mardi 26 mai 2020

Le "Journal de gestes" de Carl Norac en "juxta" avec une traduction en néerlandais par Katelijne De Vuyst (Maelström)

Le Journal des gestes de Carl Norac que publient les éditions  Maelström, nous incite à revenir davantage à la poésie comme instrument d'apprivoisement du désarroi et des combats solitaires. On y trouve de ces formulations éclatantes qui éclairent le chemin où nous nous pensions seul, perdu, éperdu. On y trouve des failles, des questionnements, des éclaircies aussi que nous pouvons partager avec la page qui, comme ici, nous hypnotise par sa musique, son inspiration, sa grâce et sa force.

Nous avons interviewé Carl Norac peu après la parution de cet article. Cet entretien est visible sur Viméo.
Pour aller sur VIMEO Cliquer ICI


La poésie nous enlace alors d'une consolation, dont les méandres nous hypnotisent, comme celui-ci extrait de Promener un feu, un poème "pour l'anniversaire de Louis Scutenaire"

Mais tant de gens autour de nous
S'éteignent pour un rien aujourd'hui, alors...

Ce texte ouvre le dernier Bookleg en date, paru en début de confinement, dont le format nous est familier. Nous y avons lu tant d'autres "livres de l'instant-livrets de performance" (comme se présente la collection), que nous emportons avec nous, sûr d'y puiser des gestes, des "décoctions" ( à la Chavée) des "copeaux" (à la Hugo). 
C'est à ceci, "copeaux" et "décoctions", mais aussi, surtout "geste" que Carl Norac assimile la poésie :"d'abord un geste". 


La couverture, comme l'ouvrage, est bilingue. Nora est cette année le poète national de la Belgique bilingue. Mais, la poésie s'écrit-elle dans une langue connue? N'invente-t-elle pas à chaque "geste" sa propre langue, comme une abstraction à laquelle il nous est demandé d'inventer un sens. Comme pour ce tableau, abstrait et gestuel, qui orne la couverture et qui est de Hugo Claus. C'est "au peintre Hugo Claus"  qu'il choisit de dédier un poème, Peindre sans ombre, qui s'achève sur ces mots qui semblent une injonction de Cendrars:

La seule trace de l'humain si elle existe, vous le savez,
sera toujours de se jeter dans la beauté.





Un portrait aussi, celui de Billie Holiday, nous touche et nous enchante. Le poète nous invite à l'écouter sur l'air de Let's call the whole thing off que nous allons rechercher sur Youtube, pour lire le texte comme il a été écrit, sans doute, dans le rythme et la voix de Billie Holiday (à laquelle florence Noiville et sa fille Mathilde Hirsch ont consacré une bouleversante biographie il y a quelques mois ) C'est ici moins un portrait de Eunice Waymon (son vrai nom), que l'évocation d'être 

entré/ comme par effraction dans (ta) voix/ et l'occasion de dire à l'artiste 
mais il y avait cette seconde fatale/ 
qui traînait derrière chacun de tes refrains/.../ 
Tu repensais à l'amour cet opiacé de l'éphémère/

L'édition bilingue permet la lecture jusxtaposée et de lire, - faites le à voix haute ou murmurée- , la musique qu'y ajoute Katelijne De Vuyst:

maar er was steeds die fatale tel/
slepend aan het eind van elk refrain/

Le titre de ce long poème est, comme il se doit, poésie: Envoyer tout valser et s'achève comme dans un dernier tremblement d'une note: 

ton visage dans la pluie / 
devient ce mot que tu cherchais partout.

Il n'est pas lieu ici d'évoquer chacun des poèmes: on devrait alors alterner des commentaires vains sur l'alternance de poésie en vers, et de courtes saynètes en prose, comme "Voyager sans but" (je me surprends à marcher sur l'air) , un texte dédié au poète suédois Harry Martinson,  l'auteur du vertigineux poème de science fiction Aniara.

