mercredi 26 juin 2019

L’univers varié et passionnant de la compositrice Kaija Saariaho



Il ne nous arrive pas souvent de pouvoir parler des compositrices, encore trop peu nombreuses et trop peu reconnues dans notre paysage musical, même si la situation tend à s’améliorer. Parmi celles qui ont acquis la reconnaissance internationale, Kaija Saariaho, née à Helsinki en 1952, est l’une des plus représentatives. Après des études dans sa ville natale, elle a suivi des cours à Darmstadt, a travaillé avec Brian Ferneyhough à Fribourg, avant l’IRCAM de Paris où elle s’est intéressée à la musique électronique. Son œuvre abondante, qui couvre plusieurs domaines, de la musique pour orchestre et de chambre à la musique vocale, le théâtre ou les multimédia, est de grande qualité. Elle a connu la vraie notoriété à partir de l’an 2000 lorsque son opéra L’Amour de loin a connu le succès à Salzbourg, puis sur bien d’autres scènes, dont celle de la Monnaie de Bruxelles.
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Trois nouvelles publications nous donnent l’occasion d’accéder à trois domaines de la création de Kaija Saariaho. Un premier CD réunit des partitions orchestrales récentes (Ondine ODE 1309-2), dont un fascinant Ciel d’hiver, qui fait partie des pièces inspirées à la créatrice par la voûte céleste et l’espace. Créée au Théâtre du Châtelet à Paris en 2014, d’une durée d’un peu moins de dix minutes, cette version est adaptée pour un orchestre plus restreint du mouvement médian du triptyque Orion composé en 2002. Elle utilise le piccolo, le violon solo, la clarinette, le hautbois puis une trompette bouchée avant de suivre un schéma plus vaste. L’atmosphère générale, hypnotisante, passe de la sérénité à l’inquiétude, pour aboutir à une sorte de temps immobile, peuplé de bruits et de fureurs contenues qui s’estompent peu à peu. Ligeti n’est pas loin. Cette pièce envoûtante est précédée d’une vaste composition en six parties pour baryton et orchestre, True Fire, qui date de 2014. Il s’agit d’une commande simultanée de plusieurs orchestres (Los Angeles, NDR, BBC et National de France) pour le baryton Gerald Finley, qui la créa en 2015 à Los Angeles, sous la baguette de Gustavo Dudamel. C’est en cours de composition seulement que Saariaho a choisi les textes de ce cycle, dans des genres différents, pour permettre à la voix de se développer selon sa texture. Les auteurs Raph Waldo Emerson, Seamus Heaney, Mahmoud Darwish, ainsi qu’une berceuse sur un poème des Amérindiens Tewa, ont été choisis en fonction d’un thème général : la nature face à la condition humaine. L’aspect poétique domine, de la méditation à l’invocation, de la sauvagerie à un univers de contes, de l’atmosphère sombre à la lumière. Gérald Finley s’investit dans ce cycle de mélodies à la musique à la fois mystérieuse et scintillante avec un réel sens des nuances, des changements de couleur et de respect pour les mots. Sa voix équilibrée semble enrober les textes, qu’il s’agisse de profonde intensité, de sombre austérité ou d’élans pleins de vie.
Le concerto pour harpe Trans, qui est aussi le fruit d’une commande multiple émanant du Japon, de Finlande, de Suisse, d’Allemagne et de France complète l’affiche. Sa création a eu lieu à Tokyo en 2016. Saariaho tient compte de la délicatesse de l’instrument dont elle utilise toutefois de multiples ressources, des glissandos aux sons créés par l’attaque des doigts, dans un dialogue subtil avec l’orchestre. Le créateur, Xavier de Maistre, en est le soliste. Hannu Lintu dirige avec précision l’Orchestre symphonique de la Radio finlandaise dans ces trois partitions, dont deux ont été enregistrées en studio en 2017. Pour True Fire, il s’agit d’un live de décembre 2017.

