentale. Si la connaissance adéquate du second niveau (les notions communes) n’est partagée que par un très petit nombre, même si ce nombre peut croitre, son poids majoritaire reste très improbable. 
Les divergences autour de la table du dialogue ne se limitent pas à celles de la diversité des visions du monde. Rechercher le consensus sans ignorer le dissensus ne se suffit pas d’un vague programme commun, panachant diverses recettes du bienvivre ensemble. L’intelligence de la coïncidence dissensus-consensus relève du troisième niveau de la connaissance. C’est-à-dire, pour Spinoza, de la double certitude intuitive de l’inter causalité universelle des modes dans la durée et de la teneur unique des choses singulières sous regard d’éternité. Or plus j’intellige adéquatement les choses singulières plus je les aime adéquatement. C’est-à-dire par un amour visant l’infini sans rien en connaitre, sinon le scintillement des choses singulières. L’intelligence de l’infini comme tel — tout le réel comme l’infiniment infini — reste définitivement impossible. « Plus j’intellige les choses singulières, plus j’intellige l’infini » est le leitmotiv de Liberté.

Quelle leçon politique en tirer ?
La politique n’est jamais que l’art de diriger les peuples sous l’emprise des passions. L’impossible république des sages n’aurait nul besoin d’institutions politiques.

Dès lors, cet art de diriger un peuple sous l’emprise des passions doit s’appuyer sur cette double intuition.

En premier, le développement de la connaissance la plus adéquate possible — suivant en cela l’approche des sciences — de l’inter causalité universelle des modes dans la durée (l’empirie). Ce qui implique d’écarter toutes les vérités uniques du débat public.

Liberté envisage même d’étendre le principe de laïcité entre les églises et l’État à une séparation d’avec toutes les idéologies, religieuses ou autres. Parce que toutes impliquent une dépendance d’arrière-plan, hors de portée d’un savoir adéquat. En revanche, la diversité des opinions religieuses ou idéologiques doit pouvoir s’exercer librement dans le forum public et dans les institutions représentatives, sans pour autant monopoliser le pouvoir exécutif. Le principe du dissensus-consensus doit toujours s’y exercer.

En second, l’intelligence de la teneur unique des choses singulières enjoint l’égalité de l’être de toutes choses, au-delà la puissance respective de leur nature. En cette égalité réside le socle primordial de la démocratie. La souveraineté est indissociable de la singularité. Déléguée à l’aune de l'utile, mais jamais accaparée ! Il en découle que toutes les choses concourent le plus directement possible au processus politique. Un écosystème global est visé.
Guy Walch


Sur le site de l'éditeur  vous trouverez toutes les références pour commander l'ouvrage

Lire Spinoza au XXIe siècle en relisant une vie contemporaine ? C'est se résoudre à regarder le monde sans fausses craintes ni faux espoirs. Amender les évidences, les opinions savantes et publiques. Regarder le monde en comprenant que chaque chose y est singulière. Plus les choses singulières sont intelligées, plus la nature infinie l'est. Ce thème éclaire les rapports entre imagination et connaissance, durée et éternité, ou encore écologie globale et nature de la liberté. On ne peut ni connaître ni donc aimer l'infini comme tel, seulement les choses singulières connaissables, dans la proximité immense de la part d'univers de l'homme.

Guy Walch, né en 1933 à Zürich, de nationalité suisse, s'est formé à la philosophie et la théologie lors de ses études, avant de devenir libraire dans une grande librairie bruxelloise. Après diverses fonctions éducatives, techniques, commerciales et de direction chez IBM-Belgique et deux affectations à l'étranger (Etats-Unis et France), il consacre, depuis 1992, sa retraite à l'étude et à l'écriture. 



mercredi 14 février 2018

"Mal de mère" un deuxième roman d'Elise Bussière

« Mal de mère » , le deuxième roman, bouleversant,  d’Elise Bussière aux Editions Mols

Les interviews:

