mardi 31 octobre 2017

"Traité des gestes" de Charles Dantzig

"Traité des gestes" 

Charles Dantzig 

Editions Grasset 
 
"Qu'on s'imagine un corps plein de membres pensants" (Blaise Pascal)

Les mains  ? Et les sourcils. Et les yeux. Et les pieds. Et la bouche, avec le sourire. Toutes ces parties du corps accomplissent des gestes. Les objets nouveaux, comme les tablettes numériques ou les cigarettes électroniques, en font faire d’inédits, tandis que d’autres disparaissent, pour parfois réapparaître. De quelle mystérieuse façon un poignet cassé sur la hanche, geste des aristocrates du xviiie siècle, a-t-il resurgi chez un rocker de 1960  ? Le geste de la main d’un bébé qui s’ouvre comme une étoile de mer ne serait-il pas un souvenir des âges immémoriaux où nous étions algues ou poissons  ?
Y a-t-il des gestes d’hommes, des gestes de femmes  ? Des gestes nationaux, des gestes universels  ? Gestes de la sexualité, gestes de la politique, gestes des comédiens, gestes imités de nos morts aimés, les gestes ne sont pas l’ombre des mots  ; ils peuvent être une forme de création. Plus encore qu’un langage du sens, un rapport unique au temps.

Voici un livre inattendu, lumineux et sensible, riche de mille réflexions tirées de l’histoire, de la littérature, du cinéma, de l’observation des présidents de république comme des femmes druzes fabriquant de la pâte à pita. Que disent ces gestes que tout le monde fait et que personne ne semble vraiment regarder  ?



Il émane de Charles Dantzig écrivain, éditeur, poète, essayiste, une forme de jubilation espiègle qui laisse dans son sillage d’homme pressé mille bonnes raisons d’être impatient de le revoir et de le relire. Sa bibliographie, en ouverture du dernier opus qu’il nous donne chez Grasset, se partage en différentes « formes » : de romans, de poèmes, d’essais et de traductions. Il me dira dans l’entretien qui nous réunit rue des Saints-Pères à quelques pas du siège de Grasset & Fasquelle, que ce choix de désigner sa production littéraire par le mot « formes » lui permet de ne pas s’enfermer dans le genre et de conserver toute liberté de transgresser ce qu’il pourrait y avoir de figé, de contraint, de contrit dans les catégories littéraires. Ce n’est pas le moindre paradoxe chez cet auteur fasciné par les listes les (apparentes) classifications , les répertoires, tels que nous les avons découverts dans « Le dictionnaire égoïste de la littérature française » (je suis loin d’être le seul à en avoir fait un livre de référence, original, hors normes, feu d’artifice littéraire sur la littérature…), « L’encyclopédie capricieuse du tout et du rien » et, aujourd’hui, ce « Traité des gestes » dont l’exergue, signée Pascal, nous annonce d’emblée l’inépuisable potentiel :  

« Qu’on s’imagine un corps plein de membres pensants ».

Parler de  gestes évoque spontanément ceux que nous faisons avec les mains, comme s’il n’y avait qu’à celles-ci qu’appartenait la capacité gestuelle. Dantzig déploie au fil de 400 pages qui se lisent d’affilée ou dans le désordre (comme j’aime à le faire, en annotant ce que je ne dois pas oublier, et en me rendant compte que pas une des entrées de ce traité ne m’a finalement échappé), près de 150 types de gestes que nous pourrions répertorier au fil de la lecture par leur signification  (connivence, trompeurs, moquerie, entêtement), leur appartenance à un art (chef d’orchestre, comédien, clown, chanteurs), leur créateur (femmes, hommes, bébé), leur fonction (judiciaires, religieux, militaires), leur place dans l’histoire (par époques, oubliés, retrouvés…). Mais bien vite, la tentative de créer de nouvelles catégories dans le « Traité des gestes », par souci de rendre compte de sa diversité, s’avère vaine et irréalisable : chacun des chapitres ouvre des portes inattendues vers des observations, des réflexions, des souvenirs, des commentaires formulés par Dantzig au gré du clavier. Il donne (la fausse) impression d’emprunter par inadvertance (feinte) des chemins de traverse. Ainsi développe-t-il au gré des gestes qu’il observe ou analyse, le récit d’un homme sensible, attentif, inquiet et érudit. Comme s’il voulait chaque fois surprendre le lecteur, à la manière d’un prestidigitateur qui vous annonce une chose et la remplace instantanément par dix autres qui la constituent et que vous n’aviez pas vues. Cette démarche n’épargne pas l’acidité fulgurante de l’analyse de certains gestes, ceux des cuistres, de la haine, de la bêtise, des fourbes…et aussi ce « geste le plus minable que j’aie eu à connaître » que nous ne dirons pas ici et qui est d’une fulgurance telle, à la fois réelle et métaphorique, qu’il résumerait ce que le lecteur trouve  dans ce « Traité des gestes » : une observation de la condition humaine à travers ce qui la constitue et l’exprime, comme le définit Dantzig : 