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Un deuxième CD, sous le même label Ondine (ODE 1294-2), est consacré à des morceaux pour violoncelle solo. Cet instrument est l’un des préférés de la compositrice. Dans ce domaine, elle fait preuve de beaucoup d’inventivité quant à la texture harmonique et aux techniques de jeu. On est face à quatre partitions insolites, qui s’étalent sur une vingtaine d’années : Petals (1988), Soins and Spells (1997), Sept papillons (2000) et Dreaming Chaconne (2010). Ces exercices de style tour à tour énergiques, aux rythmes affirmés ou à l’expression sensible ne sont pas exempts d’austérité, même lorsque la virtuosité s’en mêle. Les Sept Papillons ont été composés en partie pendant les répétitions de l’opéra L’Amour de loin à Salzbourg et se nourrissent de l’évocation de ce noble idéal. Ces petites miniatures en  écho à l’œuvre lyrique apparaissent comme de fugaces traits imaginaires autour de la beauté de la vie ; elles sont à la fois denses et fragiles. La moitié de ce CD propose d’autres pièces pour violoncelle solo, œuvres du compositeur et chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen, né en 1958, qui est un ami de Saariaho. Ici aussi, les recherches techniques sont nombreuses, la dextérité est de mise et l’impulsion mélodique est basée sur un dynamisme très chantant qui n’exclut pas la profondeur du propos. Trois partitions, la première, YTA III (Yta = surface en suédois) date de 1986, les deux autres de 2010 : knock, breathe, shine et Sarabande per un coyote. C’est l’Anglaise Wilhelmina Smith qui officie dans ce parcours à la fois intellectuel et engagé. Elle a étudié au Curtis Institute of Music de Philadelphie et a remporté en 1997 le Concours international Leonard Rose pour violoncelle. Son assurance technique se joue à merveille de toutes les difficultés proposées par les deux compositeurs. En milieu de programme, figure une Chaconne du compositeur baroque de Modène Giuseppe Colombi (1635-1694). Cette courte pièce sur laquelle trente-trois compositeurs, dont Saariaho et Salonen, ont été invités à écrire une variation, est considérée comme l’œuvre la plus ancienne destinée à un solo de violoncelle.

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Avec l’album CD/Blu Ray du label belge Cyprès (CYP2624), nous abordons la face multimédia de Kaija Saariaho, confrontée ici à des partitions du même ordre du Français Jean-Baptiste Barrière, né en 1958. Les deux artistes se sont rencontrés à l’IRCAM et ils travaillent souvent ensemble. Ils se partagent le contenu du CD et du Blu Ray. On peut, au choix, écouter sans support visuel ou regarder les images en se gavant du son. Pour Saariaho, c’est d’abord un Nocturne éthéré pour violon seul, écrit au moment de la mort de Lutoslawski, joué en suspension par Aliisa Neige Barrière. NoaNoa pour flûte et électronique est inspiré d’une gravure sur bois de Gauguin portant ce titre tahitien, qui signifie « odeur ». La troisième pièce de Saariaho rappelle encore une fois L’Amour de loin. Conçue pour voix et électronique, Lohn (« lointain » en langue d’oc) s’inspire de textes du troubadour Jaufré Rudel dont on sait que sa passion pour une princesse du Levant le conduisit jusqu’à une seule rencontre avec sa bien-aimée, au moment de sa mort. Cette partition, qui date de 1996 et a été dédiée à Dawn Upshaw, est une aventure sonore hors du commun. Très émouvante, la voix de Raphaële Kennedy sublimise les mots et donne au sentiment amoureux une dimension irréelle. Jean-Baptiste Barrière propose de son côté trois œuvres dans lesquelles les liens avec la peinture  et la littérature sont constants. Dans Crossing the Blind Forest pour flûte basse, piccolo et électronique, il s’inspire à la fois de la pièce Les Aveugles de Maeterlinck et de La Parabole des aveugles de Brueghel ; c’est « une quête à travers les sensations », dit Barrière dans le très intéressant livret. La pièce suivante, Violance pour violon, voix d’enfant et électronique (le « a » renvoie à la différance de Derrida), est fondée sur le Massacre des innocents. Brueghel et Maeterlinck se rejoignent encore, avec en toile de fond les échos d’une berceuse africaine. Tout est ici tension et douleur, c’est à la fois glaçant et d’une fine esthétique, la voix d’enfant apportant un poids tragique très prenant au texte de Maeterlinck adapté par Barrière. Dans la dernière composition, Ekstasis, Louise Michel et Simone Veil, deux femmes engagées, l’une dans la Commune, l’autre dans la Seconde guerre mondiale, sont au centre de cette pièce qui donne son titre général à l’ensemble du concept CD/Blu Ray. Conçue pour voix et électronique, elle met en valeur le texte Pensée dernière de Louise Michel et un poème de Simone Veil, La Porte. La lutte pour la vie, l’espérance et l’amour de l’humanité en sont les thèmes. Encore une fois, Raphaële Kennedy exalte les textes, creusant jusqu’à leurs racines et leur arrachant des accents déchirants. Nous avouons avoir été profondément touché par les six partitions conjointes de Saariaho et Barrière, car elles répondent bien à une autre citation en exergue du livret, un extrait de Neiges de Saint-John Perse : « Je sais qu’aux chutes des grands fleuves se nouent d’étranges alliances, entre le ciel et l’eau. » L’expérience est sonore et sensorielle, elle est aussi philosophique et visuelle puisque le Blu Ray qui est joint montre les six pièces du CD mises en images par Barrière. Cet objet multimedia a été élaboré au moment où se tenait à Paris une exposition de Zao Wou-Ki. Les grands formats de ce peintre passionné de musique sont, selon le livret, « peut-être un analogue, à la térébenthine et à l’huile de lin, du travail de Jean-Baptiste Barrière et Kaija Saariaho, au plus près de ce qui se passe entre composition, interprétation, musique, image, de ce qui connecte celui qui crée avec celui qui reçoit. » On notera aussi deux entretiens filmés au cours desquels les deux compositeurs s’expriment. On aimerait pouvoir disposer un jour de leur transcription écrite.
Le but de la collection « Avec » du label Cyprès tend à développer le dialogue entre les disciplines artistiques. On peut considérer que dans le cas d’Ekstasis, ce but a été atteint dans sa dimension la plus noble et la plus passionnante. D’autant plus que le livret, agrémenté de photographies, est exemplaire, nous restituant les textes dans leur intégralité. Voilà une découverte à ne pas rater !