Carl Norac, originaire de Mons s'est installé dans la mouvance des vagues, à Oostende. Il se dit dans Oublier les murs le passant, l'échoué, l'"aangespoelde" . Il évoque ici les 
"gens qui aiment les murs", (...) ces adolescents en équilibre sur les mâts très hauts de ces bateaux. ils regardent à distance leur pays contrarié,(...) sans penser qu'il faille fermer, même au lointain, le moindre pli de ce paysage.

On se dit, en refermant le livre, qu'il est encore bien des "gestes" à découvrir dans la bibliographie de Carl Norac, des images du Hainaut et du grand Nord à y aller puiser, des contes pour enfants mais aussi des fenêtres à ouvrir vers d'autres poètes comme il nous y invite par les dédicaces: Paul Snoek, Paul Nougé, le chorégraphe Josef Nadj, la photographe Anne-Sophie Costenoble...

Le mystère de l'écriture reste entier et nous laisse rêveur: 

Si c'est un poème, j'attends une femme. Si c'est une prose, j'y attends la pluie.

Jean Jauniaux

lundi 25 mai 2020

Un article de Jean Lacroix: l trionfo della morte, un oratorio d’Aliotti à Ferrare en 1677


A Ferrare où il occupe le poste d’organiste de l’église de la Confraternité de la Mort depuis trois ans, le frère franciscain mineur conventuel Bonaventura Aliotti a l’honneur d’assister en 1677 à la création de son oratorio Il trionfo della morte per il peccato d’Adamo, qui va connaître le succès, être repris plusieurs fois et faire l’objet de copies multiples, phénomène peu courant à cette époque. Une dizaine d’années plus tard, à la cour de Francesco II d’Este de Modène, il provoque l’admiration. Né vers 1640, Aliotti, dont les contours biographiques demeurent assez peu fournis, est formé à Palerme, chez les frères franciscains mineurs. Il est l’élève de l’organiste Giovanni Battista Fasolo, qui lui apprend l’art de jouer du clavier, puis de Bonaventura Rubino, maître de chapelle de la cathédrale de Palerme, qui lui enseigne les styles de composition en musique sacrée. On retrouve Aliotti à Padoue au début des années 1670, où il semble avoir composé un premier oratorio (il en a écrit onze, mais seuls quatre subsistent), puis à Venise, où il est organiste, avant de se rendre à Ferrare. Nous l’avons dit : il y crée sa partition sur le péché originel. En 1679, Aliotti retourne à Palerme, où il est maître de chapelle de plusieurs institutions, dont la cathédrale. Il aboutit enfin à Modène, où il compose de nombreuses œuvres très appréciées. Il décède vers 1690.
Le présent oratorio est une belle découverte musicale, dont les qualités font mieux comprendre l’engouement qu’il a suscité en son temps. Historiquement, il se situe entre les partitions de Rossi et de Carissimi, et précède celles de Stradella et de Scarlatti. C’est un jalon majeur dans l’évolution d’un genre dont Aliotti est l’un des représentants les plus significatifs, même si sa renommée est moindre aujourd’hui. D’où l’excellente initiative, qu’il faut saluer, d’un enregistrement moderne. Le sujet est connu : c’est l’histoire du péché originel, de la consommation du fruit défendu et de ses conséquences. Aliotti a été inspiré par ce thème, car il en propose une version musicale pleine d’animation, avec de belles couleurs orchestrales, une alternance dynamique de brefs airs, duos, récitatifs et chœurs dont l’audition procure un plaisir permanent, car ils se renouvellent sans cesse. Au milieu de dialogues un peu conventionnels, Aliotti ajoute au personnage d’Adam et Eve des figures allégoriques comme la Raison, la Mort ou la Passion, mais aussi Lucifer, qui sera bientôt banni, et la présence vocale de Dieu.