« Le geste est un contact avec autrui qui se situe entre la violence et l’art ».

Ouvrez ce livre, entrez dans l’univers des gestes, et, comme moi, vous le placerez, après une première lecture, dans le rayonnage de bibliothèque où se trouvent déjà les livres que vous aimez ouvrir pour vous souvenir d’un moment heureux de lecture, pour retrouver telle ou telle formulation qui vous a séduit, enchanté, surpris… 
Tiens, non loin, sur la même étagère, se trouvent déjà « Le dictionnaire égoïste de la littérature française » et  « L’encyclopédie capricieuse du tout et du rien »…
L'écouter à propos de son "Traité des gestes" achèvera de vous convaincre: un clic (geste nouveau...) et vous y serez...

Jean Jauniaux, Paris, le 26 octobre 2017

Nous avions rencontré Charles Dantzig à différentes reprises. 
Les entretiens qu’il nous avait accordés alors sont toujours accessibles sur www.espace-livres.be en cliquant sur les liens :

et nous avions enregistré une chronique de Jacques De Decker à propos de 

lundi 30 octobre 2017

Les enfants philosophes: Philéas et Autobule

"Philéas et Autobule"
Les enfants philosophes

© Jean Jauniaux
Pour éviter de publier, de bonne foi, une image dont les droits seraient réservés, LIVRaisons n'utilisera plus les couvertures ou photographies d'auteurs pour illustrer la recension des livres. Que les éditeurs et les auteurs veuillent bien nous en excuser.

Destiné aux enfants de 8 à 13 ans, le magazine "Philéas et Autobule" poursuit depuis 56 livraisons l'investigation philosophique de ces interrogations, faussement simples, qui nourrissent en les mettant à leur portée la curiosité à l'égard de la philosophie. Menés tambour battant par un garçon Philéas ( "l'aventurier" comme son nom inspiré de celui de Philéas Fogg, le héros du "Tour du Monde en quatre vingt jours" de Jules Verne) et une jeune fille Autobule (dont l'étymologie grecque nous donne la signification du prénom : "je décide moi-même"), les pages se succèdent ornées de dessins, proposant des jeux, donnant des conseils en bande dessinée, décrivant des bricolages, racontant des récits courts, évoquant des mythologies, recensant des livres ou des films... 

Comme s'en réclament nos deux jeunes éclaireurs: "Autobule et moi, on se pose des questions sur tout, tout le temps. Des questions pour lesquelles il n'existe pas de "bonne réponse" (...) Se poser plein de questions aide à développer un super pouvoir: celui de penser par soi-même, de ne pas croire n'importe qui ou n'importe quoi..bref de mieux comprendre le monde qui nous entoure."  

En lisant le dernier numéro en date, "Faut-il être normal?" , je me remémore de la pertinence éclairante de chacune des questions que  se sont posées Philéas et Autobule depuis le lancement du premier numéro. 
En voici quelques exemples (avec indication des numéros correspondants)
 N°56 - Faut-il être normal ?

N°55 - C'est quand qu'on est grand ?
N°54 - Qui est méchant ?
N°53 - Comment tu parles ?
N°52 - Qu'est-ce que tu crois ?
N°51 - Être citoyen, c'est quoi ?
N°50 - Le hasard existe-t-il ?
N°49 - Dur dur de travailler ?
N°48 - Pourquoi se disputer ?
N°47 - La fête - "C'est quoi une fête ?
N°46 - Estime de soi - "Est-ce que tu t'aimes ?"
N°45 - Bonheur - "Que faut-il pour être heureux ?"
N°44 - Corps - "Que raconte mon corps ?"
N°43 - Intelligence - "C'est quoi être intelligent ?"
N°42 - Habitat - "C'est où chez toi ?"
N°41- Justice -"Comment être juste ?" 