Pour écouter l'entretien radio qu'Elise Bussière a accordé à Jean Jauniaux à propos de "Mal de mère", il suffit de cliquer sur le lien soundcloud de LIVRaisons
Pour écouter son interview au micro d'edmond Morrel,  à propos de son premier roman, "Je travaille à Paris et je dors à Bruxelles" , il suffit de cliquer sur le lien vers espace-livres


Dans son deuxième roman, Elise Bussière explore un territoire redoutable dans lequel rarement on s’est aventuré avec autant de sincérité, de force et de talent: celui de l'échec de maternité et de l'abandon que la romancière évoque à travers le personnage d’une jeune mère d’Elisabeth Jones, et de sa fille Iliana.
Elisabeth un matin de juin 1975 dépose sa fille à la crèche, et quitte à jamais une vie qu’elle ne parvenait plus à supporter. Elle dit l’épuisement que provoque le bébé, la sensation de ne rien faire qui soit « convenable » ou approprié (une scène vertigineuse réunit Elisabeth et un groupe d’amies, mères parfaites et donneuses de leçons !), l’impossibilité de supporter davantage les critiques pernicieuses de sa propre mère (un portrait féroce d’une Folcoche impitoyablement perverse et persifleuse). Tout cela, et la fragilité que développe la fatigue continuelle, déstabilise Elisabeth qui disparaît sans plus donner aucune nouvelle à son mari (soupçonné de l’avoir assassinée) ni à ses frères, ni bien sûr à la petite Iliana.
Voilà pour le point de départ de ce récit dont les développements se dévoilent par l’envoi, vingt ans plus tard d’un carnet rouge dans lequel Elisabeth écrit à sa fille et lui raconte comment elle l’a abandonnée, la vie qu’elle a menée pendant cette absence (sa fausse identité, sa rencontre avec Alistair avec qui elle vivra et dont elle élèvera les enfants) et, surtout, la tentative d’expliquer, de justifier, de comprendre elle-même la pulsion irrépressible qui l’a éloignée d’un enfant.
En écho et en alternance avec cette confession sous forme de lettres jamais envoyées, Iliana évoque ce qu’a représenté l’absence de mère. C’est là sans doute où Elise Bussière nous donne les pages les plus bouleversantes sur ce que représente le « mal de mère », l’absence pour un enfant de ce que représente la figure maternelle. Ce mal, cette douleur est démultipliée par les circonstances de l’absence, l’abandon, mais aussi par cette « disparition » de la mère que personne n’évoque plus, qui a rendu mutique Alvaro, le papa d’Iliana, qui n’a jamais voulu refaire sa vie, et sans doute ce qui est le plus effroyable, la perte du mot « maman », jamais prononcé pour désigner l’absente.
A travers la disparition de la personne et de ce qui la désigne, Elise Bussière  trouve des accents d’une justesse et d’une émotion vertigineuses. Sans effets, sans lyrisme, elle nous donne à ressentir au plus près cette double perte vers laquelle convergent les récits alternés des courriers d’Elisabeth et du récit d’Iliana, qui constitue la ligne de force de la narration. Les lettres contenues dans le carnet rouge parviennent d’un bloc à Iliana qui en découvre le contenu chronologique couvrant vingt années de sa vie, vue dans la conscience d’une mère qu’elle n’a jamais connue, et dont elle ne possède qu’une photo en noir et blanc. Au fur et à mesure où les lettres dévoilent l’histoire de cet abandon contre nature, Iliana passe de la rage féroce à une manière de compréhension compatissante. On a le sentiment, par cette compassion qui petit à petit vient surplomber l’abysse de colère,  qu’elle donne naissance à sa mère.
On sait combien la littérature est un instrument d’observation de la complexité et de la fragilité de l’humain. Pour cela, il faut que le romancier ne se pose pas en juge des personnages qu’il crée, ni en analyste des motivations qui les inspirent. Sans cela, comment le livre nous donnerait-il ce supplément d’empathie pour comprendre (« prendre avec soi » ) ce qu’il y a de souffrance et de détresse dans certains actes hors-norme, comme ici l'échappée et l'abandon d'un enfant.