Jean Lacroix     


La mort de la raison, un voyage musical du XVe au XVIIe siècle avec Giovanni Antonini


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Dans la foulée du splendide livre d’art/CD consacré à Léonard de Vinci que nous avons recensé récemment, le label Alpha semble avoir pris goût aux rapprochements entre les arts, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Dans un nouvel album au format habituel, des reproductions de peintures sont à nouveau mises en évidence. Holbein le Jeune, Bosch, Brueghel le Jeune, Le Caravage, Arcimboldo et quelques artistes moins connus du XVe au XVIIe siècle sont du nombre. Ils accompagnent un projet artistique intitulé La morte della ragione (« La mort de la raison »), qui réunit aussi la littérature et la musique. Des réflexions ou des extraits d’œuvres d’Aristote, Erasme, Shakespeare, Pétrarque, Ganassi, Vecchi, Bruno et quelques autres sont mis en miroir avec des textes signés Nietzsche, Gilles Deleuze et Félix Guattari ou Wilhelm Furtwängler. Tous ces morceaux choisis ont un lien direct ou indirect avec la conscience, la raison, la folie ou le monde du bizarre et apparaissent comme la volonté de l’auteur du concept de ce CD (Alpha 450) d’identifier le contenu du programme musical. C’est là que le bât blesse un peu, car si l’intention philosophique, morale ou esthétique est louable, on a du mal à voir la cohérence entre les citations qui semblent quelque peu contreplaquées, comme si elles servaient de prétexte à une aventure sonore qu’il faudrait justifier. Par ailleurs, le texte principal du livret, signé Giovanni Antonini, plutôt musicographique, n’éclaire pas vraiment le sujet ni les choix littéraires, même si le lecteur comprend que « la musique relève elle aussi de ce genre de folie [la privation de la raison], ne serait-ce qu’à cause du mystérieux pouvoir émotionnel qu’elle exerce au-delà de la raison. »
Après avoir indiqué que le programme s’ouvre par un prélude improvisé à la flûte à bec, Antonini fait référence à la deuxième pièce du CD, œuvre d’un anonyme du XVIe siècle, une pavane intitulée La morte della ragione, qui donne son titre à l’ensemble et fait, selon lui, « peut-être allusion au célèbre Eloge de la folie d’Erasme de Rotterdam ». Laissons de côté ces quelques remarques pour nous centrer sur le contenu de cette gravure réalisée en septembre 2017 en Pologne, au Forum National de la Musique de Wroclaw. Car ce contenu est des plus envoûtants. Disons-le d’emblée : nous avons la plus grande admiration pour le travail accompli depuis plus de trois décennies par Giovanni Antonini et Il Giardino Armonico au service de Bach, Haendel, Vivaldi, Mozart ou Haydn (pour ce dernier, le fameux « Projet 2032 » sur lequel nous nous pencherons bientôt). Les interprétations de cet ensemble sur instruments d’époque ont été couronnées par de nombreux prix.
Une fois de plus, nous sommes embarqués dans une magnifique aventure sonore. Afin d’illustrer le propos auquel nous avons fait allusion, Antonini rassemble près de trente pièces instrumentales à la configuration variée, écrites par des compositeurs comme Tye, Josquin Desprez, Agricola, Dunstable, Gabrieli, Gombert, Scheidt et quelques autres. Cet univers est ensorcelant, toute considération explicative oubliée, car il introduit l’auditeur dans des climats tour à tour expressifs, éthérés, joyeux, hypnotiques, héroïques (l’évocation de batailles), solennels, intimes, mystérieux ou populaires. On est plongé dans un passé qui devient le nôtre pendant plus de 70 minutes, car il souligne la complexité de l’être humain et « témoigne peut-être du fait qu’il n’y a pas de véritable opposition dans le dilemme classique entre la raison et le sentiment ». Une expérience esthétique qui ne laisse pas indifférent, en tout cas, et qui doit être considérée comme telle.   