Des dossiers pédagogiques, des animations, un centre de documentation complètent le dispositif mis en place par l'équipe de Philéas et Autobule pour développer un outil humaniste à l'intention des citoyens de demain, confrontés aux questionnements, parfois angoissés, auxquels aujourd'hui les confronte. 

Sur le site de la revue, sont décrits les objectifs et la méthode de ce cheminement vers la liberté auquel je vous recommande vraiment de vous intéresser : "La revue Philéas & Autobule s’inscrit dans la démarche de la philosophie pour enfants initiée par Matthew Lipman. Cette pratique a pour objectif de stimuler le questionnement. Pourquoi ? Parce que s’interroger et réfléchir ensemble permet de développer l’esprit critique, la recherche de sens, la capacité à s’exprimer, l’échange et le dialogue. Elle permet aussi de travailler sur la vérité objective et les choix personnels. De question en question, l’enfant s’ouvre au monde, apprend à écouter et à argumenter. Ainsi, il s’épanouit et donne du sens à ce qui l’entoure.  
Concrètement, chaque numéro de Philéas & Autobule donne des pistes de réflexion et des clés de compréhension à ses jeunes lecteurs. Petit à petit, par le biais d’articles variés et attrayants, l’enfant est amené à approfondir et à structurer son questionnement... Le voilà devenu philosophe en herbe !"

L'inventivité érudite et ludique de cette revue ouvre de belle et stimulante façon l'inépuisable richesse du questionnement, de la curiosité, de l'envie de comprendre sans juger, de la nécessité de contourner constamment le dogmatisme, le préjugé, l'aveuglement. Un outil indispensable de citoyenneté responsable.



Jean Jauniaux, Bruxelles le 30 octobre 2017

dimanche 29 octobre 2017

"Toy Boy" et "Dans les griffes du Doudou" : les deux derniers livres d'Alain Dartevelle

"Dans les griffes du Doudou" 
Collection "Belgiques" - Editions Ker
"Toy Boy"
Editions Académia

Rencontre avec 
Alain Dartevelle



Nous venons d'apprendre le décès de l'écrivain Alain Dartevelle, qui nous a quittés dans la nuit du 6 au 7 décembre 2017. Nous l'avions interviewé quelques jours auparavant , le 16 novembre 2017 dans la chambre de l'Hôpital Erasme à Bruxelles où il luttait contre la maladie qui l'emporta. En annexe à cette recension du livre "Dans les griffes du Doudou", nous mettons en ligne l'enregistrement de cette rencontre qui est disponible en cliquant ici

Un hommage lui a été également rendu par PEN Belgique














Une adresse à Luc Dellisse, "indéfectible frère astral à travers tourments et bonheurs" ouvre sous le signe de la complicité le recueil de nouvelles qu'Alain Dartevelle publie dans la nouvelle collection des Editions KER : "Belgiques".

Avant de me plonger vraiment dans sa lecture, je parcours le livre, je l'ouvre au hasard, au gré des titres ou des exergues (citations de Rilke ou d'Hergé, de Magritte et de Lewis Carrol pour n'en citer que quatre sur les dix nouvelles qui composent le recueil), je tente de deviner le fil conducteur avant qu'il ne se dévoile, je tente de le débusquer derrière  les titres. Ceux-ci jouent de l'énigme et de l'allusion, citant quelque nom de la mythologie belge (Tintin, Magritte),  quelque géographie bruxelloise ("Parc Josaphat") ou quelque folklore ancestral ("Dans le griffes du Doudou"). 