L’action est divisée en deux parties. Dans la première, c’est Adam qui introduit les notions d’amour admiratif pour Eve, avec des accents expressifs très marqués et très voluptueux. Eve lui répond avec passion. Mais la Raison rappelle Adam à l’ordre et le met en garde contre les excès de l’amour profane exagéré ; un Chœur des Vertus rappelle d’ailleurs que ce penchant est « un récif pour l’innocence ». La Passion et la Mort s’en mêlent, tandis que Lucifer lance les menaces qui se concrétiseront sous la forme du serpent. On connaît la suite, qui va s’accomplir dans la deuxième partie : la tentation d’Adam par Eve qui a goûté au fruit défendu, les nouvelles mises en garde, la chute, la damnation, la voix de Dieu qui condamne : « Allez dans les bras de la Mort,/Voilà le sort de ceux qui se sont rebellés au Ciel. » Mais l’oratorio s’achève sur une note d’espoir, car les deux derniers mots font allusion à la repentance et au « Dieu d’Amour ».

C’est le label Accent qui propose dans un album de deux CD (ACC 24368) cet oratorio magnifique à l’action enlevée et à la dimension instrumentale dramatique bien construite. Il demande un plateau vocal investi. Ce qui est le cas : dans le rôle d’Eve, la soprano Capucine Keller déploie toutes les armes de sa séduction, de l’amour sincère à l’action tentatrice, avec des aigus chaleureux. Chacune de ses interventions est un moment de grâce, tant sa fraîcheur agile se manifeste. On comprend qu’Adam soit ébloui et ne puisse lui résister ! Le ténor Vincent Bouchot campe avec clarté et aveuglement un Adam touchant, victime de son amour et conscient de son péché. La soprano Anne Magouët, l’alto Paulin Bündgen et la basse Emmanuel Vistorky se coulent dans les personnages allégoriques de la Raison, de la Mort et de la Passion avec un sens très juste de la réflexion quasi philosophique qui est leur part, et des voix en situation. Renaud Delaigue apporte sa voix de basse convaincante aux perfidies de Lucifer et en même temps à Dieu qui châtie. Il y a, au cœur de ce sujet biblique, tout un contexte finement psychologique, bien souligné, qui indique qu’Aliotti avait compris, au-delà de la légende, la portée morale que l’on pouvait en retirer. Effectué en novembre et décembre 2019 au Musée du Hiéron de Paray-le-Monial, surnommée « la Cité du Sacré-Cœur » et située en Saône-et-Loire, cet enregistrement très soigné, qui bénéficie d’un joli livret avec des illustrations en couleurs et du texte de l’oratorio en langue originale, avec traduction en français, est mené par Etienne Meyer, à la tête de l’ensemble vocal et instrumental Les Traversées Baroques, fondé en 2008, dont la maîtrise et l’investissement font de cet oratorio un événement artistique à ne pas rater.