Jean Lacroix






Porpora, ses cantates arcadiennes et son « duel » avec Haendel



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Le nom même de Nicola Antonio Porpora ressemble à un coup d’éclat du soleil. Cet immense compositeur ne retient l’attention que depuis quelques dizaines d’années seulement. Si vous consultez le Guide de la musique ancienne et baroque paru dans la collection « Bouquins » de l’éditeur Laffont en 1993, vous ne trouverez qu’un nombre limité de références discographiques. Pourtant, ce maître aujourd’hui mieux distribué et reconnu à sa juste dimension, notamment grâce à Cecilia Bartoli ou à Philippe Jaroussky, a été le professeur des célèbres castrats Farinelli et Caffarelli, du librettiste d’opéra et poète Métastase et aussi de Haydn en ce qui concerne la théorie musicale. 
Né en 1686 à Naples, où il décède en 1768, ce fils de libraire a écrit quatre dizaines d’opéras, des oratorios, des messes et des motets, des concertos et de la musique instrumentale. Nanti d’une solide réputation de professeur de chant, le pédagogue se partage entre sa ville natale et la cité des Doges, où il finit par s’installer en 1726 avant d’être engagé à Londres en 1733. Le parcours de cet infatigable voyageur le mènera encore à Dresde et à Vienne.
Deux nouvelles publications sont une occasion rêvée pour entrer plus avant dans l’univers de ce magicien de la voix. Le label Glossa (GCD 923513) propose un album de deux CD consacré à douze cantates sur des poèmes de Métastase, publiées à Londres en 1735, sous le titre Nuovamente composte opre di musica vocale (Cantates opus 1) et dédiées à l’héritier du trône, le prince de Galles, qui aimait tâter du clavecin et du violoncelle. Porpora avait répondu deux ans auparavant à l’invitation qui lui avait été lancée de créer en terre anglaise une compagnie théâtrale qui pourrait concurrencer celle de Haendel. Ces pièces vocales italiennes sur des thèmes arcadiens sont destinées par moitié à la voix de soprano et à celle d’alto pour les six autres. Considérées comme un modèle dans le contexte de la cantate de chambre italienne, elles connurent un succès considérable dû à leur sensibilité mélodique, à l’impression générale de fraîcheur naturelle et à la délicatesse joyeuse qui s’en dégage. Leur audition est un vrai bonheur d’écoute, ce qui nous permet de nous étonner lorsque la notice du livret nous conseille « de ne pas essayer d’écouter l’enregistrement entier d’une seule « gorgée ». Une approche lente serait préférable, […] ». Nous avons fait l’expérience à trois reprises : le charme, le raffinement, la finesse sont à ce point présents que l’intérêt ne faiblit pas. Il faut dire que les interprètes n’y sont pas pour rien. Deux sopranos (Francesca Cassinari et Emanuela Galli) et deux altos (Giuseppina Bridelli et Marina De Liso) se partagent les cantates ; l’ensemble Stile Galante dirigé par Stefano Aresi, avec le violoncelle d’Agnieszka  Oszanca ou le clavecin d’Andrea Friggi en tant que basses continues, se révèle être une équipe soudée et heureuse de se produire. On peut s’en persuader par le biais de quelques photographies en couleurs qui montrent les interprètes en été dans un cadre champêtre. L’enregistrement a eu lieu à Roccabianca, dans la région de Parme, en Emilie-Romagne, en octobre 2016 et août 2017. Nous partageons pleinement le plaisir distillé par ces images. Stefano Aresi précise dans la notice que quelques ornements vocaux auxquels avaient recours les chanteurs contemporains de Porpora, mais que l’on néglige aujourd’hui, ont été introduits. Ils n’en donnent que plus de saveur à ces bijoux esthétiques.