Je me promets de lire chaque nouvelle attentivement avant de rendre compte de l'ensemble, mais une sorte de prémonition me conduit d'emblée vers le "Parc Josaphat" qui clôt le volume. Est-ce parce que le titre me semblait différent des autres? Plus objectif, désignant un lieu de la commune de Schaerbeek, sans détour, comme à l'état brut, sans recherche apparente de double sens comme on aime à les débusquer lorsque l'on est à la recherche du titre d'une oeuvre. Les premières lignes confirment que nous sommes dans le registre de l'émotion transcendée par l'écriture. Le narrateur, convalescent, se force à une promenade avec sa compagne, inquiète de cet effort qu'il veut s'imposer. Le lecteur suit cette "promenade de santé" comme la désigne , ironique, le narrateur, marche dans les allées, croise les enfants joueurs, contemple la statue représentant "Borée, le dieu des vents du Nord", une oeuvre d'un "certain Joseph Vandamme". Le promeneur achèvera épuisé cette traversée du parc avant qu'il ne faille appeler une ambulance après qu'il eut un malaise. Dans l'ambulance, l'infirmier place un masque à oxygène, ayant "décrété qu'un apport en oxygène (lui) ferait le plus grand bien". Couché sur la civière, "inspirant l'oxygène à plein nez", le narrateur comprend que c'est Borée lui-même, "fils d'un Titan et de l'Aurore" qui lui enjoint de guérir. "En voie de guérison! me répétais-je dans un émerveillement absolu."
Joseph Vandamme, le sculpteur, est une des figures qui jalonnent le parcours esthétique et artistique qu'a choisi d'emprunter Alain Dartevelle pour nous faire traverser ses Belgiques. Eclectique, le romancier devient Chaminou personnage de bande dessinée de Raymond Macherot et nous conduit par le biais d'une histoire délicieusement sensuelle ("Chez ma souris blonde"); il témoigne de la violence des attentats terroristes de Zaventem et de la station de métro Maelbeek, et de la "catalepsie urbaine" qui s'ensuit et le conduit à traverser Bruxelles au lieu de participer à la réunion qui l'y conduisait. Il se rend chez son ami Marc, professeur de BD, qui l'emmène à la Maison Erasme, où des écorchés et des vanités semblent les miroirs anciens des attentats et des corps blessés et morts, déchiquetés qu'ils laissent dans leur sillage barbare. 
Le recueil s'ouvre, je suis revenu à la première nouvelle, sur une évocation d'une rare intensité dans la perception et l'empathie, du rapport d'Hergé à son oeuvre, de cette vampirisation de l'artiste par sa créature, du questionnement ultime de l'artiste sur sa propre oeuvre ("Tintin jusqu'à la fin?"). 
L'autobiographie surgit dans la nouvelle-titre: "Dans les griffes du Doudou"  Le narrateur explore les souvenirs de l'écrivain, évoquant ce  fonctionnaire arrivé à la retraite qui  se réjouit de pouvoir  achever des manuscrits entrepris pendant la vie active, ou qui narre un retour dans la région de l'adolescence. Cette visite devient mise en abyme, se déploie ,  vers le souvenir "du tournage d'une émission que la télévision belge consacrait au parcours de l'écrivain prometteur que j'étais censé être" , cette émission qui ira puiser aux origines, à Cuesmes, dans la maison familiale, où l'on retrouve la disposition des demeures hennuyères: la pièce de devant, la cour derrière, entre les deux, la cuisine-séjour-salle à manger, l'absence d'une véritable salle de bain... Se dévide alors, par association de fantômes, les compagnons de route d'Alain Dartevelle qui eux sont restés dans les "griffes du Doudou", ce Dragon que Saint Georges terrasse chaque année: son frère Peter, qu'il finit par évoquer même s'il ne s'est jamais entendu avec lui, et ce souvenir est des plus émouvants; Kouroch, un étudiant iranien; Albin Messy, désespéré "dans la routine, dans la grisaille de Mons où macérait sa vie."; Christian Lafosse, aussi, peintre fulgurant, dont "aujourd'hui (il ne reste) pas la moindre trace sur Internet".

Il reste des nouvelles encore à lire dans ce recueil. Je  ne veux pas tenter ici de les décrire toutes. Il faut s'y plonger, lentement les absorber, se laisser envelopper par le regard de cet homme qui nous est si proche, qui semble faire un bilan d'une vie, alors que le livre est jalonné de projets (la grand-mère, le frère, la mère "mériteraient un livre" nous dit-il de ci de là, au détour d'un souvenir), qui, en réalité, nous interroge sur l'énigme du destin individuel, sur l'impérieuse nécessité de l'art, sur le temps qui entrave sa réalisation. 
Et puis ce recueil est le témoignage poignant de ce que peut l'écriture lorsqu'elle convoque l'essentiel, et nous tend ce miroir d'humanité et d'empathie comme seul peut le faire un grand écrivain.

Jean Jauniaux, Bruxelles, le 29 octobre 2017 et le 8 décembre 2017. 