Jean Lacroix

samedi 23 mai 2020

Un article de Jean Lacroix: Basson enjoué, Harpe enchanteresse…

    
Le bassoniste hollandais Bram van Sambeek, né en 1980, a effectué ses études au Conservatoire Royal de La Haye ; il a aussi suivi des masterclasses de Klaus Thunemann et de Sergio Azzolini. De 2002 à 2011, il a été premier bassoniste du Philharmonique de Rotterdam, avant d’être invité par divers orchestres (premier récital avec le Concertgebouw d’Amsterdam en 2013) et de se consacrer de plus en plus à la musique de chambre. Il a été le premier bassoniste à être récompensé par le prix culturel hollandais le plus élevé, le Dutch Music Prize. Il enseigne à l’université de musique de Cologne. Un nouveau CD sous étiquette du label BIS (2467), pour lequel van Sambeek a déjà gravé des concertos de Kalevi Aho et Sebsatian Fagerlund (deux autres CD ont paru chez Brilliant), rassemble trois concertos, dont une création mondiale.
Ceux de Mozart et de Weber figurent parmi les chevaux de bataille du répertoire du basson. Mozart compose le sien en 1775, au cœur duquel la mélodie s’épanouit de manière dynamique et équilibrée. Bram van Sambeek, qui signe lui-même la notice, précise que « les premier et troisième mouvements sont extrêmement enjoués avec des sauts idiomatiques et des passages staccato dans la partie solo et des échanges impertinents entre l’orchestre et le basson. » Il rappelle que le compositeur savait souligner les contrastes en prenant au sérieux l’instrument, mais en utilisant aussi ses ressources légères et humoristiques. C’est ainsi que van Sambeek aborde ces trois mouvements dont il cisèle tour à tour les aspects virtuoses, rêveurs ou chantants. Le concerto de Weber, dont Mozart avait épousé la cousine, Constance, a été élaboré en 1811, puis révisé en 1822, en particulier l’Allegro initial. L’essence de cette partition est essentiellement romantique ; l’aigu est très souvent sollicité, mais Weber utilise à merveille « les côtés mystérieux et caverneux du timbre de l’instrument, ainsi qu’une tendresse et une dignité mêlée à un curieux pathos » (John Warrack, Carl Maria von Weber, Paris, Fayard, 1987, p. 145). Le côté théâtral n’est pas oublié non plus et Bram van Sambeek pense que certains côtés militaires pourraient être imprégnés de l’écho des batailles napoléoniennes. Le bassoniste parcourt ces trois mouvements, à la fois charmants et excitants, avec une virtuosité sans failles et une expressivité qui n’est pas sans rappeler celle que Klaus Thunemann insufflait à ce concerto dans une version de référence de 1989 avec Neville Marriner (un CD Philips).

En complément de ces deux partitions-phares du basson, on découvre en première mondiale discographique un concerto de 1812 d’Edouard Du Puy. Né vers 1770 près de Neuchâtel, ce chanteur (il avait du succès dans Mozart), compositeur, metteur en scène, gérant d’un magasin de musique et violoniste, avait étudié le piano avec Jan Ladislav Dussek à Paris et le violon, son instrument de prédilection, avec François Chabran, pédagogue reconnu. Du Puy voyagea beaucoup en Europe et vécut à Copenhague et à Stockholm. Mais à côté de la musique, il mena une existence aventureuse, notamment dans le cadre de liaisons amoureuses avec des princesses ou des maîtresses de princes ; il connut trois fois le bannissement. Il put malgré tout regagner la Suède où il fut nommé chef de l’Opéra Royal de Stockholm, cité dans laquelle il décéda en 1822. Son concerto pour basson est une belle découverte : accents dramatiques et martiaux, agilité des timbres, ornementation habile, thèmes acrobatiques… Les ressources de l’instrument sont poussées à l’extrême des capacités aigües et graves. Les interactions avec la clarinette sont nombreuses. La partition de Du Puy est en tout cas des plus plaisantes, et n’a pas à rougir de la compagnie de Mozart et de Weber. On ne peut lui faire meilleur compliment, d’autant plus que van Sambeek l’empoigne avec cette facilité qui est la constance de ce CD dédié au basson, digne de figurer dans toute discothèque. L’Orchestre de chambre suédois, dirigé par Alexei Ogrintchouk qui a connu van Sambeek au Philharmonique de Rotterdam où il a été premier hautboïste solo, montre une belle complicité, souple et généreuse, avec le soliste. On appréciera la lumineuse clarté de cette gravure de septembre 2019.