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Nous retrouvons la cantatrice Giuseppina Bridelli dans un étincelant CD Arcana (A461) intitulé « Duel » qui montre en couverture une escrimeuse en action. C’est quelque peu trompeur, car il ne faut pas s’attendre à un combat qui aurait abouti sur le pré entre Porpora et Haendel, dont la rivalité artistique est ici le seul sujet. Au contraire, les deux compositeurs éprouvaient de l’admiration l’un pour l’autre. Mais une « guerre des goûts » eut lieu entre chanteurs, modèles esthétiques et mécènes des milieux aisés lorsque Porpora s’est installé à Londres, où la troupe de Haendel occupait alors le haut du pavé. Les deux musiciens se trouvèrent ensemble en terre anglaise de 1733 à 1737. Passons sur les détails politico-socio-économiques qui ont conduit Porpora à être sollicité par ceux qui estimaient que les partitions du continent étaient plus en phase avec la modernité de l’époque que celles de Haendel. En tout cas, Porpora débarqua avec armes et bagages à la tête de l’Opera of Nobility, emmenant avec lui Farinelli, entre autres vedettes. Il y eut quand même des disputes allant jusqu’à des combats à mort entre spectateurs et des cabales pendant ces années de vie parallèle, mais ce que visaient les compositeurs, c’était d’abord de faire jouer leurs œuvres. La très intéressante notice, à lire avant audition, précise bien que « ce conflit ne se joua pas entre eux deux, mais entre eux et le public ». Porpora finira par rejoindre le continent après la faillite de sa compagnie.
La gravure Arcana, enregistrée en juin 2018 à Lyon au Temple Lanterne, illustre cette rivalité avec un programme très extraverti, dans lequel Le Concert de l’Hostel Dieu dirigé par Franck-Emmanuel Comte brille de mille feux. C’est un festival d’airs en alternance ou de moments orchestraux tirés des opéras Alcina, Ariodante, Tolomeo ou Catone in Utica de Haendel face à des œuvres lyriques de Porpora : Arianna in Naxo, David e Bersabea, Polifemo, Calcante e Achille ou Mitridate. Guiseppina Bridelli, qui a été récompensée à plusieurs reprises dans des concours internationaux, nous fascine par la virtuosité d’une voix qui se joue des difficultés avec une aisance de tous les instants. Son agilité technique nous entraîne dans un monde de sensations colorées et d’émotions sensibles qui sont en parfaite corrélation avec le but poursuivi par les deux compositeurs rivaux : l’intensité des séquences et l’impact sur le public. Tous les amateurs de merveilles sonores seront séduits.

Jean Lacroix 



Si j’ai aimé, un délicieux récital de mélodies françaises avec orchestre par Sandrine Piau


« Si la vie m’a porté vers des contrées souvent baroques, mes premières émotions musicales ont été nourries de la musique française des XIXe et XXe siècles dont les couleurs orchestrales ravissaient la harpiste que je rêvais de devenir. […] », déclare la soprano Sandrine Piau dans un commentaire du livret qui accompagne ce remarquable CD Alpha (445) consacré à des mélodies avec orchestre dont le projet global est bien défini par le texte explicatif du même livret : « Education sentimentale », signé par Hélène Cao. Le titre Si j’ai aimé est emprunté à un poème de Henri de Régnier, mis en musique par Théodore Dubois (1837-1924), poème dont nous reproduisons un extrait :