La collection "Belgiques" est dirigée par Marc Bailly  dont le site "Les Rencontres de Marc Bailly"  est un foisonnant archipel d'entretiens avec des écrivains belges francophones qu'il soumet, avec une gourmandise et une curiosité aussi enjouées qu'érudites. Nouvelliste, directeur de collections littéraires (Chez KER Editions et aux Éditions Lune Écarlate), rédacteur en chef de la revue Phénix, créateur du Prix Bob Morane (dont Alain Dartevelle est un des lauréats) , il est aussi anthologiste et critique littéraire. Pouvait-on faire meilleur choix que celui-là pour développer cette collection?

L'éditeur Xavier Vanvaerenberg a eu l'initiative de "Belgiques" dont les premiers titres confiés à Vincent Engel, Luc Baba et Alain Dartevelle constituent déjà un florilège indispensable de littérature belge francophone, dans un registre, la nouvelle, qu'il contribue ainsi à promouvoir. 
Rappelons que les Editions KER publient aussi la revue MARGINALES,  une revue trimestrielle publiant, elle aussi,  des nouvelles. 
Un souhait? Que bien vite un éditeur flamand s'empare de ces nouvelles et le publient en traduction: il y aurait là un réseau de connexions sensibles à établir entre les deux sensibilités littéraires du petit Royaume...

Sur le site de l'Editeur de "Dans les griffes du Doudou":

Belgiques est une collection de recueils de nouvelles. Chaque recueil, écrit par un seul auteur, est un portrait en mosaïque de la Belgique. Des paysages, des ambiances, du folklore, des traditions, de la gastronomie, de la politique, des langues… Tantôt humoristiques, tantôt doux-amers, chacun de ces tableaux impressionnistes est le reflet d’une Belgique : celle de l’auteur. Trois recueils sortiront chaque année. Trois recueils et donc trois auteurs.

Sur le site de l'éditeur "Academia" 

Un recueil de huit récits, en ouverture duquel la styliste Anna Winfall choisit de s'offrir un intermède sensuel avec le dénommé Stany : un toy-boy sur mesure, à la mesure de son désir. Même si le vaste jeu de feintes et simulacres qui va se déployer risque de conduire à tout, sauf à un happy end...

Alain Dartevelle est l'auteur d'une dizaine de romans et d'une centaine de nouvelles où s'entrecroisent les imaginaires du fantastique, de l'érotisme et du polar. Avec le recueil TOY BOY, il suggère qu'en ce bas monde comme en soi-même, la fiction et le réel ont sans cesse partie liée.

mercredi 25 octobre 2017

"L'amour et puis rien" , Luc Dellisse nous donne le récit à rebours du sentiment amoureux

"L'amour et puis rien"

Luc Dellisse 
Editions "L'herbe qui tremble"
Collection "D'autre part" 
© Jean Jauniaux
Pour éviter de publier, de bonne foi, une image dont les droits seraient réservés, LIVRaisons n'utilisera plus les couvertures ou photographies d'auteurs pour illustrer la recension des livres. Que les éditeurs et les auteurs veuillent bien nous en excuser.


La quatrième de couverture sur le site de l'éditeur:

"Ce livre met en scène des rencontres, des nuits, des chambres, des morsures, des pleurs, des baisers, des corps nus, des appels, des taxis, des vitres, des escaliers, des beaux visages, des mensonges, des jouissances rapides, des parfums qui flottent longtemps, des regrets, des moments de douceur inattendue, des draps tordus comme des lianes, des mains serrées, des regards qui se détournent et qui se perdent. Toute la vie du héros tourne autour d’un point unique qui est l’amour. Toutes les femmes qui sont évoquées semblent atteintes de la même et funeste folie. Le plaisir n’est rien. L’espérance n’est rien. Le bonheur n’est rien. Ce n’est pas cela qu’ils cherchent, mais autre chose, qui les brûle même s’il n’existe pas. À la fois carnet amoureux, journal d’une guérison impossible, tableau de mœurs modernes, l’Amour et puis rien est aussi une enquête menée à l’envers pour remonter à la source des passions. C’est un roman qui raconte comment une vie consacrée à un but unique, poursuivi en dépit de tout, finit toujours par récolter quelques fruits d’or. Le narrateur ment : il prétend n’être qu’un amoureux. Il est probable qu’il n’est qu’un écrivain."


