"Traité des gestes"
Charles Dantzig
Editions Grasset
Les mains ? Et les sourcils. Et les yeux. Et les pieds. Et la
bouche, avec le sourire. Toutes ces parties du corps accomplissent des gestes.
Les objets nouveaux, comme les tablettes numériques ou les cigarettes
électroniques, en font faire d’inédits, tandis que d’autres disparaissent, pour
parfois réapparaître. De quelle mystérieuse façon un poignet cassé sur la
hanche, geste des aristocrates du xviiie siècle, a-t-il resurgi chez un rocker de 1960 ? Le geste de
la main d’un bébé qui s’ouvre comme une étoile de mer ne serait-il pas un
souvenir des âges immémoriaux où nous étions algues ou poissons ?
Y a-t-il des gestes d’hommes, des gestes de
femmes ? Des gestes nationaux, des gestes universels ? Gestes de la
sexualité, gestes de la politique, gestes des comédiens, gestes imités de nos
morts aimés, les gestes ne sont pas l’ombre des mots ; ils peuvent être
une forme de création. Plus encore qu’un langage du sens, un rapport unique au
temps.
Voici un livre inattendu, lumineux et sensible,
riche de mille réflexions tirées de l’histoire, de la littérature, du cinéma,
de l’observation des présidents de république comme des femmes druzes
fabriquant de la pâte à pita. Que disent ces gestes que tout le monde fait et
que personne ne semble vraiment regarder ?
Il émane de Charles Dantzig écrivain, éditeur,
poète, essayiste, une forme de jubilation espiègle qui laisse dans son sillage
d’homme pressé mille bonnes raisons d’être impatient de le revoir et de le
relire. Sa bibliographie, en ouverture du dernier opus qu’il nous donne chez
Grasset, se partage en différentes « formes » : de romans, de
poèmes, d’essais et de traductions. Il me dira dans l’entretien qui nous réunit
rue des Saints-Pères à quelques pas du siège de Grasset & Fasquelle, que ce
choix de désigner sa production littéraire par le mot « formes » lui
permet de ne pas s’enfermer dans le genre et de conserver toute liberté de
transgresser ce qu’il pourrait y avoir de figé, de contraint, de contrit dans
les catégories littéraires. Ce n’est pas le moindre paradoxe chez cet auteur
fasciné par les listes les (apparentes) classifications , les répertoires, tels
que nous les avons découverts dans « Le dictionnaire égoïste de la
littérature française » (je suis loin d’être le seul à en avoir fait un
livre de référence, original, hors normes, feu d’artifice littéraire sur la
littérature…), « L’encyclopédie capricieuse du tout et du rien » et,
aujourd’hui, ce « Traité des gestes » dont l’exergue, signée Pascal,
nous annonce d’emblée l’inépuisable potentiel :
« Qu’on s’imagine un
corps plein de membres pensants ».
Parler de gestes évoque spontanément ceux que nous
faisons avec les mains, comme s’il n’y avait qu’à celles-ci qu’appartenait la
capacité gestuelle. Dantzig déploie au fil de 400 pages qui se lisent d’affilée
ou dans le désordre (comme j’aime à le faire, en annotant ce que je ne dois pas
oublier, et en me rendant compte que pas une des entrées de ce traité ne m’a
finalement échappé), près de 150 types de gestes que nous pourrions répertorier
au fil de la lecture par leur signification
(connivence, trompeurs, moquerie, entêtement), leur appartenance à un
art (chef d’orchestre, comédien, clown, chanteurs), leur créateur (femmes, hommes,
bébé), leur fonction (judiciaires, religieux, militaires), leur place dans
l’histoire (par époques, oubliés, retrouvés…). Mais bien vite, la tentative de
créer de nouvelles catégories dans le « Traité des gestes », par
souci de rendre compte de sa diversité, s’avère vaine et irréalisable :
chacun des chapitres ouvre des portes inattendues vers des observations, des
réflexions, des souvenirs, des commentaires formulés par Dantzig au gré du
clavier. Il donne (la fausse) impression d’emprunter par inadvertance (feinte)
des chemins de traverse. Ainsi développe-t-il au gré des gestes qu’il observe
ou analyse, le récit d’un homme sensible, attentif, inquiet et érudit. Comme
s’il voulait chaque fois surprendre le lecteur, à la manière d’un
prestidigitateur qui vous annonce une chose et la remplace instantanément par
dix autres qui la constituent et que vous n’aviez pas vues. Cette démarche
n’épargne pas l’acidité fulgurante de l’analyse de certains gestes, ceux des
cuistres, de la haine, de la bêtise, des fourbes…et aussi ce « geste le
plus minable que j’aie eu à connaître » que nous ne dirons pas ici et qui
est d’une fulgurance telle, à la fois réelle et métaphorique, qu’il résumerait
ce que le lecteur trouve dans ce « Traité des gestes » : une observation de la condition humaine à travers ce qui la
constitue et l’exprime, comme le définit Dantzig :
« Le geste est un
contact avec autrui qui se situe entre la violence et l’art ».
Ouvrez ce livre, entrez dans l’univers des
gestes, et, comme moi, vous le placerez, après une première lecture, dans le
rayonnage de bibliothèque où se trouvent déjà les livres que vous aimez ouvrir
pour vous souvenir d’un moment heureux de lecture, pour retrouver telle ou
telle formulation qui vous a séduit, enchanté, surpris…
Tiens, non loin, sur la
même étagère, se trouvent déjà « Le dictionnaire égoïste de la littérature
française » et « L’encyclopédie capricieuse du tout et
du rien »…
L'écouter à propos de son "Traité des gestes" achèvera de vous convaincre: un clic (geste nouveau...) et vous y serez...
Jean Jauniaux, Paris, le 26 octobre 2017
Nous avions rencontré Charles Dantzig à
différentes reprises.
Les entretiens qu’il nous avait accordés alors sont
toujours accessibles sur www.espace-livres.be
en cliquant sur les liens :
et nous avions enregistré une chronique de
Jacques De Decker à propos de