Avec ce livre, Elise Bussière confirme avec éclat la place exemplaire qu’elle occupe  en littérature francophone qui avait été saluée lors de la parution  de son premier roman. En choisissant un sujet particulièrement dur, (qualificatif choisi à l’instar des romans « durs » de Simenon), elle nous donne l’occasion, trop rare dans la production littéraire, à la fois d’une vraie émotion esthétique et d’un regard sensible sur notre fragilité.

Jean Jauniaux, Bruxelles le 14 février 2018

Sortie en librairie le 1 mars 2018

Nous avons interviewé déjà Elise Bussière lors de la parution de son premier roman. Cet entretien est toujours accessible sur le site de la webradio www.espace-livres.be en cliquant sur : http://www.espace-livres.be/EcoutezElise-Bussiere-au-micro-d 



1975. Miami. Elizabeth Jones disparaît de façon inexpliquée. Elle laisse derrière elle une petite fille d'un an, Iliana, et un mari que l'on ne tarde pas à soupçonner de meurtre. Vingt ans plus tard, Iliana reçoit une série de lettres de sa mère. Cette dernière ne s'était jamais résolue à les envoyer. À travers cette correspondance, la jeune femme découvre les raisons de la disparition de sa mère.

Mal de mère est le récit en miroir d'une mère et d'une fille face au dévoilement du secret de l'une et de l'obligation pour l'autre de réinventer, à partir de là, sa propre histoire. Elles vont se réapproprier leurs destins respectifs, hors des préjugés, des normes et de la fatalité qui emprisonnent la femme devenue mère.






mardi 13 février 2018

Jean de Borman: l'atelier du peintre



Lorsque Jean de Borman nous a invité à visiter son atelier d’artiste, j’étais intrigué, curieux, attentif à découvrir de quelles palettes il puisait son inspiration, dans quelle mémoire inconsciente un architecte (c’est son métier), débusque la lumière, à quels regards il s’abandonne pour élancer ce geste libre et ample dont semble composé la reproduction du tableau joint au courriel d’invitation.

Serrant contre son cou les bords d’une capuche ou d’un foulard rouge, les mains croisées soutiennent  un visage dont le regard se dissimule dans l’ombre de l’arcade sourcilière, semble à la fois nous regarder et se plonger dans une rêverie intérieure. L’arrière plan tourmenté de ce que je croyais être une toile vue dans son intégralité (et non un fragment comme je le découvrirai dans l’atelier) indique la violence et la force de ses pensées. Les mains jointes comme dans un geste de prière créent-elles une ultime protection contre l’apocalypse qui va engloutir l’homme ?
D’autres interrogations peuvent surgir de cette composition, d’autres lectures peuvent en être inspirées. C’est celle-ci pourtant d’une figure sacrifiée, attendant son destin, submergée déjà malgré l’inutile protection d’un foulard. Est-ce d’avoir trop vu d’images représentant ces migrants jetés par la violence du monde sur les routes ? Est-ce de les savoir, comme les SDF, transis de froid et de peur, dans l’automne mélancolique et l’hiver sans fin ? Je ne vois que détresse dans cette composition, portée par le jeu des formes dévalant du ceile et la profondeur du visage qui nous fait face.
De Jean de Borman, je savais peu de choses, hormis ce que je pressentais de son regard hanté encore par les abysses du deuil de Brigitte, sa femme qu’un cancer scélérat (y en a-t-il d’autres ?) a emporté de l’autre côté de la toile : sensibilité grave, aménité souriante, voix posée, attention à l’autre.
Mais aussi, dans cette attention inquiète, le vœu que son travail nous touche, nous émeuve. Et c’est de ceci que je voudrais parler, d’émotion. Est-il, pour le profane que je suis dans tous les arts que je fréquente, la musique, la peinture, la gravure, le dessin…, un autre critère qui vaille que l’abandon à ce que l’émotion nous dicte, au-delà d’un quelconque savoir ou d’une prétendue expertise. L’étymologie du mot « émouvoir » nous enseigne un mouvement qui nous transporte, un voyage en nous-même, un éveil aussi par le scintillement de fibres intérieures, dont on ne saurait dire si elles résident davantage dans le cœur ou dans l’âme, dans le réceptacle des sentiments ou dans celui de la spiritualité.
Jean de Borman se tient au haut de l’escalier, sa silhouette mince s’encadre dans la lumière de la porte ouverte derrière lui. Un mot de bienvenue. Je remarque la photo de Brigitte disposée près d’un lecteur de CD et d’un fauteuil. Je devine en ce coin de l’atelier un lieu de recueillement, de resourcement, dans le bruissement ailé de l’envol d’un ange.