Harpe enchanteresse…

A propos du CD
Pour la saveur du son et pour le plaisir des sens, il faut aller à la découverte d’un CD Accent (ACC 24369) qui propose un programme « à Vienne à l’époque de Marie-Thérèse ». On y trouve quatre compositeurs, les moins familiers Georg Christoph Wagenseil (1715-1777) et Johann Baptist Krumpholtz (1742-1790), et les célébrités que furent Christoph Willibald Gluck (1714-1787) et Joseph Haydn (1732-1809). Lorsque des restrictions du mécénat musical d’état apparurent à partir de 1740, les artistes s’adaptèrent : on note l’apparition des premiers concerts publics et la diversité du public, élargi à des couches sociales plus variées. La harpe suivit le mouvement des modifications instrumentales qui fleurirent alors : la pédale s’imposa bientôt, permettant de hausser le diapason des cordes d’un demi-ton. Le délicat et raffiné panorama qu’offre le présent CD permet d’avoir une idée claire de ce que l’on put entendre bientôt dans l’Europe entière. A Vienne, des compositions soignées, lumineuses et distinguées furent les témoins d’un réel succès. Les partitions ici proposées permettent de sortir des sentiers battus : concertos, quatuors, sonates, transcriptions d’arias ou de danses entraînent l’auditeur dans un univers où les couleurs et les nuances marient la harpe à la flûte, aux violons ou au violoncelle. On notera, dans ce contexte bien dosé, la présence de deux pages de Haydn, le Trio op. 53/3 (vers 1784) et le Quatuor n° 6 à attribution incertaine (vers 1770), au sein desquels les arpèges se déploient avec spontanéité et élégance, mais aussi un volubile et expansif concerto de Wagenseil, tenu en grande estime par Mozart. Un CD pour gourmets, servi par l’Ensemble Furibondo, auquel viennent s’ajouter la flûte de Marcello Gatti et la harpe rayonnante, un instrument de 1992 d’après l’époque de Louis XVI, de la harpiste Margret Köll, sensible et virtuose.

Jean Lacroix




















samedi 16 mai 2020

Jacques De Decker à propos de son roman "Le ventre de la baleine" (Editions Weyrich, 2015)

En hommage : Jacques De Decker répondait aux questions de Jean Jauniaux à l’occasion de la ré-édition de son roman 



La ré-édition de ce livre paru initialement en 1996 lui restitue à la fois son identité et sa fonction romanesques.
Inspiré par l’assassinat d’André Cools, qui avait bouleversé la société et la vie politique belges en 1991, ce livre avait été perçu à l’époque comme un roman à clés, un récit de circonstance.
Le relire aujourd’hui permet de vérifier qu’il n’en était rien. Le roman se déploie dans sa vraie dimension littéraire : les personnages deviennent des archétypes, les lieux n’ont plus de géographie identifiée (à aucun moment la "Belgique" n’est mentionnée), les enjeux sociaux et psychologiques deviennent de véritables destins humains, dans toute leur complexité, l’écriture déclenche l’émotion onirique et esthétique.
Le lecteur d’aujourd’hui se retrouve confronté à des thématiques universelles, celles que seule la littérature peut prendre à bras le corps, et qui nous aide à lire le monde dans lequel nous sommes aussi bien que l’Histoire que nous avons traversé. L’utopie fracassée de l’engagement politique du socialiste Arille Cousin, l’illusion de l’ambition carriériste qui détruit la vraie vocation - être écrivain - de Renaud Dewaele, l’omniprésence de la mort dans la vie, comme des ténèbres dans la lumière...sont autant de thèmes que "Le ventre de la baleine" éveille chez le lecteur.
La littérature, comme un couteau qui éviscère la vérité des êtres et la réalité du monde ?
Nous avons rencontré Jacques De Decker et lui avons demandé ce que lui inspire cette nouvelle édition de son roman.
Jean Jauniaux, Bruxelles le 19 mars 2015