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[…]
Si j’ai aimé de grand amour,
Triste ou joyeux,
Ce sont tes yeux !
Si j’ai aimé de grand amour,
Ce fut ta bouche grave et douce,
Si j’ai aimé de grand amour,
Ce furent ta chair tiède et tes mains fraîches,
Et c’est ton ombre que je cherche.
[…]

Ce programme comprend quatorze mélodies, entrecoupées par quatre pièces orchestrales sans voix, qui consistent en deux transcriptions de partitions pour piano (Valse très lente de Massenet et Chanson d’autrefois de Pierné), en un extrait de la profonde Symphonie gothique de Godard ainsi qu’en l’élégiaque Aux étoiles de Duparc. Conçu avec un goût certain, destiné à exalter ou à mettre en évidence des sentiments amoureux agréables ou douloureux comme le souvenir, le désir, la séduction, la tendresse ou la solitude, ce récital envoûtant est le fruit d’une collaboration. Les recherches du très actif Palazzetto Bru Zane ont permis, après un travail en bibliothèques, d’exhumer de très nombreuses mélodies négligées qui honorent des musiciens et des écrivains célèbres ou en voie de réhabilitation. Le résultat est une pure merveille, non seulement parce que les œuvres choisies sont de grande qualité, mais aussi en raison de l’investissement de Sandrine Piau, dont la voix aux subtiles inflexions s’adapte à chaque poème et à chaque phrase musicale avec délicatesse, raffinement, charme et élégance.
La notice rappelle que dans la seconde moitié du XIXe siècle, la mélodie française passe du salon privé au concert et que l’orchestre remplace le piano. Les compositeurs prennent conscience de la nécessité de faire appel à des textes d’auteurs de valeur. Dès 1843, Berlioz orchestre ses Nuits d’été, dont la Villanelle  et Au cimetière de Théophile Gautier nous sont ici proposés. La Société nationale de musique donnera ensuite à la mélodie avec orchestre le cadre nécessaire à son émancipation.
Que découvre-t-on dans ce récital ? Des mélodies de Saint-Saëns (Extase et L’Enlèvement de Victor Hugo, Aimons-nous  de Théodore de Banville), Charles Bordes (Promenade matinale de Verlaine), Théodore Dubois (Promenade à l’étang d’Albert Samain et Si j’ai parlé… Si j’ai aimé de Henri de Régnier, déjà évoqué) ou Louis Vierne (les Beaux papillons blancs de Gautier). Mais aussi de petites perles littéraires dénichées par de zélés chercheurs et magnifiées par la musique : Saint-Saëns frôle les Papillons de Renée de Léché, Massenet côtoie un ténébreux Le Poète et le fantôme, Alexandre Guilmant s’affronte à Ce que dit le silence de Charles Barthélemy et Dubois s’extasie Sous le saule de Louis de Courmont.
L’atmosphère générale de ce récital, d’un bel équilibre, dans une atmosphère générale qui associe les élans et les confidences, les saveurs comme les pudeurs, procure un réel bonheur d’écoute, d’autant plus que la partie orchestrale a été confiée au remarquable Concert de la Loge, qui joue sur instruments d’époque et est dirigé par Julien Chauvin. Cet ensemble s’est déjà illustré dans des productions lyriques et a entamé depuis 2016 une intégrale remarquée des symphonies de Haydn pour un autre label.
La complicité avec Sandrine Piau est totale, on passe de l’émerveillement à l’enchantement, de la légèreté à la gravité, de la joie à la tristesse avec, pour le mélomane, le sentiment de vivre l’une ou l’autre étape de sa propre aventure intérieure. Le récital s’achève par l’orchestration par Berlioz de la mélodie de Jean-Paul Egide Martini sur un poème de Jean-Pierre Claris de Florian. Cette partition date des années 1780 et tout le monde a chantonné au moins une fois dans sa vie les deux premiers vers : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment/Chagrin d’amour dure toute la vie. » Ceci nous comble, car c’est à la fois le résumé d’un programme dont nous saluons la magie, mais aussi le reflet de ce que chacun de nous peut connaître. Dans notre existence, qu’y a-t-il de plus exaltant et de plus fort qu’un plaisir d’amour ? Le présent CD en est un, et par définition, il ne peut que durer, puisque la technique moderne nous permet d’y revenir à volonté par le biais de la musique.

Jean Lacroix