Jean de Borman a préparé la visite avec soin. Il n’est pas de ceux qui exposeraient en vrac une production abondante, il n’a pas encore assez de confiance pour disposer l’œuvre aux cimaises et laisser au spectateur le libre cheminement parmi les toiles, les fusains et les aquarelles. Je lui suis gré de cette initiation qu’il a construite étape par étape, jusqu’au dévoilement de sa dernière composition dont le visage évoqué ci-dessus n’était qu’un fragment.
J’évoquerai ici cette œuvre, aboutissement à la fois de la visite et inspiration éclatante qui nous dit ce que l’art peut nous enseigner du monde, de l’ailleurs, de ce que nous sommes.
Le point de départ de ce tableau est une photographie, en noir et blanc, parue dans un quotidien sur ce papier banal dont nous oublions parfois combien il est l’irremplaçable support de ce qui nous éclaire, nous informe depuis des décennies. Du moins, dans les contrées où la presse existe, où l’analphabétisme a été éradiqué, où les informations peuvent circuler…
L’artiste ne regarde pas la photographie d’actualité comme nous le ferions. Il y cherche les lignes de force, il débusque ce qui, dans le cadrage, dans la disposition des personnages, dans l’envahissement du décor, ce qui parle au-delà de l’événement ponctuel. Ainsi, ce garçonnet qui regarde au loin, juché sur une montagne de sacs et de bagage, évoque autant l’innocence que l’énergie vitale ; à ses côtés une fillette s’est endormie: est-ce la proximité de son frère qui la rend si confiante au point de se livrer au sommeil, dans ces lieux que l’on sent hostiles, dans ce déplacement forcé du groupe que nous regardons à présent. Chacun a son identité  dans ce groupe qui aurait pu être une sculpture tant le peintre a réussi à lui insuffler ce mouvement immobile des œuvres de pierre, cette lente poussée vers l’avant d’une masse à la fois compacte et démultipliée.
Le peintre a dû choisir les couleurs et la lumière que la photographie ne lui donnait pas. On imagine ce peintre devant sa palette cherchant ce qui nous dira l’heure du jour, le soleil couchant ou le zénith.  On l’imagine ensuite,  redressé, debout devant l’espace de la toile, lançant le geste qui construira l’ensemble. Si nous nous attardons aux personnages à présent, nous pourrions pour chacun d’eux inventer une histoire : tel est le chef de famille, tel autre est un vagabond ramassé au bord de la route, une femme a peut-être insisté pour qu’on arrête la caravane et que l’on prête assistance à cet homme qui une fois assis, acquiert une attitude presque christique.
Voilà pour chacun d’entre eux.
Reste l’ensemble qui nous raconte, dans une image devenue métaphorique, l’errance des plus fragiles, la marche forcée des survivants, l’avancée vers un monde meilleur.
Reste cette force qu’insuffle le peintre à ces enfants, ces hommes, ces femmes que nous croisons, aujourd’hui comme hier, aux frontières contre lesquelles ils viendront et nous regarderont.
Inopinément, Jean de Borman va chercher une toile et l’élève devant le tableau : un regard, un visage de femme transcende alors le tableau, comme l’apparition d’une Piéta en colère.

Jean Jauniaux, Bruxelles, le 12 février 2018


Les œuvres de Jean de Borman sont visibles à la demande dans son atelier à Watermael-Boitsfort.