"Liège, juillet 1991, un ministre d’État gît à côté de sa voiture, abattu par deux tueurs à gages. Mais qui a vraiment tué ce grand leader politique ?
Le Ventre de la baleine raconte une histoire que chacun croit connaître depuis l’assassinat d’André Cools, celle d’Arille Cousin, son double romanesque. Il y a les questions du monde judiciaire et des médias, mais aussi les vérités des hommes et des femmes qui ont côtoyé et aimé la victime. Ou qui l’ont trahie…
Le romancier n’aborde forcément pas la réalité comme le ferait le journaliste, le politologue ou l’historien. Une génération après les faits, ce roman à clés, riche de regards multiples, propose au lecteur contemporain le portrait d’une Wallonie du siècle passé, pas si lointaine que ça. "

Extrait de La Faculté des Lettres, une monographie consacrée à l'oeuvre romanesque de Jacques De Decker:

"Même s’il est le plus daté dans l’Histoire politique de la Belgique et dans l’histoire privée de l’écrivain, « Le ventre de la baleine » est le plus intemporel des romans de Jacques De Decker. Il s’inspire d’un fait divers tragique dont une première lecture du roman donne l’impression d’un ouvrage « à clés » : les personnages centraux de la fiction ressemble à leurs originaux de façon explicite, à la façon des croquis réalisés par les dessinateurs, seuls admis, lors de procès d’assises.
La Belgique des années 90 s’est réveillée le 18 juillet 1991 en apprenant l’assassinat sauvage d’un Ministre d’Etat, une figure historique de la vie politique belge, président du parti socialiste : André Cools, surnommé « Le maître de Flémalle ». Cette nouvelle propagea ses ondes de choc dans toutes les strates de la société, non seulement à cause de la fonction éminente de la victime, mais aussi parce que la sauvagerie de cet assassinat donnait à celui-ci toutes les apparences d’une exécution maffieuse : André Cools, qui s’apprêtait à monter dans sa voiture sur le parking de l’immeuble qu’il habitait a été abattu à bout portant par des hommes placés en embuscade. Sa compagne a été blessée dans la fusillade. Dans le roman, André Cools est devenu Arille Cousin, sa compagne, Thérèse. Dans l’entourage d’André Cools, une figure marquante accompagne le « baron » dans la vie politique : Alain van der Biest, intellectuel et écrivain, il est le « dauphin » de Cools. Dans le roman il s’appelle Renaud Dewael. Ce ne sont ici que des échantillons, les plus évidents et les plus importants, des clés qui permettent une première lecture du roman : un bouleversement cataclysmique de la vie politique inspire au romancier une tentative de « lire » ce qui s’est passé en l’écrivant." (Jean Jauniaux, 2010)


jeudi 14 mai 2020

Jacques De Decker évoquait Nicolas Crousse et Véronique Bergen en 2012…à propos de Chanson


Nous poursuivons ici la re-lecture des chroniques de Jacques De Decker que nous enregistrions entre 2011 et 2014. Voici ce que nous écrivions à l’époque pour présenter cette série :

On sait de Jacques De Decker qu’il est un formidable passeur de sa passion des livres. Edmond Morrel lui rend visite chaque semaine pour enregistrer les appréciations qu’il porte sur les derniers livres qu’il a lus ou relus. Ces improvisations nous conduisent dans une bibliothèque aux entrées multiples, rassasiant si faire se peut les curiosités les plus aiguisées. Depuis septembre 2013, le registre des "Marges" s’élargit : y sont aussi abordés et commentés des points d’actualité, des événements, des faits de société placés sous le regard de Jacques De Decker. Il les évoque en les replaçant dans un contexte plus vaste, nourri à la fois d’histoire et de culture. Une manière toujours inattendue de relire le monde."La marge" de Jacques De Decker se décline en trois versions. Le texte publié, le texte lu par l’auteur, et la "Contre-Marge", un commentaire improvisé par Jacques De Decker au micro d’Edmond Morrel.

Jean Jauniaux, le 14 mai 2020. 