La bibliographie de Luc Dellisse figurant en fin de son dernier ouvrage confirme la difficulté,  à  classer l'écrivain dans une catégorie littéraire: la poésie, l'essai, le roman alternent depuis son "Baptême du feu" daté de la fin du millénaire dernier. Avec "L'amour et puis rien", Dellisse brouille davantage les pistes, comme s'il voulait définitivement nous décourager de le situer à un endroit donné de l'espace créateur ou  à un moment donné de la trajectoire dont il investit les étapes avec  une inventivité renouvelée à chaque titre . Sans doute,  l'auteur de "Sorties du temps" (Le Cormier, 2015) pourrait-il se définir par cette incessante interrogation dont il fait un mode de vivre autant qu'un mode de créer? Surgirait alors un semblant de cohérence dans le cheminement de celui qui est aussi "professeur de scénario": une telle "profession" ouvre la voie à une énigme vertigineuse, dont le romancier a écrit les méandres déjà dans un roman éponyme  et dans deux essais, "L'invention du scénario" et "L'atelier du scénariste", tous trois parus aux Impressions Nouvelles, respectivement en 2006 et 2009.
Cette constante interrogation va investiguer l'identité de l'auteur (et celle du lecteur)  à travers ce que l'invention littéraire nous permet d'en savoir. Poésie, roman, essai (en particulier sur l'écriture) s'inscriraient alors dans une circonférence où, à l'instar du noyau d'une cellule, s'enrichissent entre elles les inspirations. A la manière d'un kaléidoscope, ce que nous y voyons ne cesse de se modifier, tout en étant contenu, apprivoisé mais mobile, changeant, altérable.
Le dernier opus de Luc Dellisse ne contredit pas la tentative d'encerclement à laquelle nous nous livrons. Il est à la fois ce kaléidoscope et chaque grain de lumière colorée qui le compose, le mouvement de ceux-ci, le regard qui les traverse, la main qui les fait tourner, et le coeur qui bat d'enchantement, de surprise, de découverte. Fondé sur le paradoxe (supposé) entre vivre et dire la vie, l'amour et la poésie de l'amour, exister et écrire , Dellisse nous donne la clé existentielle de ce livre, mais aussi de son essence, sa source, le vivier dans lequel il a puisé l'énergie de ce voyage à rebours: "la littérature est un pari fou sur la réalité absente; l'amour est un projet très concret, une alchimie sans mystère." (p.61).
Il n'est pas ici le lieu de dévoiler les étapes de ce récit initiatique qui, comme si nous lisions un Manga à l'occidentale, se déroule à l'envers, à rebours. L'auteur nous en décourage d'ailleurs, nous indiquant d'emblée, comme si ce n'était pas une évidence pour toute son oeuvre, comme s'il voulait nous donner, à l'entrée d'un cinéma les lunettes permettant de voir les trois dimensions, avec, en plus, ici, la dimension poétique qui enveloppe les trois autres, qu'"il ne s'agit pas (...) d'un témoignage sur l'amour: dans ce domaine il n'y a que de faux témoins. C'est une tentative pour retrouver la poésie par un chemin intime, interdit."
N'est-ce pas là une définition universelle de la poésie, de la fiction littéraire et de l'essai philosophique: un affrontement incessant avec l'insaisissable complexité de l'humain? 
C'est en tout cas ce qui fait de Luc Dellisse cet écrivain qu'on ne devrait cesser de lire, à rebours ou non.
"L'herbe qui tremble" et "D'autre part" 
Un livre n'existe pas sans un éditeur. Dans le cas de ce livre, l'assertion est d'autant plus indispensable que la collection où il est paru est dirigée par un des écrivains les plus rares et les plus stylés qui soit: Thierry Horguelin. Homme attentif à chaque élément dont il veille à ce qu'il s'inscrive dans la cohérence et l'originalité de la collection "D'autre part", écrivain raffiné s'appliquant à lui-même la rigueur et l'exigence qu'il attend des auteurs qu'il publie, être discret mais jamais en retrait de l'essentiel. Nous lui devons de trop rares ouvrages, dont chacun mérite l'attention que l'on porte à la vraie littérature. Nous l'avons rencontré à plusieurs reprise, ainsi que Luc Dellisse, pour la webradio www.espace-livres.be où leurs interviews sonores sont toujours accessibles.

Jean Jauniaux, Bruxelles le 24 octobre 2017


Sur la webradio espace-livres

Interviews de Thierry Horguelin:

Interviews de Luc Dellisse