Pour écouter la version courte, cliquer ICI
Pour écouter la version longue (20'), cliquer ICI

La chanson walking on the right side

Il y a des signes qui ne trompent pas. Une forme d’art est en train de changer de catégorie dans le grand présentoir de la créativité. Il s’agit de la chanson.
Technique humble d’alliage de musique et de la poésie, la chanson est demeurée confinée dans l’antichambre de la haute culture. Mais celle-ci se laissant encombrer plus qu’il n’est tolérable par la fumisterie et la spéculation cynique, il était prévisible que tôt ou tard les formes modestes prennent leurs droits et soient reconnues pour la légitimité de leurs mérites simples et évidents : clarté d’expression, agrément de l’esthétique, recours à ces séductions élémentaires que sont le rire et l’émotion.
Constatons donc, pour ce qui est de la chanson, des phénomènes concomitants qui pourraient bien être les indices d’une tendance. Une de nos écrivaines les plus douées consacre un livre bien dans sa manière à une vedette il est vrai très originale du show business. Un journaliste de talent s’attarde à quelques personnalités chantantes des années soixante qui ont non seulement diverti leurs contemporains, mais véritablement marqué leur époque. Et, surtout, deux des revues littéraires françaises les plus prestigieuses consacrent leurs pages à cette même chanson dont on aurait imaginé qu’elles ne l’auraient jamais abordée qu’avec condescendance.
Ces revues sont les plus emblématiques qui soient : « La Revue des deux mondes » d’une part et la sacro-sainte « Nouvelle revue française » de l’autre. La première, fondée en 1829, à laquelle, parmi beaucoup d’autres, Alfred de Musset et George Sand ont collaboré, consacre tout un dossier aux Rolling Stones ; la deuxième, où les meilleurs auteurs du XXème siècle se sont exprimés, va jusqu’à réserver quasi toute une livraison au thème « Variétés : littérature et chanson ».
Véronique Bergen se laisse entraîner dans le sillage de Mylène Farmer et trouve en elle une sidérante derny fantasmatique. On pense à ces courses cyclistes sur piste où les coureurs moulinaient derrière des motocyclettes qui leur faisaient atteindre des vitesses aussi périlleuses qu’improbables. Bergen n’a pas froid aux yeux, on le sait, elle a trouvé en Ulrike Meinhoff, dans son précédent ouvrage, une source d’inspiration retentissante, ici ce n’est pas la révolte politique qui le requiert, mais une explosion des sens dans toutes leurs acceptions qui anime son écriture. Nicolas Crousse reste plus objectif dans « Les magnifiques », une « autre histoire de la chanson française » comme il l’appelle, mais injecte une vraie passion dans son évocation hyper-informée de Greco et de Barbara, de Brel et de Ferrat, de Reggiani et de Gainsbourg qui, sous sa plume, deviennent les vrais porte-drapeaux de la poésie de leur époque, même si l’expression n’aurait pas plu au Grand Jacques qui se refusait d’être un porte-drapeau parce que, disait-il, « son nombril n’avait pas de trou ».
Pour ce qui est des deux revues, la plus ancienne réunit, autour du cinquantième anniversaire du débarquement des Stones, qui donnèrent leur premier concert le 12 juillet 1962 - Mick Jagger allait avoir dix-neuf ans deux semaines le plus tard - neuf plumes incandescentes, parmi lesquelles Marc Lambron, Eric Neuhoff, et surtout le directeur de la publication, Michel Crépu, mieux connu par ses essais sur Bossuet et Sainte-Beuve, et qui reproduit ici pieusement un entretien qu’il le privilège de recueillir auprès de Keith Richards à Bruxelles le 18 juillet 1998.
Dans la Nrf, on trouve aussi deux interviews qui en disent long sur la passion littéraire de deux chanteurs, Serge Lama qui récit un poème de Musset qu’il regrette de n’avoir pas mis en musique, ou Bernard Lavilliers qui dit qu’il aime « parler de gens dont on ne parlerait jamais. A différents niveaux de la marge ».
C’est le mot juste.

Jacques De Decker (2012)